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LE CHEMIN DE L'ÉCONOMIE

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Table des matières

Pendant un siècle, notre pensée s'était servie de la méthode historique; aujourd'hui, cette méthode est en voie de dégénérescence et devient nuisible, surtout dans ses applications aux institutions.

Les productions de la nature se transforment, tout en maintenant leur sens et leur but ou en ne leur faisant subir que des modifications lentes; les institutions, au contraire, tout en conservant leur nom et leurs attributs essentiels, changent de contenu, voire de raison d'être: une créature nouvelle s'installe dans la vieille coquille.

On peut, par abréviation, appeler ce phénomène substitution de la raison d'être.

Cette substitution tient à ce que le nombre de formes que peut revêtir une institution est limité, que par paresse et par économie l'esprit se sert volontiers de formules déjà existantes et que la continuité du progrès dans le temps ne permet de reconnaître que difficilement le moment où s'imposent le choix d'une nouvelle notion, ou d'un nouveau nom, l'élimination d'organismes morts et l'introduction de nouvelles manières de voir.

La méthode historique n'en reste pas moins dans tous les cas attrayante et stimulante, parce qu'elle permet d'expliquer certaines qualifications, de démontrer l'évolution de genres littéraires, de mettre en lumière des mouvements et changements fonctionnels; mais elle aboutit à des erreurs dangereuses, lorsqu'elle entreprend d'expliquer l'organisme actuel, vivant et agissant, et de tracer d'avance son développement ultérieur. Il peut être intéressant de savoir qu'il existe une relation entre le pontificat et la construction de ponts, mais il serait dangereux de tirer de l'art de l'ingénieur des conclusions relatives aux institutions ecclésiastiques; il est très instructif de savoir que la comédie de salon française se rattache par un développement ininterrompu aux Dionysies attiques, mais on ne saurait recommander à un entrepreneur de spectacles de se laisser guider dans le choix de ses pièces par des considérations archéologiques.

On raille la conception contractuelle de l'État, qui avait été formulée par les Français du xviiie siècle, et on lui oppose des déductions tirées de la préhistoire; et, cependant, la nature d'un organisme qui repose sur un équilibre de forces comporte plus de rapports contractuels que de fonctions totémiques ou patriarcales, et les transformations que subit un pareil organisme s'effectuent sous des formes qui se rapprochent beaucoup de celles qu'affectent les modifications de rapports contractuels. Nulle part la substitution de la raison d'être n'est aussi manifeste que dans la nature de l'État; d'où la vanité des efforts tendant à trouver une définition historiquement compréhensive de cet organisme. Sous une apparente immutabilité et sans changer de nom, celui-ci se renouvelle à chaque génération et ne peut être envisagé au point de vue de la continuité que sous sa forme métaphysique, en tant que manifestation volontaire de l'esprit collectif: conception qui reste en dehors du temps et sans aucune influence possible sur un développement ultérieur.

De la fausse application du point de vue historique découle la fausse appréciation du «fait historique», comme étant valeur absolue, et de la tradition, comme étant une force positive. La valeur du fait historique consiste dans son caractère historiquement passager et provisoire; né à titre de nouveauté révolutionnaire, il disparaît, dès qu'il devient désuet et qu'il se trouve dépassé par d'autres faits; il ne réussit à se maintenir qu'aussi longtemps et que dans la mesure où il est capable de rendre service et où il s'accorde avec les autres faits. La valeur de la tradition réside en ce qu'elle ralentit le mouvement qui, grâce à elle, gagne ainsi en stabilité; le nom moins emphatique de moment d'inertie définit très bien cette force purement négative qui, malgré sa grande importance pratique, ne peut jamais avoir la valeur d'une objection théorique. Elle avait possédé jadis cette valeur à l'égard de convictions religieuses et philosophiques, et elle y prétend encore aujourd'hui à l'égard de conceptions sociales et politiques. Mais tout en lui refusant cette valeur théorique, nous devons reconnaître qu'elle possède en plus de sa valeur pratique, en tant que facteur de ralentissement, une valeur esthétique, qui s'exprime en formules, costumes, cérémonies et fêtes et communique couleur, allure et caractère à la vie de tous les jours qui se souvient volontiers, et avec un orgueil justifié, de ses origines plus nobles. Mais pour les nations pleines de vitalité, la tradition doit rester ce qu'elle est: un simple spectacle, et non l'essence même de leur vie. C'est pour nous une solennité charmante que de voir le roi de Prusse se présenter sous l'aspect de l'électeur de Brandebourg; mais il serait dangereux de conclure, sous l'impression de cette cérémonie, que la province actuelle de Brandebourg a le droit de prétendre à des privilèges politiques au préjudice de la Silésie ou des pays rhénans.

Ces remarques préliminaires étaient nécessaires pour faire comprendre notre méthode de travail et expliquer ce que nous entendons par «substitution de la raison d'être».

L'existence de l'ancien féodalisme était justifiée pratiquement par l'habitude de porter les armes, par la supériorité humaine, par l'organisation et le droit d'occupation des conquérants du pays; elle était justifiée téléogiquement par l'aptitude à l'administration et à la protection, qui reposait sur des propriétés héréditaires. Cette hérédité, à son tour, était créée par l'éducation, dont le but principal consistait à apprendre le maniement des armes et à entretenir l'esprit guerrier, par la culture de propriétés corporelles et mentales adaptées à cet esprit, par la consécration religieuse de ces propriétés, par l'élimination de tout mélange de sang, par le maintien des classes inférieures dans un état de sujétion et de tranquillité forcées.

L'augmentation de la population, l'intensité croissante de l'économie ont empêché la couche sociale supérieure de s'étendre dans les mêmes proportions que la couche inférieure. Les fils cadets ne pouvant être suffisamment dotés entraient dans les rangs de l'Église ou émigraient, des propriétés se morcelèrent, d'autres fusionnèrent ensemble, des domaines ecclésiastiques et territoriaux se formèrent, la bourgeoisie des villes fit son apparition, et la couche supérieure, immobile au milieu de toutes ces transformations, ne fut plus bientôt en état de recouvrir la couche inférieure. Au dernier moment, lorsque la charge de porter les armes fut également étendue à celle-ci, l'organisation féodale avait perdu son dernier droit à l'existence.

Une nouvelle classe sociale était venue s'insérer dans le corps de la nation; ce fut la classe, elle aussi héréditaire, de ceux qui possèdent.

Les propriétés nobiliaires et ecclésiastiques, les colonies, les monopoles, l'exploitation de mines et l'usure furent autant de sources d'accumulation de capitaux; la mécanisation des métiers, de la technique, des moyens de transports, de la pensée et de la recherche avait transformé la vie, et le mouvement général du monde s'était orienté dans la direction de la fructification du capital. La puissance héréditaire du capital fut une conséquence de l'hérédité de l'état social, du sol et des biens mobiliers; comme sa légitimité n'était pas mise en doute, personne n'éprouvait le besoin de lui fournir des raisons théoriques.

On aurait pu, à la rigueur, lui trouver au début une certaine justification interne: le capital se présentait principalement sous la forme de l'entreprise. Or l'entreprise survit aux générations et exige une série ininterrompue de guides et directeurs compétents, série qui ne pouvait être assurée que par l'hérédité et qui était un phénomène courant dans l'économie rurale. Pour former ces guides et directeurs, l'instruction et l'éducation dispensées par la communauté étaient particulièrement insuffisantes; la maison du propriétaire était un centre où l'on pouvait recevoir une éducation intellectuelle de beaucoup supérieure à celle de la communauté et reposant sur une base expérimentale infiniment plus large. Il y avait là une garantie pour la centralisation des moyens qui ne pouvaient être efficaces qu'à la faveur de leur accumulation entre les mêmes mains.

Trois circonstances auraient pu porter atteinte au caractère héréditaire de la puissance capitaliste: l'école populaire, par le nivellement de l'instruction; la création de l'association de capitaux qui devait rendre l'entreprise impersonnelle et l'affranchir de la nécessité d'une direction héréditaire; l'émancipation politico-militaire, par la diffusion de l'aptitude à administrer et par l'élargissement de l'horizon intellectuel.

Si ces trois circonstances n'ont pas produit l'effet qu'on aurait pu en attendre, cela tient à l'accroissement incroyablement rapide de la puissance du capital, qui, grâce à son alliance avec les puissances territoriales et féodales encore existantes, à la multiplication des relations et des intérêts, à l'éducation et au genre de vie, grâce à l'influence exercée par la presse et grâce aussi au fait qu'elle était devenue politiquement indispensable, s'était cristallisée en une classe bien délimitée qui défendait collectivement son droit contre les attaques qu'elle croyait dictées, non par la raison, mais par des intérêts opposés.

La formation de cette nouvelle couche a eu pour effet, non la destruction et la disparition des couches anciennes, mais, au contraire, leur consolidation. Voici en effet ce qui s'était passé: la nouvelle couche de possédants qui venait, non du dehors, mais d'en bas, était incapable de se créer une vie personnelle; elle fut obligée d'emprunter la forme de sa nouvelle vie à ses prédécesseurs, dont elle devint ainsi la débitrice et la subordonnée. En outre, les dynasties continuaient à réserver toutes leurs sympathies à la couche féodale qui leur était familière depuis plus longtemps, possédait une expérience administrative et militaire, restait attachée au sol et immuable, s'en remettait volontiers à la couronne quant aux conditions de sa vie matérielle et semblait ainsi offrir un appui plus sûr aux exigences monarchiques immédiates. En troisième lieu, enfin, chacune des couches dominantes avait ses convenances: la noblesse riche possédait un double avantage qu'elle faisait intentionnellement valoir au profit de sa caste, plutôt qu'au profit de sa classe.

C'est ainsi que la société européenne représente comme une image brisée résultant de la double réfraction de deux axes. La couche féodale, toujours essentielle, s'affirme à la faveur de la couche capitaliste, plus apparente, les deux restent héréditaires et s'accordent en ce qu'elles provoquent, par réaction, un état de souffrance qui, du côté capitaliste, devient le sort inéluctable des masses.

Si nous avons reconnu, par une sévère anticipation, que ce sort est incompatible avec les exigences de la vie spirituelle, il devient pour nous évident que l'organisation future, malgré sa possible différenciation et hiérarchisation, ne pourra plus être fondée sur la perpétuité héréditaire.

Quelle que soit sa loi fondamentale et directrice, elle ne pourra plus reposer sur la contrainte et la violence; elle aura pour base morale l'accord entre la volonté collective et la volonté individuelle et devra laisser une place assez large à la détermination autonome, à la responsabilité et au développement spirituel.

C'est ainsi que la renaissance que nous rêvons ne nous apparaît plus seulement sous l'aspect de l'affranchissement d'une seule classe sociale déterminée; nous concevons plutôt cette renaissance comme une moralisation de l'organisation sociale et économique, sous la loi de la responsabilité personnelle.

Nous trouvons le chemin du développement, en nous laissant guider par la négation de l'injustice: la division des classes reposant sur l'exagération des oppositions économiques, la puissance du succès accidentel ou immoral, la monopolisation de l'instruction par une classe donnée créent les puissances d'oppression auxquelles l'hérédité assure une durée indéfinie. Notre chemin est le chemin juste, s'il conduit à la suppression des forces hostiles, tout en assurant le maintien de l'organisation humaine, des biens de la civilisation et de la liberté spirituelle.

La forme la plus naïve de l'action curative consiste à chercher un soulagement immédiat. L'arbre a un besoin immédiat de lumière, d'espace, d'air, d'eau et de terre; il prend ce qu'il lui faut, le voisin en dépérit, le terrain devient stérile, la forêt lutte tant qu'elle peut contre la mousse et les broussailles et finit par mourir, en entraînant dans sa mort le plus heureux des arbres.

Le forestier et l'éducateur, le médecin et l'homme d'État ont depuis longtemps abandonné la méthode de la satisfaction immédiate. Le médecin ne cherche plus à guérir les membres gelés par des enveloppements chauds, et l'homme d'État ne cherche pas à remédier à la soif de l'alcoolique en multipliant les brasseries. L'un et l'autre tiennent compte de l'ensemble des conditions vitales de l'organisme à protéger et s'attaquent, non au symptôme, mais au noyau même de la maladie. L'un et l'autre font le bilan des forces vitales qu'ils répartissent, d'après un plan déterminé, entre tous les organes, par un dosage rigoureux.

Le socialisme, cette doctrine qui met toujours en avant son caractère scientifique et qui, pour rester populaire, est constamment obligée de renier ce caractère, le socialisme, disons-nous n'a jamais su s'élever au-dessus de la méthode de soulagement immédiat. Il a fait sien ce raisonnement populaire: Quel est le but? Une augmentation des salaires. Qu'est-ce qui abaisse le niveau des salaires? La rente du capital. Comment augmenter les salaires? En supprimant la rente. Comment supprimer celle-ci?

À cette dernière question, il serait logique de répondre: en partageant le capital. Mais il est plus scientifique de dire: en faisant du capital la propriété de l'État.

Ces deux réponses sont également fausses. L'une et l'autre méconnaissent la loi du capital dans sa principale et décisive fonction actuelle, qui est celle d'un organisme canalisant le courant mondial du travail vers les points où le besoin s'en fait sentir le plus.

Rappelons-nous ici notre proposition relative à la substitution de la raison d'être; elle montre qu'il importe moins de connaître les causes et les besoins qui ont engendré un organisme déterminé que les nécessités auxquelles il répond dans la réalité et dans le présent.

Supposons la révolution sociale accomplie. À Chicago réside le président mondial qui trône cette année sur toutes les républiques faisant partie de la confédération universelle et dirige à l'aide de ses organes toutes les affaires internationales. C'est lui, qui, en dernière analyse, dispose du capital du globe.

Aujourd'hui son département des entreprises se trouve en présence de sept cent mille propositions absurdes et de trois sérieuses: un chemin de fer à travers le Thibet, une exploitation pétrolifère dans la Terre de Feu et un système d'irrigation dans l'Afrique Orientale. Au point de vue politique et technique, les trois projets sont également irréprochables, au point de vue économique, ils paraissent également désirables; mais vu les moyens dont on dispose, un seul d'entre eux peut être exécuté. Lequel sera-ce?

Se conformant à un vieil usage de l'époque capitaliste, on consulte les tables de rendement, dont l'exactitude est reconnue comme irréprochable, et on trouve que l'entreprise du Thibet rapporterait 5%, celle de la Terre de Feu 7%, et celle de l'Afrique Orientale 14%.

Et l'on a si bien conservé les habitudes de l'ancienne époque capitaliste que le président autorise le département à se décider pour l'exécution des travaux d'irrigation de l'Afrique Orientale.

Ceci fait, il ne resterait plus, semble-t-il, qu'à envoyer au pilon les calculs de rendement, à expédier dans l'Afrique Orientale des moyens de travail d'une valeur d'un milliard et à s'abstenir de tout nouveau calcul. Le calcul du rendement conserverait ainsi le caractère d'un ancien exercice scolaire et n'aurait servi qu'à la détermination du degré de besoin, sans aucune conséquence matérielle. Malheureusement, voilà que six États élèvent des objections contre le projet adopté. Ils déclarent: la préférence accordée aux habitants de l'Afrique Orientale présente pour ceux-ci de grands avantages, étant donné qu'ils seront les seuls à profiter de l'augmentation de l'immigration, de l'amélioration des conditions de la vie matérielle, du climat, etc. Le Portugal attend depuis longtemps telle chose, le Japon telle autre, et voilà que la caisse mondiale que tous ont contribué à remplir va se vider au profit d'un seul. Il est impossible au président de décider qu'à l'avenir chaque territoire aura à pourvoir «lui-même à ses besoins», car pendant cinquante années beaucoup de travaux importants n'ont pu être exécutés, faute de moyens universels. Il ne lui reste donc qu'à proclamer que le projet sera exécuté, mais que l'économie est-africaine aura à verser à la caisse mondiale une plus-value déterminée. C'est la résurrection de la rente.

Dans une ville industrielle allemande il s'agit de démolir une usine d'État. C'est un bâtiment vieux et inutilisable. Il se présente un habile entrepreneur qui s'engage à le remettre en état en vue d'une nouvelle destination; il ne peut garantir aucun rendement, mais assume volontiers les risques de la transformation. La préfecture provinciale décline l'expérience. L'administration locale ne veut pas y renoncer; en outre, l'entrepreneur offre, à titre de cautionnement, cent montres en argent, mises à sa disposition par des amis, et cinq pianos. On apprend que de nombreux administrateurs locaux en ont fait autant, et l'entrepreneur est finalement autorisé à commencer les travaux. L'usine est affermée, et c'est, encore une fois, la résurrection de la rente.

Sauf dans les cas de fondations désintéressées, l'emploi du capital ne sera jamais assuré autrement que sous la condition d'une rente aussi élevée que possible. Pour couvrir les risques pouvant résulter d'une fausse estimation et de la canalisation du capital vers un seul but déterminé, il n'y aura jamais d'autre moyen que celui qui consiste à élever la rente réellement, et non seulement sur le papier.

Si tout le capital de l'Univers devenait aujourd'hui propriété d'État, il serait demain réparti entre d'innombrables propriétaires. La nécessité de la rente découle de la nécessité de choisir l'investissement. Elle est l'expression des besoins d'investissement les plus urgents et les plus avantageux.

La nécessité de la rente découle encore d'une autre considération, plus indépendante et plus large.

Quand on embrasse d'un coup d'œil l'ensemble d'une industrie nationale, de l'industrie allemande, par exemple, afin de se rendre compte du mouvement des capitaux, on se trouve en présence d'un fait surprenant: malgré sa grande prospérité et son grand rendement, cette puissante organisation, dans son ensemble, absorbe des moyens, au lieu d'en restituer; l'augmentation de capital et l'accroissement de dettes dépassent la rente payée. L'industrie ne travaille qu'à accroître son propre corps; mais les autres branches de l'économie doivent fournir leurs épargnes pour la soutenir.

Ce fait, surprenant à première vue, est cependant facile à expliquer: que deviennent en effet les épargnes du monde? Dans la mesure où elles ne créent pas des institutions culturelles, elles servent à fonder des organismes de production. Des réserves de fer et des trésors d'or sont réunis en quantités modérées par les États; le reste disparaît en placements productifs, et avec lui augmente le nombre de valeurs en papier, de billets de circulation imprimés. Cette augmentation des placements productifs doit se prolonger, tant que les populations augmentent et tant que chaque individu possède moins de produits susceptibles d'être achetés qu'il n'en désire.

Les placements mondiaux augmentent en conséquence. Ils augmentent tous les ans exactement de la somme qui est épargnée sur les salaires et les revenus, après qu'ont été satisfaits les besoins de consommation de vie civilisée, les besoins de dépense. L'épargne réalisée sur les salaires est relativement minime; il est douteux qu'elle augmente proportionnellement à l'élévation des salaires, tant que le besoin de consommation moyen n'est pas satisfait. Les placements annuels qui ont lieu dans le monde entier sont donc représentés principalement par la rente du capital, déduction faite des dépenses que nécessitent les besoins de consommation du capitaliste. Cette consommation dépend d'une série de facteurs qui n'ont rien à voir avec le niveau de la rente totale: elle dépend de la répartition des tranches de revenus, des exigences moyennes impliquées par le genre de vie, de valeurs morales. Si tout le capital du monde était concentré entre les mains d'un seul individu, la consommation se trouvant ainsi réduite au minimum, la rente et, avec elle, le taux d'intérêt moyen dans le monde entier ne pourraient pas, sans danger de ruine pour l'économie, donc réellement, être inférieurs aux dépenses dont l'économie mondiale a besoin pour compléter et agrandir ses installations.

C'est ainsi que, dans son essence et en ce qui concerne son niveau, la rente est déterminée par les placements dont l'économie mondiale a besoin; elle est le fonds de réserve obligatoire, servant au maintien de l'économie mondiale; elle est un impôt que prélève la production, partout où des biens sont produits et un impôt qui vient avant tous les autres; elle serait indispensable, alors même que tous les moyens de production seraient concentrés entre les mains d'un seul, ce seul fût-il un individu, un État ou un ensemble d'États; elle ne peut être diminuée que du montant représentant la satisfaction des besoins du capitaliste.

C'est pourquoi l'étatisation des moyens de production est sans portée au point de vue économique; au contraire, la réunion du capital entre les mains d'un petit nombre présente un danger économique qui découle de l'arbitraire auquel peuvent être soumises la consommation et la forme de placement; or, comme cette dernière, étant donnée la concurrence qui existe entre les rentes, est restée jusqu'à présent à l'abri de tout reproche, le soin purement économique d'une répartition juste ne peut avoir pour objet que la consommation. La rente en elle-même est indispensable, en tant qu'elle sert à satisfaire les besoins annuels d'investissement dans le monde entier; peu importe, en outre, la question de savoir qui la touche pourvu qu'elle remplisse sa mission finale, qui consiste à être investie dans des entreprises; mais ce qui importe, en revanche, c'est de savoir si et dans quelle mesure le bénéficiaire d'une rente a le droit de s'en servir, au préjudice de la collectivité, pour des emplois infructueux ou de la dissiper en jouissances. La politique économique se transforme en politique de la consommation.

Mais les justes préoccupations doivent s'étendre à d'autres objets encore, et avant tout à la question de puissance. Si tout le capital était concentré entre les mains d'un homme raisonnable, sa consommation relative serait insignifiante; toute la rente épargnée serait canalisée, à la suite d'un choix judicieux, vers les entreprises, afin d'augmenter leur rendement, et s'il agissait ainsi, cet homme pourrait être considéré comme un utile administrateur de l'économie mondiale. Mais il n'en serait pas de même sous d'autres rapports. C'est que de son bon plaisir dépendraient toutes les affaires humaines: économiques, politiques et aussi, en dernier lieu, les intérêts culturels. Sur un signe de lui, tel serait élevé, tel autre abaissé; telle région serait privilégiée, telle autre laissée à l'abandon; il imposerait à toutes les conventions un esprit conforme à ses propres convenances; la liberté du monde serait détruite: c'est que, sous sa forme actuelle, possession implique puissance.

À cela se rattache une autre question: celle des revendications injustifiées. Alors même qu'on réussirait, par la limitation du gaspillage, à diminuer la rente, rien ne prouve qu'on augmenterait ainsi la participation des classes inférieures à la richesse générale. Monopoles, revenus tirés de l'agiotage, escroquerie, autant de compensations qui peuvent intervenir pour pallier à la diminution de la rente; des rentiers et des héritiers se laisseront nourrir par la collectivité, sans lui fournir aucun service en échange: des bourdons formeraient un État dans l'État.

Si l'on élimine le moyen socialiste, qui consiste dans l'étatisation du capital, mesure irréalisable et inefficace, on se trouve en présence d'une antinomie en apparence insoluble: l'accumulation des fortunes diminue la consommation relative et, avec elle, la rente, mais est une menace pour l'équilibre de puissance; la répartition des fortunes diminue l'accumulation de puissance, mais augmente la consommation et diminue la productivité de la rente. Dans l'une et l'autre de ces alternatives, nous sommes menacés de revendications injustifiées.

La structure de la terre, dans son grand système d'irrigation, nous offre un exemple d'un dilemme de ce genre. Un système exclusif de torrents violents empêcherait l'épuisement des masses d'eau, mais, impossible à dompter, il laisserait les plaines desséchées; un réseau étroit de sources et de ruisseaux est, certes, susceptible d'épuisement et d'évaporation, mais arrose prairies et bas-fonds et se laisse facilement manier; la nature cependant a ajouté à ces deux systèmes un troisième: par l'évaporation, elle maintient les masses d'eau en suspension; les continents et les bassins maritimes doivent sans cesse charger l'atmosphère de courants, plus puissants que les courants visibles de la terre et répartissant leur humidité sur tout le sol nourricier.

Où va le monde?

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