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CHAPITRE V

Table des matières

OU BEN BRACE ME RACONTE SON HISTOIRE.

Ces sentiments, je me gardais bien de les formuler; la protection de Ben Brace n’aurait pas empêché mes compagnons de m’écharper, si je leur avais manifesté le dégoût qu’ils m’inspiraient. Mais il faut croire que ma physionomie trahissait ma pensée, car il ne se passait guère de jours sans que les gens de la Pandore m’accablassent de railleries et d’injures au sujet de mes scrupules.

Je résolus de me confier à Ben Brace, en évitant de le froisser, de lui laisser croire que je l’enveloppais dans le mépris commun. Je lui avais entendu dire une fois qu’il était fatigué de l’existence qu’il menait, qu’elle lui avait été imposée par les rigueurs du sort, et je reconnaissais journellement en lui une telle supériorité morale sur ses tristes camarades, que je n’hésitai pas lui demander conseil sur ce que je devais faire.

Ben Brace allait volontiers s’asseoir, à la fin du jour, pour fumer sa pipe, sur l’étroite et solitaire plate-forme du beaupré, à l’avant du navire. C’est là qu’un soir je le suivis, comme je l’avais fait quelquefois déjà.

— Ben, je voudrais te parler, lui dis-je en le tutoyant comme il est d’usage entre matelots.

— Qu’y a-t-il, mon garçon?

— Qu’est-ce que c’est que notre vaisseau?

— Ce n’est pas un vaisseau, c’est une barque.

— Oui, mais quelle espèce de barque?

— Une belle barque bien équipée et gréée, avec voilure complète.

— Je le sais; mais de quelle espèce est cette barque?

— D’une excellente espèce. C’est un fin voilier, comme on n’en trouverait guère en mer...

— Non, ce n’est pas cela que je voudrais savoir, Ben.

— Et que voudrais-tu donc savoir?... Du diable si je te comprends!

— Ben, réponds franchement: la Pandore est-elle une barque marchande?

— Oh! oh! voilà donc où tu voulais en venir? Cela dépend, mon enfant, du sens que tu attaches au mot «marchandises» ; on en voit de plusieurs espèces...

— Et de quelle espèce est la cargaison de la Pandore?

demandai-je en portant ma main sur son bras et en le regardant dans les yeux d’un air de prière.

Après un moment d’hésitation, sentant l’impossibilité de se dérober, il répondit:

— Des nègres, c’est inutile de te le cacher... La Pandore n’est pas une barque marchande, non, c’est un véritable négrier.

— Oh! Ben, lui dis-je d’un ton suppliant, n’est-ce pas là quelque chose d’horrible?

— Pauvre enfant, tu n’étais pas né pour une pareille existence; tu me fais de la peine. La première fois que tu as posé le pied ici, je voulais te mettre sur tes gardes, et je l’aurais fait si le vieux requin ne t’avait engagé avant que j’eusse eu le temps de t’approcher; il avait besoin d’un mousse, autant toi qu’un autre. La seconde fois que tu es venu, j’étais couché. Bref, te voilà des nôtres; non, petit Will, tu n’es pas ici à ta place.

— Et toi, Ben?

— Assez, mon garçon, assez!... Mais pourquoi t’en voudrais-je? cette idée-là devait te venir. Mais va, je ne suis peut-être pas aussi mauvais que tu le crois.

— Je ne te crois pas mauvais, Ben, au contraire; c’est pourquoi je te dis tout cela. Je te trouve très différent des autres...

— Tu as peut-être raison, peut-être tort. Oui, il fut un temps où j’étais comme toi, Will, où je n’avais rien de commun avec ces forbans; mais, vois-tu, il y a par le monde des monstres qui ont fait de moi le mauvais homme que je suis...

Il s’arrêta et poussa un profond soupir; une expression d’indicible amertume assombrit son Visage, comme au souvenir de quelque révoltante infamie.

— Non, Ben, lui dis-je, ils t’ont rendu malheureux, mais non pas mauvais.

— Merci, petit Will, répondit mon ami; tu es bon de me parler ainsi, bien bon, mon enfant; tu réveilles dans mon cœur quelque chose des sentiments d’autrefois... Je veux te dire tout; écoute bien, tu comprendras...

Une larme, la première qui eût, depuis bien longtemps, mouillé les yeux de Ben, trembla au bord de ses cils, tandis que sa face basanée exprimait une affection nuancée de tristesse. Je me disposai à l’écouter attentivement. Il reprit:

— Mon histoire ne sera pas longue. Je n’ai pas toujours été ce que je suis. J’ai longtemps figuré sur les rôles de l’équipage d’un vaisseau de guerre; et nul, je peux bien le dire, ne connaissait et ne remplissait ses devoirs mieux que moi. Mais cela n’a rien empêché. Un jour, à Spithead, où la flotte se trouvait, j’en vins à interpeller le contremaître, à propos de ma fiancée qu’il regardait de trop près. La colère me prit, je le menaçai... Une simple menace... Regarde, enfant, le résultat.

Et Ben, ayant retiré sa vareuse et relevé sa chemise jusqu’aux épaules, me montra un dos sillonné de profondes cicatrices, marques indélébiles des plaies que lui avait faites le «chat à neuf queues» .

— Tu sais maintenant à la suite de quelles circonstances je me trouve sur la Pandore, reprit Ben Brace. Je désertai, je voulus m’engager dans la marine marchande; mais je portais sur moi la marque de Caïn, tôt ou tard elle se découvrirait et je n’avais plus qu’à partir. Ici, vois-tu, je ne fais point tache. Plus d’un, parmi mes compagnons, a le dos raviné comme le mien.

Ben se tut. Je me sentais moi-même trop ému pour proférer un mot. Pendant quelques minutes, le silence régna entre nous.

— Ben, lui dis-je enfin en abordant la question que j’avais le plus à cœur, la vie que l’on mène sur la Pandore est quelque chose d’abominable: tu n’as certainement pas le désir de continuer une pareille existence?

Il détourna la tête sans répondre. Je poursuivis:

— Moi, je ne la supporterai pas. Je suis absolument décidé à me sauver à la première occasion favorable: tu m’aideras, n’est-ce pas?

— Enfant, nous partirons ensemble, répondit-il.

— Oh! quel bonheur!

— Oui! j’en ai assez de cette vie-là, continua-t-il. Ce n’est pas la première fois que l’idée de quitter la Pandore m’est venue. Ce voyage-ci est le dernier que je ferai. Depuis quelque temps déjà je pensais à m’enfuir et à t’emmener avec moi.

— Que je me sens heureux, Ben!... Mais quand partirons-nous?

— Je l’ignore, petit Will. Il ne faut pas songera nous sauver sur la côte d’Afrique, car nous n’échapperions pas aux noirs. Mais en arrivant en Amérique, j’espère bien que nous réussirons à quitter le navire. Compte sur moi, mon garçon, nous trouverons bien là le moyen de filer.

— Que de jours encore à souffrir!

— N’aie pas peur, tu ne souffriras pas; j’y veillerai. Seulement, évite soigneusement de laisser voir que telle ou telle chose te déplaît. Et surtout, ne dis pas un mot de noire conversation à qui que ce soit, entends-tu?

— Je te le promets, dis-je à Ben.

Et comme en ce moment on l’appelait pour être de quart, nous descendîmes ensemble sur le pont. Depuis que j’avais posé le pied sur la Pandore, c’était la première fois que j’avais le cœur à l’aise.

Parti en mer : récit d'un mousse

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