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II

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Table des matières

Etienne de Gondie était attendu à Boulogne. Quand le fiacre s’arrêta à la porte d’une maison cachée dans les arbres, la lanterne du vestibule éclairait le demi-sommeil d’un domestique la tète renversée sur le dossier d’un fauteuil. Au premier étage, dansle cercle de lumière d’une lampe, une jeune femme penchée en avant lisait un livre posé sur une petite table en ébène. Un corps de bibliothèque en ébène avec filets d’or, surmonté de bustes et de statuettes en bronze, garnissait un des côtés de la pièce. De beaux tableaux modernes, un Corot, un Daubigny, un Jules Dupré, deux Delacroix, occupaient la paroi opposée. Les livres, magnifiquement reliés, portaient des noms de philosophes et d’historiens. Le volume ouvert était l’ Histoire générale des langues sémitiques, de Renan. De temps en temps, la jeune femme interrompait sa lecture pour prendre une note sur un cahier. Tout à l’heure, elle avait accompagné jusqu’au bout de l’allée verte qui conduisait de sa maison à la Seine un sénateur, un académicien, le fils d’un ministre, le directeur d’un grand journal et deux artistes arrivés, qui avaient dîné et passé la soirée chez elle, et, lorsqu’en la quittant le fils du ministre lui avait baisé la main en y laissant tomber une larme, elle avait complétement oublié que dix ans auparavant son défunt mari, cordonnier à Châlon-sur-Saône, lui donnait des coups de tire-pied après dîner.

«–Quoi de nouveau?–Rien, sinon que je monte et que tu descends.»

Elle montant, lui descendant, elle avait rencontré Gondio à moitié chemin.

Les marches d’en bas restaient dans l’ombre. Lasse d’être battue, elle était venue à Paris, où viennent les artistes les plus habiles dans leur art, les ouvriers les plus habiles dans leur métier, et les jolies femmes auxquelles la famille pèse. Elle lisait déjà à Chàlon. Seulement ce n’était pas l’Histoire des langues sémitiques, mais des romans, dont elle était toujours l’héroïne en imagination. A devenir cette héroïne en réalité, elle alla aussi loin que peut aller une provinciale ayant horreur de la faim et du froid. La curiosité des dignitaires qu’elle réunissait à sa table n’avait pas dépassé le soir où, vêtue d’une robe d’emprunt, elle avait intéressé à Mabille le banquier Valleroy achevant de fêter le grand prix de Paris, après le dîner du Jockey. Valleroy aimait les «découvertes». Il alloua cinq cents francs par mois à sa nouvelle maîtresse, lui meubla mesquinement un appartement de douze cents francs à un deuxième étage, et, la voyant en extase devant lui, se risqua à demander si elle désirait autre chose. «Oui, des maîtres,» répondit-elle. Alors ce fut le tour du vieux Parisien d’être fier d’elle. Il lui présenta ses amis. Au hasard de cette rencontre, il suffit de joindre la persistance d’une volonté de femme pour s’expliquer au bout de quelques années la fortune d’Emma des Orthies.

De taille moyenne, souple, les cheveux châtain clair, les yeux gris adoucis par l’ombre des paupières, le teint blanc et pâle, le visage correct légèrement aplati, de jolies dents petites et serrées, une main de malade longue, exquise, le réseau des veines bleuissant le poignet, Emma manquait d’éclat; elle ne séduisait pas à première vue, mais elle arrivait infailliblement à séduire.

L’expérience lui avait enseigné le secret de plaire. Elle savait écouter en donnant à son visage l’expression juste d’attention pendant une démonstration, d’intimité pendant une confidence, d’attendrissement ou de gaieté selon que son interlocuteur était triste ou joyeux. «Je sors de moi pour être à vous.’» La plus délicate des flatteries. Les mots charme et intimité venaient naturellement en pensant à elle. Elle n’allait ni aux premières, ni aux courses, ni au Bois, ou du moins elle y allait rarement. Mais on la trouvait toujours l’été dans sa maisonnette de Boulogne, l’hiver dans son petit hôtel de la rue de Berlin, et, si elle n’était pas seule, ses visiteurs étaient de ceux avec lesquels on aime à se rencontrer.

Elle avait conquis sa position sans scrupules, mais sans scandale. Qu’elle prit un mari, le hasard l’ayant rendue veuve, et quelques vieilles femmes la recevraient. Si elle était riche, du moins elle n’attachait pas à la richesse plus d’importance qu’il ne faut. Sa dernière liaison attestait son désintéressement. Gondio était tout à fait ruiné lorsqu’elle l’avait connu. «Mauvaise connaissance», lui disaient paternellement ses amis. Elle répondait: «Je l’aime.» L’aimait-elle? La vérité est que les manières du jeune homme lui plaisaient et qu’elle trouvait de la douceur à voir sa tête sur son oreiller. Jusqu’à lui, toute au besoin, puis à l’ambition, au désir de s’instruire, de s’enrichir, de monter, elle n’avait jamais remarqué si les hommes de son intimité étaient vieux ou jeunes, laids ou beaux. Il lui suffisait qu’ils fussent millionnaires pour son budget, ou supérieurs pour son orgueil. Gondie, le premier, avait remué la femme en elle.

Elle éprouvait aussi un contentement à dominer par la tendresse ce jeune homme qui, réduit aux abois, restait insolent et fort. Elle le regardait froidement descendre en paraissant s’intéresser profondément à lui. Mais si la quasi-mondaine qu’elle était devenue jugeait sévèrement le gentilhomme en débandade, la fille qu’elle avait été ne laissait pas que d’admirer involontairement la poigne de ce gars robuste et hardi.

Lorsqu’elle entendit le fiacre, elle quitta le livre où elle venait de prendre les éléments de sa conversation du lendemain avec un membre de l’Institut, et elle courut à la rencontre de son amant avec la sincérité d’empressement d’une jeune mariée qui craint que la lune de miel n’éclaire un accident de voiture chaque fois que son mari est sorti.

Gondie montait l’escalier d’un pas pesant. Elle se pendit à son cou.

–J’étais inquiète. D’où viens-tu si tard? Du cercle? Nous t’avons attendu une heure pour dîner. Tu as perdu? Veux-tu souper? Il y a je ne sais combien de temps que je suis seule. Je n’ai pas mangé à dîner, maintenant j’ai faim.

Elle n’attendit pas la réponse.

–Joseph, cria-t-elle sur l’escalier, mettez deux couverts dans ma chambre. Marthe nous servira.

Gondie, en l’entendant, sembla se réveiller.

Il la prit dans ses bras, de travers, et la baisa sur les cheveux.

–A la bonne heure, dit-elle. Viens.

Quand ils furent seuls dans la chambre, de chaque côté de la table, elle le regarda longuement. Le sourire de tout à l’heure s’était effacé. Le jeune homme remplissait et vidait machinalement son verre, les yeux fixés sur la nappe. Elle donna, un petit coup sur la table sans qu’il l’entendît. Alors elle l’appela:

–Etienne!

Il leva la tête.

–Regarde-moi. Tes yeux dans les miens. Est-ce que tu n’es plus fort?

–Au contraire. Mais il y a des moments de détente. Je suis las.

–Ce soir? Pas pour tout de bon?

–Non, dit-il avec un sourire vague. J’ai dormi dans ce fiacre. Il faut que je me secoue.

Il fit quelques pas.

–Pauvre chéri!

–Viens, dit-il en se jetant sur une causeuse et en l’attirant vers lui. Causons.

Elle allait se poser câlinement contre son épaule la tête dans son cou:

–Non, pas comme cela, dit-il en la repoussant doucement. Tiens-toi droite en face de moi, comme tout à l’heure. Seulement tu me donneras tes mains.

Il y eut un instant de silence. Gondie semblait embarrassé.

–Au fait, je ne sais pas pourquoi je cherche. Ce matin, j’ai vendu mon mobilier. Avec une partie du prix, j’ai payé mon valet de chambre, mon concierge et ma blanchisseuse. Ensuite je suis allé au cercle et j’ai perdu le reste. Cette fois, c’est fini. Je suis dans la rue.

Elle lui serra doucement les mains.

–Tu as toujours fait semblant d’ignorer ma position. Cependant tu la connaissais, comme tout notre monde. Tu ne m’interrogeais pas, tu n’avais pas d’étonnements; c’est une délicatesse dont je te remercie. Tu m’as’donné précisément ce qu’il me fallait: le coin où je trouvais quelques heures de repos dans la vie impossible que je mène depuis deux ans. Je te dis tout. Ma bourse de jeu est vide depuis longtemps. Il y a eu des jours où je n’avais que dix francs, cent sous. J’allais dans les tripots. Il y en a un qui s’appelle Le Singe. En sortant de là, je venais ici, j’y rencontrais des gens de mon monde. Ta préférence me faisait le premier. Je n’oublierai jamais cela. Mais je ne me dissimule rien. Ceux qui me donnent la main par habitude, par indifférence, ou par peur, au fond ne m’estiment plus. Or, il en est de la considération pour l’homme comme de la toilette pour la femme. Impossible de s’en passer. Je suis perdu. Mon dernier atout, c’est que je m’en rends compte, ce qui me permet de prendre un parti.

–Bien, dit Emma attendrie. C’est bien ce que tu dis là!

–Il ne me reste qu’à disparaître. Toute la journée j’ai tourné et retourné cette idée. Mes réflexions manquaient de gaieté. Après avoir passé en revue toutes les professions obscures qui peuvent donner du pain à celui qui en manque, j’ai reconnu que je n’étais bon pour aucune. Me faire soldat? Nous n’avons pas laguerre, et autant vaudrait me faire sauter tout de suite la cervelle que de crever d’ennui dans une garnison. Mais le mot guerre m’avait ouvert un horizon. Où fait-on la guerre? Je me suis rappelé une manière d’Espagnol que j’avais rencontré dans un tripot, et qui prétendait être chargé d’achats de fusils pour les insurgés de Cuba. Il paraît que, les Espagnols ayant chassé leur reine, cela a donné aux Cubains l’idée de chasser les Espagnols. Bon! me suis-je dit, voilà mon affaire. Le pays du tabac, des cigares et du café, un pays admirable où les huîtres s’accrochent aux arbres au lieu de s’accrocher aux rochers et où cent vingt-neuf espèces d’oiseaux se disputent le privilége de vous charmer par leurs chan ts (il va sans dire que je parlais avec l’encyclopédie du Cercle sous les yeux), ce pays-là doit être libre, et j’ai résolu de partir pour la Havane comme Lafayette pour les Etats-Unis. J’abolirai l’esclavage avec ivresse, n’ayant pas d’esclaves, et peut-être les esclaves des autres me proclameront-ils président de la République ou roi. Au grade d’ambassadeur, je reviendrai.

Il essaya de rire.

–Eh bien! non, je ne ris pas. J’aime Paris, je l’aime plus que jamais, je l’adore, et j’ai le cœur déchiré de partir. Mais je pars, ajouta-t-il en se levant.

Il vit les yeux d’Emma levés vers lui et mouillés de larmes.

–: Et moi? dit-elle.

–Toi? Je reviendrai. De quoi s’agit-il en somme? D’un voyage. Ce n’est qu’une séparation.

–Tu ne m’aimes plus!

Il parut embarrassé, ne répondit pas d’abord.

–Tu ne m’aimes plus! Si tu m’aimais, tu aurais trouvé un mot, un cri, un geste, quelque chose enfin!

–Eh bien! non, dit-il, je ne t’aime pas assez pour me faire expéditionnaire à Paris, afin de rester près de toi, ou pour te proposer de partir ensemble. Mais je t’aime.

–Oui, oui.

Elle se montra héroïque, prit son mouchoir, enfonça ses larmes, puis elle se leva à son tour, alla ouvrir un petit meuble et revint.

–Etienne, dit-elle, en l’obligeant de se rasseoir et en se tenant debout devant lui, je te comprends, j’approuve ta résolution, et je te remercie de ta franchise. Ce que tu éprouves pour moi, c’est de la tendresse, de l’amitié avec des sens si tu veux; je faisais partie de ta vie, je n’étais pas ta vie tout entière; j’allais avec le reste. Eh bien! soit. Puisque je ne puis être la compagne qu’on ne quitte pas, permets-moi du moins d’être le camarade et l’ami. Ecoute, mon vieil Etienne, moi aussi j’ai ma bourse de jeu; je tripote quelquefois, rarement; enfin, j’ai la, dans cettepetite bourse en filet, cent mille francs en obligations qui me servent de couverture chez mon agent. Précisément parce que tu es tout àfait décavé, je crois à ta chance. Associons-nous. Je ne t’aurais pas dit cela il y a une demi-heure. Mais puisque je ne suis plus que ton amie!...

Elle tendait la bourse en souriant.

Gondie lui donna un grand baiser.

–Si j’ai besoin de cinq cents francs le jour de mon départ, je te promets de te les demander.

Et, désignant la bourse:

–Veux-tu bien cacher ça! ajouta-t-il en souriant aussi, très-ému.

–J’ai autre chose à te demander, dit-elle. Oh! une seule chose, bien petite, et que tu n’as pas le droit de me refuser.

–Parle.

–C’est de ne partir que dans huit jours.

–Accordé, dit-il. Et sans mérite, car j’y avais pensé. En vendant mes meubles, je me les suis réservés pour une semaine. Je ne veux pas agir à la légère. Il faut que je revoie mon acheteur de fusils, que je me renseigne sur Cuba. J’ai l’intention aussi d’aller trouver Brünner et de lui demander passage à bord d’un de ses bateaux. Ainsi, c’est entendu. Emma, voici le jour.

Il alla jusqu’à la porte pour appeler Marthe, revint sur ses pas:

–Merci, Emma!

Mais il s’arrêta dans son élan vers elle:

–Je n’oublierai jamais ce qui s’est passé entre nous cette nuit.

Noémi

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