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MON ONCLE ET SON REQUIN

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S’IL EST VRAI QUE LA PLUPART DE NOS méditations et de nos songes se rapportent au futur, qui n’est à personne, ou au passé, qui n’est plus à nous, et c’est dire, en quelque manière, que nous ne faisons pas beaucoup de cas du présent, qui est pourtant le seul instant que nous puissions rêver de tenir entre nos doigts, mais, et je crois qu’on l’a déjà dit, et non point en un seul langage:

Le moment où je parle est déjà loin de moi,

maxime cadencée que nous voudrions faire suivre de ces douze syllabes non moins fameuses:

Le chagrin monte en croupe et galope avec lui,

car ce serait un songe heureux que chaque heure, qui nous a pu causer quelque peine, sût emporter, sur son cheval, le souvenir, comme la cause de notre mélancolie, il ne faut pas trop longuement nous étonner que, par cet automne pluvieux et dont la fraîcheur déjà plus vive et mouillée nous incite à penser que nous ne reverrons pas le printemps, sans que, selon je ne sais quelle vieille et sidérale coutume, nous ayons traversé les steppes neigeuses de l’hiver, il convient, voulais-je dire, et j’avoue, en chemin, que cette phrase est un peu longue, de ne nous montrer point surpris que nous prenions quelque plaisir et très vif à songer aux belles journées qui ne sont plus, aux étés magnifiques, ainsi qu’aux jours de notre enfance, où il nous semblait que toutes choses ne fussent disposées que pour notre bonheur, dans un monde qui était une telle féerie qu’il nous paraissait tout simple et tout naturel, tant il était conforme à nos secrètes pensées. Cet univers, où nos jours n’étaient que sourires, c’était nous-mêmes qui le construisions et il est vrai que notre oncle nous y aidait délicieusement.

Je n’ai pas oublié qu’au bout de la prairie des vacances, il y avait un petit étang où nous avions rêvé de naviguer et de harponner quelques baleines. Des baleines!... Mais les plus belles sont en nous, et quand on a six ans, on pêche la baleine dans une rigole, comme, les jours de pluie, on chasse le tigre dans les corridors.

Mais l’on avait à peine défait nos malles que l’oncle Philippe nous prit par la main, nous fit signe de demeurer silencieux et, mes cousins et moi, nous mena sur le bord de l’étang où, du doigt, il nous montra, au bout d’un pieu qui sortait de l’eau, un écrit eau de bois où était peint ce mot mémorable qu’il nous fit épeler:

REQUIN

–Il faut, nous dit-il, toujours prévenir le prochain du danger qui le peut menacer. Sur certaines grilles, on lit: CHIEN DANGEREUX. Il est, peut-être, des baleines en cet étang, quoique j’en doute, mais un requin y vit et qui me ruine, tant il faut que je mette de sel dans son eau pour qu’il ne regrette point trop sa mer natale où le cruel se nourrissait de Sirènes épouvantées. N’approchez pas trop de cette onde, car le monstre a le museau prompt et long.

Où est le temps heureux du requin de mon oncle, et je lui devais bien de vous parler de lui! Du haut d’un petit arbre, nous le guettions, et quand la nuit tombait, à cette heure où l’esprit est extrêmement lucide, pour ce que les yeux ne distinguent plus très bien les choses, nous le voyions parfois glisser confusément dans l’eau, sous la lune incertaine. Vous me direz qu’il vivait seulement en nous, comme faisaient les tigres et les baleines de notre enfance, mais il était pourtant si redoutable qu’il a su nous garder de tomber dans l’étang.

Le poème des griffons

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