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III

Table des matières

Les fenêtres entre colonnes de la halle ouvraient sur une terrasse de chaque côté de laquelle s’élevaient des constructions légères. Noémi habitait un de ces pavillons. Lorsque tout le monde fut endormi, elle se mit à la fenêtre, regardant tour à tour les feux sur la mer et les étoiles dans le ciel. L’exaltation s’était apaisée en elle avec la chute du jour. Elle se sentait faible; elle avait envie de pleurer. Elle demeura longtemps ainsi. Un bruit la tira de sa rêverie. Elle regarda au-dessous d’elle, et elle reconnut une ombre sur la terrasse.

–Lui!

D’abord, elle fut saisie de terreur.

–Mon père et Nathan le tueraient sans pitié!

Puis l’admiration succéda à la crainte.

–Pour se rapprocher de moi, il a risqué sa vie.

Gondio se tenait debout sous la fenêtre, la tête levée vers elle.

–Partez, dit-elle.

–Non.

–Partez, je vous en conjure!

–Non.

Elle parut chercher. Tout à coup, détachant l’écharpe de soie qui couvrait ses épaules, elle la laissa doucement glisserde ses mains. Lui, en la recevant, la porta à ses lèvres.

–Mais partez!

–A demain, dit-il.

Elle le vit franchir le mur de la terrasse, puis elle entendit son pas résonner sur le pavé et se perdre dans l’éloignement.

–Il m’aime!

C’était le triomphe qu’elle avait rêvé. Pourtant elle ne triomphait pas. Le chrétieu qu’elle devait chasser était venu, et maintenant elle désirait qu’il revînt encore. Pourquoi ce changement? Que se passait-il donc en elle?

Le lendemain, Gondio trouva chez Moïse un marin dont la barrette portait un double filet d’argent.

–Seigneur, lui dit le juif, voici le capitaine de la Nina qui vient prendre vos ordres de départ.

–Bon! Demain. Rien ne presse.

Rien ne pressait, en effet. Un jour, il manquait des armes à Gondio; un autre jour, il lui manquait des hommes; un troisième jour, il lui manquait encore de l’argent; et, un quatrième, il attendait un message de son général, Campo-Basso. Moïse, avec des restrictions, des lamentations, des plaintes, mais sans hésiter, lui fournissait les armes, l’aidait à trouver les hommes, lui prêtait l’argent.

–Jamais juif pareil n’a existé! disait Gondio.

Il continuait à mener, pendant le jour, l’existence tapageuse qui remplissait d’effroi les commères et les bourgeois de Gènes.

Mais, le soir venu, il quittait ses compagnons, qu’il ne retrouvait que bien avant dans la nuit. Où allait-il? Son lieutenant voulut le savoir; et, lorsqu’il le sut, tous les joueurs et tous les brelandiers de la ville le surent également.

Un jour, Moïse reçut la visite d’un de ses frères qui venait lui apprendre ce que lui seul peut-être ignorait. Noémi, sa pure Noémi, sa fille, donnait chaque soir rendez-vous sous sa fenêtre à ce soldat piémontais, à cet aventurier, à ce Gondio!

A l’heure où Noémi ouvrait sa fenêtre, elle vit entrer son père.

–Mon enfant, dit-il, je viens te parler d’avenir. J’ai reçu aujourd’hui des nouvelles de ton frère. Dans quelques mois, il sera de retour. Il me succédera dans mon commerce et ma banque. Nous, nous partirons pour l’Orient. Avant d’aller retrouver nos patriarches dans le repos, je veux revoir la terre qui fut le berceau de notre race, et boire dans le creux de ma mainl’eau de nos fontaines. Nathan nous suivra. Là-bas, il fera le commerce des pierres précieuses et des parfums. Le vœu de son père et le mien est qu’avant de partir tu sois sa fiancée.

–Sa fiancée!

–Nathan te déplaît-il?

–Non. Je l’aime comme j’aime mon frère, je ne l’aime pas comme un époux.

–Un autre te plaît?

–Non.

–Sans cela tu respecterais l’autorité de ton père et tu te soumettrais à sa volonté. J’ai choisi Nathan entre tous; il est digne de toi. Lorsqu’une fille obéit à son père, la main de Dieu s’étend sur elle et sa postérité.

Noémi baissa la tête.

–Je ne puis vous obéir, dit-elle encore faiblement.

–Alors, c’est que tu en aimes un autre, ce soldat, ce débauché, ce joueur qui n’a pour fortune que son épée! On m’avait dit la vérité. Ma fille aime un chrétien! J’ai perdu ma fille!

Il se voila le front de ses mains.

–Mon père! cria Noémi.

Et, tombant à genoux:

–Mon père, je vous respecte, je vous vénère, je donnerais ma vie pour épargner un chagrin à votre vieillesse. Mais si je l’aime, ce n’est pas ma faute. Ayez pitié de moi!

–Ainsi, c’était vrai?

–Oui. Et je serai à lui, ou je ne serai à personne.

–Noémi!

–Sans lui je mourrai, ou, si la mort était trop lente à venir, je ferai comme la fille de votre ami Nephtali, qui s’est vouée à soigner les pestiférés et les lépreux.

–Toi, mourir! toi t’enfermer dans une léproserie! toi, ma fille! Ce misérable a donc jeté un charme sur toi! Tu crois à son amour? Mais il n’est pas une fille à Gènes à laquelle il n’ait tenu les mêmes propos; et tu l’écoutés, toi, la plus belle, la plus chaste! Malheur! malheur sur notre maison!

–Mon père, cessez de gémir. Tant que vous vivrez, je resterai auprès de vous. Mais ne me parlez ni de mariage ni de joie. Si je ne puis être sa femme, je ne serai celle d’aucun autre.

Elle avait dit ce qu’elle avait à dire. Résolue, elle attendit la réponse de son père.

Elle l’attendit en vain. Moïse, la tête dans ses mains, s’efforçait de penser, de raisonner, d’inventer quelque chose. Sa fille était tout pour lui, il l’idolâtrait, et il ne voulait ni qu’elle mourût ni qu’elle souffrît.

Cette nuit-là, la fenêtre ne s’ouvrit pas; et, quand le soleil se leva radieux sur le golfe, la lumière du jour trouva le père et la fille en face l’un de l’autre, pareils à deux figures de pierre.

Lorsqu’il entendit les premiers bruits de ses magasins, le vieillard se leva lourdement, et, après s’être baigné la tête, il alla reprendre sa place au comptoir surmonté de balances.

Gondio vint à l’heure habituelle. Dès que Moïse l’aperçut, il se leva pour courir à lui.

–Ah! c’est vous! Venez! Venez!

Moise souleva la tapisserie et précéda le capitaine à travers la halle jusqu’aux fenêtres d’où l’on apercevait la mer.

–Que Votre Seigneurie, dit-il, me permette une question.

–Parle, vieux Moïse.

–Etes-vous ambitieux?

–Aimes-tu l’or?

–Si vous êtes ambitieux, nous pourrons nous entendre. Que désirez-vous à cette heure? Quelques poignées d’or, le commandement d’une compagnie, le gain d’une bataille pour un maître étranger qu’il vous est indifférent de servir et dont les Etats tiennent moins de place sur la carte que mon doigt n’en couvre sur cette mappemonde.

Gondio regardait Moïse curieusement.

–Voici ce que je vous offre, moi. Au lieu d’un sac d’or, des trésors, ceux de mes frères et les miens; au lieu d’une compagnie, une armée; au lieu d’un vaisseau, une flotte; au lieu d’un petit Etat misérable à défendre, l’Orient à conquérir. Vous êtes jeune, brave, hardi; partez. Débarquez en Asie, allez jusqu’en Perse comme Alexandre, jusqu’aux Indes comme Bacchus. Refaites l’empire de Darius, et devenez un des maîtres du monde!

Le bras tendu du marchand montrait au capitaine la forêt de mâts du port, et au delà la mer.

–En échange des richesses, des soldats, des vaisseaux, des provinces que je mets à la portée de votre désir, je ne vous demande qu’une chose. Ma fille vous aime, vous la ferez asseoir auprès de vous sur le trône que je vous aurai donné.

–Ah! ah! dit Gondio. Où le vieux Moïse veut-il donc en venir? me demandais-je. Je confesse que je n’avais pas deviné. Tu m’avais ébloui. Maintenant tu m’amuses. Juif, donne des ordres pour que tes serviteurs transportent à bord de la Nina les armes et les harnais que tu m’as vendus. Je partirai demain.

–Vous ne répondez pas? dit Moïse.

–J’ai répondu.

–Ma fille?

–Eh bien! ta fille est belle comme tu es riche. Mais dans tes magasins, plus grands que la ville de Gènes, entassas-tu toutes les richesses contenues dans les entrailles de la terre, ta fille réunît-elle toutes les beautés éparses sur sa surface, un gentilhomme n’épouse pas une juive! Mes ancêtres soulèveraient la pierre de leurs tombeaux!...

–Ma fille, tu l’as entendu!... s’écria Moïse.

Il s’arrêta.

Frappée à la fois dans son amour et dans son orgueil, Noémi se tenait foudroyée derrière eux.

Gondio voulut aller à elle, mais le père se plaça devant sa fille en jetant des cris.

Les employés accoururent. Gondio passa au milieu d’eux, la main sur la garde de son épée.

Lorsqu’il eut disparu:

–Mon père, dit Noémi, je vous le jure, je ne serai jamais à cet homme, dussé-je en mourir!

Ses yeux se fermèrent, et elle s’affaissa comme un cadavre sur les dalles.

Noémi

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