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II

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Dans cette boutique sombre donnant sur cette rue étroite, auprès de ce comptoir et de ces balances, au milieu de ces vieilles tapisseries, cette jeune fille apparaissait comme une vision de l’Orient.

Le tissu lisse et serré de la peau, les tons dorés et chauds du visage, la courbe de l’arcade sourcilière nette comme l’arête d’une voûte, la frange des cils, le bleu des yeux si profond qu’il paraissait noir, le nez fin, mince, à narines un peu retroussées sur les bords, la bouche rouge et fraîche, la masse des cheveux noirs relevés et tordus, tout en elle indiquait son origine. Elle venait de ce berceau du genre humain qui est la patrie de la beauté, l’Asie, et elle en rapportait cette fascination du regard qui semble faite de la flamme du soleil et de la lumière du ciel.

En face d’elle, Gondio représentait au contraire la race des Barbares sortis des brouillards du Nord, habitués à vivre dans les bois et sur les montagnes. Ce grand soldat piémontais aux larges épaules, aux jambes arquées, des poils roux aux phalanges, une toison d’écureuil sur la tête, les yeux d’un bleu vert sous d’épais sourcils, avec sa cuirasse de buffle, sa dague, sa rapière, respirait la débauche et la rixe. Mais il se présentait avec l’éclat du nom, du courage, des aventures. Un charme de’jeunesse voilait sa brutalité.

Noémi avait reçu l’éducation des filles de sa race. Elle avait grandi dans ce palais transformé en magasin comme elle eût grandi dans un cloître, n’ayant de relations qu’avec les employés et les serviteurs de son père, isolée du reste du monde. Par intervalles, un coreligionnaire en voyage franchissait le seuil de la famille: «Que la paix soit avec vous!» disait-il. «Avec vous la paix! répondait le vieux Moïse; soyez le bienvenu.» Et le voyageur prenait place pour un soir à la table et au foyer. C’est ainsi que Nathan était arrivé de la Pologne, il y quelques mois. Mais lui n’était pas reparti. Il devait demeurer à Gênes pour apprendre le commerce. Moïse projetait d’unir à sa fille ce fils d’un ami dont il avait reçu autrefois l’hospitalité. Depuis son enfance, le jeune homme considérait Noémi comme sa fiancée. Elle, dont le frère était aux Indes, avait accueilli avec plaisir un compagnon jeune, dont la présence remplirait le vide laissé par le départ du premier. Mais ce sentiment ne dépassait pas la sympathie.

Passionnée, Noémi avait d’abord dépensé sa passion dans des rêves. L’imagination est surtout faite de mémoire. Une image de la Bible, un nom d’arbre, de fleuve ou de parfum, l’emportaient au delà du réel. Elle passait la mer, se promenait en reine au milieu des splendeurs de la Judée. Tantôt, prosternée devant les tables de cèdre revêtues de lames d’or du Temple, elle s’absorbait dans une extase pieuse. Tantôt elle assistait à une fête royale et voyait le roi Salomon assis sur un trône d’ivoire à six degrés d’or, sur chaque marche duquel é’tait un lion d’airain. Ou bien, dans une nuit bleue, elle contemplait, comme Ruth, Booz endormi parmi les gerbes, au pied d’une colline couverte de lis et d’asphodèles.

Mais le rêve, si beau qu’il fùt, ne pouvait la satisfaire. Ce qu’il fallait à sa nature, c’était l’action avec l’intensité des douleurs et des joies, c’était la vie.

Persécutés dans tous les Etats de l’Europe, les Juifs n’avaient alors ni patrie ni cité. Obligés de se tenir sur un pied perpétuel de défense et de s’allier entre eux pour résister à leurs ennemis, les plus puissants par la richesse, de même que les plus pauvres, devaient se considérer comme des exilés qu’un ordre imprévu et subit peut du jour au lendemain condamner à plier leur tente et à se remettre en route. Et, de même que les proscrits de l’antiquité partaient en tenant leurs enfants par la main et en emportant leurs dieux lares, de même les Juifs, sans cesse menacés, ne gardaient de la patrie que ces deux éléments: la religion et la famille. Leurs relations avec le dehors n’étaient que des relations d’affaires. Ils vivaient entre eux, se mariaient entre eux, conservaient intactes leur foi, leurs mœurs, leurs coutumes–et leur haine. Ils avaient grandi sous l’écrasement de la loi étrangère, et, sans espoir de changer cette loi, résignés par l’instinct de la conservation et par l’habitude, ne pouvant ni posséder le sol qu’on n’emporte pas avec soi lorsqu’on est banni, ni exercer un métier (aucune corporation ne les eùt admis parmi ses membres), ils faisaient le commerce et la banque, mettant toute leur ambition à s’enrichir, toute leur joie dans ce double égoïsme de l’homme qui possède pour lui et qui thésaurise pour ses enfants.

Ce rôle borné de la richesse chez ceux de sa race révoltait Noémi. Eh quoi! tenir dans ses mains l’argent, avec lequel les autres peuvent tout, et ne rien pouvoir, soi! se sentir écarté et mis à part par un dédain universel! avoir pour père un homme dont un ordre mettait en mouvement des centaines d’autres hommes, des caravanes et des vaisseaux, et voir ce père coiffé du bonnet jaune baisser la tète sous le rire d’un matelot ou d’un soldat! se voir elle-même la plus riche héritière de Gênes, et l’une des plus riches héritières du monde, avec sa beauté et ses parures de reine, méprisée par une servante chrétienne! Quand ces pensées lui venaient, et elles lui venaient sans cesse, Noémi, au lieu de baisser la tète, la relevait. Ses grands yeux prenaient un éclat farouche. «Oh! si l’un des premiers de cette race qui se croit supérieure à la nôtre pouvait me trouver belle, s’il pouvait m’aimer, comme je jouirais d’aviver son amour, de l’exalter jusqu’à la frénésie! Et, quand il serait là à mes pieds, ce chrétien, avec quelle ivresse de vengeance je le repousserais et je le chasserais loin de moi!»

Quand elle sortait par hasard, son regard perçait le voile qui cachait son visage avec une inexprimable ardeur de curiosité. Elle s’informait sans cesse, avide à l’excès d’apprendre et de savoir ce qui se passait dans ces mondes confinant au sien et dont elle était séparée par la double barrière des lois et des mœurs. Quelques jours auparavant, elle avait su ainsi d’une de ses femmes l’arrivée du baron de Gondio à Gènes et les détails de la vie qu’il y menait, ses querelles, ses orgies, ses promenades nocturnes à la tète d’une bande de sacripants. Les hommes tremblaient devant lui, les femmes lui trouvaient un air vainqueur. Il était la terreur et la passion de la ville. Une fois, de sa fenêtre, elle l’avait vu passer au milieu des éclats de rire et du bruit de ferraille de ses compagnons, la mine insolente, l’air d’un maître. Il avait levé la tète, et son regard s’était croisé avec celui de Noémi.

S’il revenait aujourd’hui, c’était donc pour elle. Et elle attendait qu’il lui adressât la parole, oubliant qu’elle était juive pour ne plus avoir que la conscience féminine de son attrait.

Lui, d’abord, avait été surpris. Puis il avait admiré. Puis, devant le calme de la jeune fille, il s’était senti intimidé. Mais bientôt il avait repris sa confiance ordinaire, et, d’autant plus brutal qu’il avait été moins prompt à oser, il avait mis ses yeux de soldat barbare dans lès yeux de la juive. Son visage alors exprimait le désir. Il avait fait un pas, et ce mouvement disait sa pensée mieux que tous les mots n’auraient pu la rendre: «Je prends ce qui me plaît.» Elle, immobile et tranquille, lui répondait par son attitude: «Je me donne, on ne me prend pas.» Ils demeurèrent un instant ainsi, comme deux adversaires qui mesurent leurs forces. Ensuite une même sensation les envahit. Lui: «Elle est la plus belle!» Et elle: «Il est le plus fort!» Chacun voulait vaincre, mais tous deux pressentaient maintenant qu’il y aurait de la volupté dans le combat. L’éclat des yeux de Gondio brùlait Noémi. Les joues de la jeune fille s’empourpraient. Il se dégageait de ces deux êtres des effluves de jeunesse et de passion. Leurs lèvres remuaient sans parler; un petit tremblement agitait leurs mains.

Gondio passa la main sur son front et fit un nouveau pas vers elle. Elle devint pâle. Il étendit les bras.

–Oh! balbutia-t-il, que vous êtes belle!

La voix du père se fit entendre. Noémi, dans un mouvement brusque, se jeta en arrière.

Le juif en entrant ne vit pas d’abord sa fille.

–Je n’ai pu réunir que douze cents ducats, dit-il à Gondio en déposant un sac sur le comptoir. Faites-moi votre billet.

Il lui tendit un papier, sur lequel le jeune homme apposa machinalement sa signature.

–Et maintenant, seigneur, je fais des vœux pour votre succès.

–Merci!

Moïse s’attendait à des récriminations, à des exigences, à des injures. Il suivit le regard de Gondio, et il aperçut sa fille.

–Rentre! lui dit-il brusquement.

Noémi obéit, mais, après avoir soulevé la tapisserie qui masquait la porte, elle se retourna du côté de Gondio.

Le père surprit ce mouvement. Son visage prit une expression méchante jusqu’à la cruauté.

–Adieu, seigneur! dit-il au gentilhomme.

–Pourquoi adieu? Je ne pars pas encore.

–Vous ne partez pas! Mais vous m’aviez dit?...

Gondio chercha une minute la réponse qu’il devait faire.

–Je vous ai dit que j’avais besoin de deux mille écus. Pour partir, il me faut compléter la somme.

–Ce soir, dit le juif après un silence, je verrai mes frères, et peut-être pourrai-je demain vous prêter ce qui vous manque. J’ai confiance, ajouta-t-il, dans votre parole et votre courage.

–Il faut aussi que je m’occupe d’un navire pour transporter ma compagnie.

Moïse réfléchit encore. Il hésitait.

–J’ai, dit-il, un navire qui n’attend que mes ordres pour lever l’ancre.

Il parlait avec effort.

–Si vous le désirez, moyennant un prix convenable, ce navire transportera votre compagnie. Vous pourrez partir demain.

Gondio éclata de rire.

–Qui donc disait que les cheveux des jeunes gens de Gènes auraient le temps de blanchir avant qu’ils aient pu t’arracher un écu? Moïse, j’aurai raison de cette calomnie. Je raconterai ce que tu as fait pour moi, et, si quelqu’un doutait de ma parole, je te l’enverrais afin que tu l’écrases de ta générosité. A demain, c’est convenu.

Et, prenant le sac dans sa large main, le Piémontais sortit en riant toujours.

Le juif le suivit d’un regard de haine. Puis, serrant sa houppelande sur ses flancs, il sortit de ses magasins, se dirigeant vers le port.

Le soir, après le repas en famille, auquel assistait Nathan, Moïse prit Noémi à part.

–Que te disait ce chrétien, ma fille?

–Rien, mon père.

–S’il ne te parlait pas, il te regardait du moins. Je l’ai trouvé les yeux fixés sur toi.

–Je ne sais.

–Rappelle-toi; Noémi, que Dieu châtie sévèrement le mensonge et qu’il retire sa main de ceux qui désobéissent à sa loi.

–Mon père, je n’ai rien à vous dire.

–Mon enfant, tu ne voudrais pas attrister les derniers jours de ton vieux père! Si ta mère vivait encore, que lui répondrais-tu?

–Je lui ferais la même réponse.

–Bien. Va te reposer, mon enfant.

Noémi

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