Читать книгу Où va le monde? - Walther Rathenau - Страница 9

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Elle se souvient encore de ses origines, lorsqu'elle persécute les hommes qui ne sont pas faits à son image. L'homme à l'imagination libre, le rêveur du divin, l'ami dévoué des choses et des créatures, l'amoureux qui ne se soucie pas du lendemain et ignore la crainte ne sont à ses yeux que des esclaves paresseux et perdus dans leurs rêves. Elle supporte pendant quelque temps leur présence derrière la charrue, sur le front, sur des mers lointaines et, tout en les supportant, elle songe déjà à remplacer leurs outils par des machines, et eux-mêmes par des hommes plus entendus. L'ami des hommes qui croit, selon la parole de l'Écriture, que l'âme est liée au sang, est pris de désespoir en voyant le meilleur de son sang s'écouler en pure perte. Mais celui qui croit que l'esprit règne sur le sang, que les pierres d'Abraham et de Deucalion peuvent devenir des germes de générations futures, celui-là verra dans le sang qui s'écoule le sacrifice destiné à libérer l'esprit des liens de la mécanisation.

Nous savons que tous les biens de la terre ne sont que choses brutes et amorphes, ni bonnes ni mauvaises, ni dignes ni indignes, tant qu'on ne les a pas régénérées en leur infusant une seconde nature. La bonté qui naît de l'habitude et de dispositions amicales n'est pas de la bonté, si elle n'a pas été régénérée par la force émanant du cœur; la nature qui n'a pas été reproduite par un œil inspiré n'est pas la vraie nature; le chef-d'œuvre acquiert toute sa liberté, lorsqu'il a été transformé par l'art en une œuvre de la nature; l'homme lui-même, s'il n'a pas été purifié par la chute, le repentir et l'ascension, peut être considéré comme n'étant pas né pour la vie de l'âme. La mécanisation ne connaît pas encore la régénération par la conscience et la volonté libre, en vue d'une vie de devoir et d'amour; elle est encore une force de la nature et une arme de guerre, semblable en cela au régime de la défense personnelle qui a précédé la naissance de la loi ou au mode d'existence qui a précédé la reconnaissance de la propriété. Et, cependant, la mécanisation n'est pas inaccessible à la spiritualisation morale; son produit le plus noble et le plus élevé, l'État, a reçu dès les temps préhistoriques, grâce à cette spiritualisation, un caractère sacré sans lequel il n'aurait jamais pu s'acquitter de sa mission. Certes, les innombrables attributs de l'État proviennent de sources plus honorables que la mécanisation: amour du pays, attachement au clan, communauté nationale de biens culturels et d'événements vécus, solidarité créée par les émotions religieuses et théocratiques, tout a contribué à imprimer à l'État un caractère supra-naturel. Mais ce qui est décisif pour une institution, c'est moins son origine que sa nécessité immanente; c'est la conscience que l'institution consacrée est supérieure aux besoins individuels, que l'homme a été créé, non pour jouir d'un bonheur terrestre, mais pour accomplir une mission divine, que la communauté humaine n'est pas une association de fins, mais une patrie de l'âme. Cette intuition inexprimée, qui communique une auréole de divinité à l'État même imparfait, doit un jour s'étendre à toutes les formes et à tous les actes de la vie matérielle et finir par pénétrer la mécanisation elle-même. Dans la science et dans l'art, dans l'activité militaire et dans l'activité politique, on s'est toujours rendu compte que nulle œuvre n'existe pour elle-même, qu'aucune n'est à l'abri de la responsabilité, mais que chacun, dans ce qu'il fait et dit, a des comptes à rendre aussi bien à lui-même qu'au monde, qu'une chaîne forgée de devoirs et de nécessités rattache les unes aux autres toutes les créations humaines, que l'isolement et l'arbitraire sont marqués par la honte de l'égoïsme et de l'esclavage physique. Mais nous devons aussi nous rendre compte que toutes nos activités matérielles et tout ce qui leur sert contribuent à édifier l'organisme terrestre et supra-terrestre de l'humanité, que chacun de nos pas, le moindre mouvement de nos mains, chacune de nos pensées et chacun de nos sons dessinent les noyaux et les cellules de cet organisme, qu'en vertu d'une responsabilité et d'une reconnaissance divines la chose de chacun devient la chose de tous, et la chose de tous la chose de chacun, qu'il n'est pas de malheur et de crime dont nous ne soyons responsables, qu'il n'est pas possible d'acquérir et d'exercer un droit, un devoir, un bonheur et une puissance, sans tenir compte du sort de tous. Le jour où la mécanisation sera pénétrée de ce principe, elle cessera d'être un état d'équilibre empirique. Elle formera alors un organisme dans l'ensemble de la création, son cœur communiera avec celui de la divinité et y puisera les joies nécessaires, et la vie planétaire présentera le tableau d'une parfaite théocratie organique.

Envisageons sans crainte l'étendue du phénomène de la mécanisation. Le régime mécanisé remplit d'une façon satisfaisante son rôle, qui consiste à nourrir et à conserver l'humanité en voie de multiplication. Il nous a mis en contact étroit avec les forces de la nature, avec le domaine de la connaissance sensible. Au point de vue de la pensée utilitaire, de l'accumulation et de la distribution des forces, des progrès insoupçonnés ont été accomplis. C'est encore la mécanisation qui nous a permis de mobiliser les masses et les esprits. Mais le mauvais côté de la mécanisation se manifeste là où la force brutale, dépourvue de toute spiritualité, s'empare de la vie, là où le mouvement violemment déchaîné s'affranchit de tout lien et, échappant à toute responsabilité, poursuit sa course, en faisant de l'homme et de son espèce, c'est-à-dire du maître du rouage, l'esclave de sa propre œuvre. Manque de liberté, peine dépourvue de sens, hostilité, détresse et mort spirituelle: telles sont les conséquences de cet état de choses.

Mais il est donné à l'homme de pouvoir se ressaisir et projeter sur le trouble et sur la confusion la lumière de son intuition supra-sensible. Il n'abandonnera pas la mécanisation, en tant qu'organisation matérielle, jusqu'à ce que de nouveaux événements et de nouvelles connaissances lui aient appris à maîtriser les forces de la nature autrement que par la recherche et le travail organisés. Mais quant à la mécanisation, considérée comme maîtresse spirituelle de l'existence, il la combattra et pourra la supprimer le jour où il se sera aperçu que la vie pratique n'est pas une fin, mais un moyen, le jour où, pour travailler, il n'aura plus besoin de l'aiguillon de la nécessité et du salaire gagné à la sueur de son front, le jour où il préférera donner de plein gré ce qui lui est arraché aujourd'hui par la contrainte et sacrifier au bien de l'humanité ce qu'il y a de plus mesquin dans son bonheur particulier où il entre si peu de noblesse.

Ce résultat peut être obtenu par une transformation de l'esprit, et non par une révolution mécanique. Pour nous en convaincre, nous n'avons qu'à laisser de côté, une fois de plus, la mécanisation comme phénomène, pour l'envisager du dedans, en tant que révolution spirituelle. Elle nous apparaît alors comme une poussée irrésistible de l'être humain vers la sphère de l'intellect; par le nombre incalculable de ses facteurs, par l'acuité, la persévérance, l'orientation exacte, la ramification et la combinaison de ses organes, celui-ci maintient en mouvement une quantité énorme de forces spirituelles inférieures qui suffit à imposer un état d'équilibre aux forces aveugles de la nature; et le premier mouvement de reconnaissance du monde ainsi favorisé s'exprime dans la conviction que c'est aux forces inépuisables de l'intellect qu'il doit son bonheur et sa liberté. Mais peu à peu le développement de la pensée a conduit à ce jugement critique que l'intellect sert à coordonner les notions, mais qu'il n'est pas un instrument de connaissance; et ce jugement conduit, à son tour, à reconnaître que le devoir suprême des forces spirituelles inférieures consiste à consentir à leur propre limitation et annulation, à renoncer à toute direction et domination. Le terrain se trouve alors préparé à recevoir la pure semence qui dès les origines de la vie gisait latente dans les obscures profondeurs du cœur humain. C'est l'âme qui vient alors occuper le premier plan. Si nous sommes aujourd'hui à même de deviner son image, de nous abandonner à ses forces, c'est aux nécessités nées de l'époque intellectuelle que nous le devons. Après avoir donné ce fruit, cette époque peut mourir, ce qui ne veut pas dire que l'humanité doive renoncer à l'avenir à son droit de penser et de créer. Ce droit, elle va continuer à l'exercer et à l'affermir, sans toutefois jamais perdre de vue qu'il s'agit de forces inférieures, destinées à servir de moyen et qu'elle doit diriger dans un profond sentiment de responsabilité, puisqu'en les dirigeant elle remplit une mission divine. Quand les premiers rayons de l'âme auront touché le monde intellectuel et sa réalisation terrestre, c'est-à-dire l'organisation mécanistique, quels sont les points rigides de celle-ci qui entreront les premiers en fusion? Cela importe peu, car ce n'est pas la rencontre d'événements secondaires, mais la proximité solaire de l'intuition transcendante qui amènera le printemps. Telle est la tâche modeste que se propose la partie constructive de notre exposé. Nous nous proposons, en effet, non de donner une énumération complète de ce qu'il faut faire, en suivant l'ordre de succession dans le temps, mais d'indiquer les formes de réalisation pragmatique de l'idée, d'après laquelle on peut, en confiant à l'âme la direction de la vie et en spiritualisant l'organisation mécaniste, transformer le jeu aveugle des forces en un cosmos libre, conscient et digne de l'homme auquel il sert d'abri.

Encore voilée et innommée, la tâche plane au-dessus de nos têtes. Nous avons exploré l'état du monde qui nous entoure; nous avons reconnu le chemin qui mène à la liberté, et l'étoile que nous suivons nous guide vers la région de l'âme. Nous devons maintenant examiner la forme pragmatique que la pensée transcendante revêt dans la réalité matérielle; la tâche métaphysique doit nous révéler son image physique.

Mais, au préalable, quelques mots encore sur les institutions et les projets purement matériels.

I.—Quel bénéfice retire notre vie intérieure des conditions et des formes de la vie et de leurs changements en général? D'après la conception matérialiste, l'homme devrait tout à ses états et aux circonstances; le sang, l'air et la terre, la situation et la possession détermineraient l'homme d'une façon tellement complète qu'à chaque changement des conditions extérieures correspondrait un changement équivalent de l'état intérieur. Cette idée erronée forme le pilier le plus solide du matérialisme qui en voit la confirmation d'un bout à l'autre de l'histoire. Ne sont-ce pas les modifications de la croûte terrestre qui ont provoqué l'évolution des êtres vivants? Les migrations et déplacements des peuples ne sont-ils pas déterminés par des lois physiques? La nature et les destinées des nations ne s'expliquent-elles pas par leurs origines, par le pays et le milieu extérieur? L'individu lui-même n'est-il pas une création de ses ancêtres et des circonstances de sa vie? Sans doute, les centres de la plus haute culture coïncident toujours avec ceux de puissance, de densité de la population, de richesse, et n'est-il pas vrai que la solitude, la pauvreté, la misère ces sources sacrées d'élévation morale, n'ont jamais créé chez un peuple arts et idées? L'Hellade, Rome, Venise, la Hollande, l'Angleterre doivent leur puissance à la mer; l'Allemagne est devenue forte, grâce à la qualité de son sang; la France, grâce à son sol; l'Amérique, grâce à sa situation géographique. Tout cela semble vrai.

Mais si nous approfondissons cette théorie à l'aide de ses propres moyens, nous la voyons aussitôt perdre de son assurance. Quelle fut donc la force qui, à chaque catastrophe géologique, avait poussé en avant les êtres vivants? Fut-ce la volonté de vivre? Elle n'aurait pas suffi, à elle seule, à créer des nageoires, à faire pousser des ailes, à apprendre à parler et à penser. Fut-ce le sang? Celui-ci, à son tour, n'a pu acquérir sa noblesse que grâce à l'intervention de cette mystérieuse volonté: l'ancêtre de l'Aryen était une misérable créature, bien inférieure au Mongol et au Nègre. Fut-ce le sol? Mais ce sol, chacun était libre de l'occuper, et ce fut le plus fort et le plus intelligent qui s'en est emparé. Nous retrouvons donc l'action de la force et du sang, et nous sommes obligés d attribuer au hasard la supériorité qui a pu se manifester sous le rapport de l'une et de l'autre.

Mais assez de ces arguments. Ils présupposent ce qu'ils doivent démontrer, à savoir que le corps est supérieur à l'esprit, que la matière forme l'esprit. Si nous croyons que nous sommes avant tout des êtres de chair, nous devons nous attacher avant tout à adoucir et à flatter la vie; alors la lutte pour Dieu et pour notre âme devient une œuvre vaine, et la raison est du côté de ceux qui prétendent que les choses ne valent que par leur utilité. Mais si nous croyons que c'est l'esprit qui forme son corps, que c'est la volonté dirigée vers le haut qui mène le monde, que l'étincelle de la divinité est enfermée en chacun de nous, alors l'homme lui-même, sa destinée et son monde apparaissent comme l'œuvre de l'homme. Alors le peuple marin n'est pas celui qui a reçu la mer en partage, mais celui qui a voulu la mer; le peuple établi sur un sol fécond n'est pas celui qui a fait une heureuse trouvaille, mais un peuple de conquérants; et le peuple qui a atteint une densité favorable à la culture n'est pas une horde pullulante, mais une race qui veut avoir une postérité et assurer à cette postérité un pays habitable. Alors, enfin, le sang noble n'est pas un simple hasard de la nature, mais le résultat d'une sélection exercée par un esprit qui cherche à réaliser sa propre perfection.

Il ne s'agit donc pas d'opposer une question à une autre. Il ne s'agit pas de demander notamment: pourquoi devons-nous estimer et cultiver les formes et les biens de la vie, puisque ce n'est pas à ces formes et biens, mais au calme et à la méditation que nous devons nos acquisitions les plus élevées? La vie terrestre fournit à l'esprit le milieu et les armes qui lui permettent de lutter pour son droit, son existence et son avenir; si l'esprit est bon pour la lutte invisible, il doit l'être aussi pour le combat visible. La créature noble crée sa beauté, la créature saine son bonheur, la créature forte sa puissance. Et ces biens sont créés, non pour eux-mêmes, mais en tant que revêtement terrestre de l'existence spirituelle; non par la cupidité et la convoitise, mais d'une façon désintéressée et spontanée. Et si le porteur est le maître de son arme, l'arme réagit à son tour sur le porteur; le peuple qui a eu la force de devenir beau, trouve dans sa beauté une nouvelle source de noblesse intérieure. Certes, au pauvre et à l'humilié les portes du royaume de l'esprit sont doublement ouvertes; mais sa volonté de les chercher se trouve stimulée, lorsqu'un peuple noble lui prête un peu de sa force et de son ardeur. Être volontairement pauvre parmi les riches est évangéliquement beau; mais un mendiant au milieu d'un peuple de mendiants ne forme aucun contraste et ne fait preuve d'aucun mérite spécifiquement moral. L'individu forme un but final; en lui finit la série des créations visibles et commence la série de l'âme. Lorsque la force de l'âme est éveillée en lui, il n'a plus besoin de privilèges et avantages terrestres. La pauvreté, la maladie, la solitude doivent le servir et le bénir. Mais le peuple est sa propre mère qui survit à tous ses enfants dans l'existence terrestre, et il a besoin de beauté, de santé et de force pour sa mission d'éternel enfantement. Ici se résout la contradiction: pourquoi ne devons-nous rien désirer pour nous-mêmes, alors que nous devons songer au prochain qui, à son tour, ne doit rien désirer pour lui-même? Les plus proches et les plus éloignés sont à la fois nos mères et nos frères à tous; et notre vie individuelle est de peu de prix, lorsqu'il s'agit d'assurer l'accomplissement de leur mission, qui consiste à vivre et à enfanter. C'est pourquoi il n'est ni indigne ni matériellement contradictoire de souhaiter pour la communauté et de lui abandonner les biens et les forces qu'on dédaigne pour soi-même.

II.—La deuxième question préalable est celle-ci: par quelles raisons se justifient des projets visant à améliorer le sort de l'humanité? Quelle est la force de persuasion qui leur est inhérente et quelle est celle que nous devons exiger d'eux?

Nous avons dit que la science doit renoncer au droit de poser des fins. Mais pour toute pensée créatrice, ce qui est décisif, c'est la fin, et non le moyen; et la question est plus difficile que la réponse. Encore est-il plus facile de la trouver que de la chercher. C'est qu'ici la force de l'intellect ne nous est d'aucun secours: l'intellect peut en effet réunir une série de misères et d'injustices et dire: ceci ne devrait pas exister (bien qu'il soit incapable de faire une distinction entre l'épreuve et la misère, entre la nécessité bienfaisante et la nécessité malfaisante), mais il ne peut jamais dire: ceci est le bien suprême de l'humanité, le bien que nous devons conquérir. Car tout notre vouloir, dans la mesure où il n'est pas de nature animale, jaillit des sources de l'âme, et à tous ceux qui s'inclinent sans réserves devant la pensée intellectuelle, on ne devrait pas se lasser de répéter que c'est le vouloir qui forme la partie la plus élevée et la plus noble de la vie. Mais le vouloir se réduit à l'amour et à la préférence qui échappent à toute démonstration; il est la partie spirituelle de notre existence, et à côté de lui se tient, tel un caissier de théâtre à l'entrée de la scène du monde, l'intellect froid qui compte, mesure et soupèse.

Tout ce que nous créons naît d'une tendance profonde et inconsciente; à ce que nous aimons, nous aspirons avec une force divine; ce qui nous préoccupe, appartient au monde inconnu de l'avenir; ce à quoi nous croyons, vit dans le royaume de l'Infini. Rien de tout cela ne peut être démontré et, cependant, chaque acte de notre vie, digne de ce nom, s'accomplit au nom de cet Inexprimable. Que faisons-nous du matin au soir? Nous vivons pour ce que nous voulons. Et que voulons-nous? Ce que nous ne connaissons ni ne savons, mais en quoi nous avons une foi inébranlable.

Cette foi a une évidence plus forte que celle que lui prêterait la démonstration intellectuelle. Le premier chicaneur venu peut réfuter ce que Platon, le Christ et saint Paul ont avancé sans preuves, et cependant ce que Platon, le Christ et saint Paul ont dit ne mourra jamais, et chacune de leurs paroles a suscité une vie plus conforme à la vérité et plus de foi que n'importe quelle théorie physique, historique ou sociale. La géométrie euclidienne elle-même ne résisterait pas à l'épreuve, si nous voulions la soumettre à la démonstration au sens le plus rigoureux du mot. Mais puisqu'un profond sentiment de vérité ne cesse d'animer le monde, quel est donc le signe de la vérité vivante?

C'est la force avec laquelle elle fait appel à notre cœur. Chaque parole sincère possède une force de résonance, et chaque pensée qui est née, non dans le labyrinthe de l'entendement dialectique, mais dans le milieu chaud de la sensation, engendre vie et foi. C'est pourquoi toute démonstration, n'est que persuasion, mensonge fait de bonne foi. Lorsqu'un homme se croit appelé à révéler au monde une vérité, non parce qu'il la pense, mais parce qu'il la voit et la vit, parce que le monde qu'il sent s'agiter dans son esprit est pour lui plus réel que le monde qu'il voit avec ses yeux, alors il peut parler. S'il est un égaré, sa poussière servira du moins à aplanir le chemin de ceux qui viendront après lui, poussés par la vérité. Mais s'il lui est donné de prononcer ne fût-ce qu'un seul mot porteur de vie, ce mot, lancé dans le monde tel quel et même sans défense, fera une moisson d'âmes.

Ceci est vrai du but. Mais lorsque, ne se contentant pas d'avoir découvert et révélé le but, on veut encore indiquer le sentier terrestre qui y conduit, ce ne sera pas encore, sur ce plan plus profond de la pragmatique, à la persuasion et à la démonstration qu'on demandera la lumière susceptible d'éclairer la route à l'initiateur et à sa suite. Jamais un chef ou un précurseur n'a été capable de dérouler la chaîne ininterrompue des démonstrations, et l'eût-il fait, qu'on n'aurait pas manqué de lui jeter à la face le mot naïf de Thersite: «Cela ne va pas!» La seule chose qui continue à agir dans le monde après l'apaisement de la tempête des discours contradictoires, c'est l'appel à la conscience. Il parle bas et répète dans le silence de la nuit ce que le bruit du jour empêche d'entendre; il parle, non au nom d'un homme, mais au nom de ce qui vit. Et tout en indiquant le chemin droit et simple, il rend évident que ce dont il s'agit n'est pas un projet plus ou moins ingénieux, mais un appel du devoir qui, en la circonstance, se confond avec notre pouvoir. Un projet pragmatique peut nous convaincre, mais est incapable de nous séduire. La froide proposition de l'homme d'affaires et le cri de bataille du prophète se ressemblent cependant en ceci que dans l'une et dans l'autre on sent une irrésistible nécessité qui résonne dans l'esprit et dont les sons vont s'amplifiant. Ici encore toute démonstration est absente; mais l'intuition devient conviction intime, et ce qui n'a été entrevu que par les yeux de l'esprit devient concret. Une explication, à laquelle manque cette force enfantine, reste, malgré les notes, les preuves et les tableaux qui l'accompagnent, un jeu savant de l'esprit ou un amusement d'esthète.

C'est ainsi que le but nous est dicté par le cœur, tandis que le chemin qui y conduit nous est indiqué par la conscience.

Dans les deux cas, il s'agit d'un sévère avertissement, fait pour consoler l'écrivain, lorsqu'il se trouve impuissant devant la faiblesse du mot, et pour le rendre humble, lorsqu'il se trouve entraîné par ses idées favorites. Mais le lecteur doit se méfier des idées qui s'appuient sur des démonstrations et ne se laisser guider que par la voix intérieure qui lui parle avec sévérité, mais ne lui dit que la vérité.

III.—Et enfin, si notre vie, au sens le plus élevé du mot, échappe à l'emprise des conditions extérieures, si des institutions sont incapables de créer des manières de penser et de sentir, si toute existence extérieure n'est que la coquille, le moule de la vie intérieure, est-il digne et convenable de scruter l'avenir de l'image, du reflet, au lieu de suivre en toute confiance le chemin de l'esprit, avec la certitude qu'il est également accessible aux pas du corps?

L'existence corporelle est pour nous une image que nous devons comprendre, une lutte dont nous devons remporter le prix. Ce qui nous vient de l'esprit, devient réalité de la vie, et chacune de ces réalités est une marche de pierre destinée à faciliter notre ascension ultérieure. Tant qu'il reste maître de son métier et de son outil, l'artiste est capable d'extérioriser ses sensations les plus intimes et les plus profondes, sans leur faire subir la moindre corruption ou déformation; mais c'est le monde qui constitue et la matière et l'outil de celui qui pense; et la pensée n'acquiert toute sa force de vérité que lorsque le monde, confronté avec elle, se révèle organique et possible. Celui qui a essayé d'implanter dans le sol de la réalité des idées nées dans la libre région des convictions, celui qui connaît l'effort dur, jamais récompensé, qu'exige ce travail, perd tout respect pour les théorèmes symétriquement arrondis et les belles erreurs de pensée qui ont leur source dans la dépréciation des phénomènes sensibles. L'Évangile serait mort depuis longtemps, s'il avait été consigné sur du parchemin, sous la forme d'une loi abstraite; et si son annonciateur revenait parmi nous, il ne nous parlerait pas comme un pasteur érudit dans une langue archaïque, émaillée de métaphores syriennes: il nous parlerait plutôt de politique et de socialisme, d'industrie et d'économie, de recherche et de technique, et cela non en reporter considérant toutes ces choses comme parfaites et dignes d'admiration, mais le regard fixé sur la loi des étoiles à laquelle obéissent nos cœurs.

Après ces considérations, faisons au retour rapide à la question que nous avons déjà formulée plus haut: comment la tâche transcendante se transforme-t-elle en tâche pragmatique? La tâche transcendante se résume dans les mots: croissance de l'âme. En quoi consiste la tâche pragmatique?

Elle ne consiste certainement pas dans l'augmentation du bien-être. Supprimer la misère et la pauvreté qui dépriment est un devoir humain naturel et facile à remplir. Les dépenses d'une année de paix armée suffiraient à éteindre la dette de la société qui supporte aujourd'hui encore dans son sein la faim, avec toutes les souffrances qu'elle entraîne. Mais cette tâche est tellement simple, tellement mécanique et, malgré sa triste urgence, tellement triviale qu'elle est plutôt du ressort de la police que de celui de la morale. Tout ce qui s'y rattache est, au fond, indifférent. La terre est toujours assez généreuse pour offrir à la collectivité suffisamment de nourriture, de vêtements, d'outils et de loisirs, à la condition qu'on sache produire, consommer et jouir dans une juste mesure. Que la richesse soit une condition d'une forme de vie élevée, personne ne le conteste; une collectivité composée de millions d'hommes producteurs est infiniment plus riche que les célèbres petites cités de l'antiquité et du moyen âge; la construction d'une gare exige un travail centuple de celui qui a été dépensé à bâtir le Parthénon; et l'esprit qui aspire à une vie plus noble trouvera toujours, pour la réaliser, matériaux et outils.

Pas plus que le bien-être, l'égalité ne forme l'exigence extérieure de nos âmes. Il faut avoir le sentiment de la justice bien faussé, pour se faire le champion de l'égalité. Que nous savons peu de la vie la plus intime de nos prochains! Les mêmes mots servent à désigner souvent des choses diamétralement opposées; vous et moi, nous appelons rouge la couleur qui émane de certains objets, mais nous ne savons pas si ma sensation de rouge ne correspond pas à votre sensation de vert. Le courage est chez l'un l'effet d'une témérité irréfléchie, chez un autre la décision la plus terrible de la lutte de l'âme, menacée de deux dangers. La vertu est chez l'un l'effet d'une vie heureuse, soustraite à toute tentation, et elle est pour un autre un trésor perdu de bonne heure et qu'on aspire à retrouver. Le bonheur est pour celui-ci un courant divin émanant de toutes les révélations de la nature, et pour celui-là un édifice artificiel, jamais achevé, fait de milliers de désirs jamais satisfaits. La nature a caché tous ces contrastes derrière les fronts humains; et afin de les atténuer, elle offre à chacun de nous la possibilité de réaliser une infinie variété de modes d'existence, de création et de souffrance, ce qui permet à chaque tendance de trouver son équilibre, et à tout ce qui est unilatéral de trouver un milieu qui le complète. Quoi de plus injuste que de vouloir introduire dans ce plan une justice mécanique? De même que l'inégalité de deux hauteurs s'accentue à nos yeux, lorsqu'on les contemple d'une base égale, de même l'inégalité des créatures vivantes ne peut que prendre des proportions caricaturales à la suite d'une égalisation forcée des conditions de leurs vies respectives. Contentons-nous des mécanismes de la vie qui, tels que le droit pénal et policier, les règles de l'échange et du commerce, servent à assurer l'ordre radical et réalisent ainsi une partie tout au moins de l'égalité, laquelle, au fond, n'a pour but que de protéger les mauvais contre les bons; tout ce qui dépasse ce domaine, n'est qu'une aspiration irréfléchie d'un faux sentiment d'égalité qui a sa source dans la jalousie et ne tient pas compte des responsabilités.

Jamais l'égalité ne pourra satisfaire les exigences terrestres de notre vie intérieure. En serait-il autrement de la liberté?

Liberté! À côté du mot amour, c'est le vocable le plus divin de notre langue et, pourtant, malheur à celui qui, confiant et inspiré, le laisse retentir dans notre pays sans réserve ni restriction. Il verra se ruer sur lui tous les maîtres d'école et tous les policiers qui, armés de toutes les distinctions des philosophes et de tous les préjugés de l'État policier, lui prouveront que la suprême liberté réside dans le manque de liberté et que toute lutte pour la liberté ne peut que dégénérer en guerre civile.

Mais qui donc confondrait la liberté avec la licence? Celui cependant qui cherche à me persuader qu'en fin de compte ma volonté elle-même n'est pas libre, que l'autorité et le parti dont je suis membre réagissent sur moi en limitant ma liberté, que l'adversaire que je combats est pour moi un obstacle, que l'état d'équilibre humain comporte des restrictions, celui-là jongle avec les demi-vérités et égrène des épis vides.

Un arbre pousse en liberté. Cela ne veut pas dire qu'il puisse pousser à droite et à gauche ou grandir jusqu'à toucher le ciel. Il en est empêché par les limitations de sa nature. Cela ne veut pas dire non plus qu'une cellule de son tronc puisse émigrer dans la cime, ni qu'une feuille puisse se transformer en bourgeon, ni qu'une branche puisse s'accroître aux dépens de toutes les autres: tout cela est impossible, en vertu d'une loi organique intérieure. Cette loi règne en toute liberté, et au moyen de limitations. Elle ordonne au tronc de supporter et de nourrir, aux feuilles de respirer, aux racines d'aspirer les sucs nutritifs; elle ordonne que l'année solaire soit saluée par des germes et des bourgeons, bénie par des fruits et terminée dans le recueillement.

Mais voilà que l'arbre est entouré d'une clôture. Le développement des racines et des branches s'en trouve entravé, le vent et le soleil ne pénètrent plus jusqu'à lui, dont la croissance languissante obéit à une nouvelle loi; quelque vieux qu'il soit, il n'est plus lui-même, il n'est plus l'expression d'une nécessité organique intérieure; la limitation qu'il subit n'est plus une limitation consentie, mais lui est imposée par un sort extérieur, violent; la liberté a cédé la place à la contrainte.

Si la liberté est difficile à décrire et à définir, son contraire, la contrainte, est facile à reconnaître. Pour chaque organisme, qu'il s'agisse de l'homme, d'un peuple ou d'un État, la contrainte n'est autre chose qu'une entrave imposée par une loi extérieure ou intérieure, une entrave qui ne résulte pas de nécessités inhérentes à l'essence même de l'organisme ou à celle de l'organisme plus vaste dont il fait partie. C'est donc la nécessité qui fournit le critère aussi bien de la contrainte que de la liberté. Les avocats des subordinations, des soumissions soi-disant voulues de Dieu nous doivent, dans chaque cas donné, la preuve que la nécessité existe réellement et dans une mesure telle que la suppression de l'entrave entraînerait la déchéance ou la ruine de l'organisme. C'est faire preuve d'une insolente présomption que de prétendre que la soumission est une fin en soi. Cette présomption conduit tout droit à l'esclavage. Seule la nécessité organique peut être voulue de Dieu.

Lorsque la cause de la limitation et de la dépendance réside, non dans une nécessité vitale de l'organisme ou du corps plus vaste dont il fait partie, mais dans la volonté et la force d'un organisme étranger, on se trouve en présence d'un état d'esclavage.

Le servage et l'esclavage ne sont pas contraires au sens du christianisme. Ce sont des sorts qui entravent la vie extérieure, mais sans s'opposer au développement des forces de l'âme, sans fermer l'accès du royaume des cieux. La force d'âme d'Épictète a grandi dans l'esclavage; l'épanouissement du moyen âge chrétien a été l'œuvre des couvents. Mais notre question se pose autrement: nous ne cherchons pas à savoir comment tel ou tel individu surmonte un sort inflexible et immuable par la grâce de la liberté intérieure, mais nous voulons trouver la véritable forme de la vie, celle qui ouvre à l'humanité le chemin de l'âme. Or, ce chemin ne peut être suivi que par ceux qui jouissent de la possibilité du développement organique, par ceux qui sont capables de se déterminer d'une façon autonome et de porter la responsabilité de leurs actes. Ce chemin ne peut pas être celui de la contrainte, de la soumission prédestinée. Nous savons ceci: l'esclavage est aux antipodes de ce qui constitue l'exigence de l'âme.

Il n'y a rien dont notre époque soit aussi fière que de l'abolition de l'esclavage. Personne n'est plus serf; le titre de sujet lui-même ne figure plus que dans les actes officiels; l'homme lui-même se nomme citoyen, jouit d'innombrables droits personnels et politiques, n'obéit qu'aux autorités de l'État, forme des syndicats, élit et administre. Il n'est au service de personne, mais il conclut des contrats de travail; il n'est ni serf, ni compagnon, mais il fait partie de ce qu'on nomme le personnel, il accepte du travail, il est employé. Il ne reconnaît pas de maître, mais il travaille pour un employeur, qui n'a le droit ni de l'injurier ni de le punir. Il peut donner congé, s'en aller où il veut; il peut se mettre en grève, se promener les bras croisés: il est, comme il le dit lui-même, libre.

Mais chose bizarre! S'il ne fait pas partie de la classe de ceux qu'on appelle instruits et possédants, il se retrouve, au bout de quelques jours, dans les locaux d'un autre employeur, se livrant au même travail de huit heures par jour, sous la même surveillance, avec le même salaire et les mêmes jouissances, avec la même liberté et les mêmes droits. Personne n'exerce de contrainte sur lui, personne ne lui oppose d'obstacles, et pourtant il vieillit avant l'âge et mène une vie sans loisirs et sans recueillement. Le monde mécanisé lui apparaît comme une énigme compliquée dont le journal de son parti n'éclaire pour lui qu'un seul côté; le monde supérieur lui apparaît à travers l'extrait d'un sermon ou d'une description populaire; l'homme lui apparaît comme un ennemi, lorsqu'il appartient à un cercle étranger au sien; comme un camarade taciturne, lorsqu'il fait partie du même cercle que lui; l'employeur est un exploiteur, l'atelier un bagne.

Les droits civiques subsistent, avant tout le droit électoral sous ses deux formes. Mais, chose bizarre encore: dans ses rapports avec les autorités, l'homme reste toujours un objet. Les sujets, ce sont les chefs militaires qui le tutoient, les juges qui le condamnent ou l'acquittent, la police et les fonctionnaires qui le malmènent et le maltraitent, l'interrogent et lui intiment des ordres. Il peut se syndiquer et s'organiser, se réunir et faire des démonstrations; il reste toujours celui qui est gouverné et qui obéit, alors que les sièges dorés sont réservés à ceux qui habitent dans de belles avenues plantées d'arbres, se promènent en voiture et se saluent. Ce sont ces derniers qui sont revêtus des responsabilités, des dignités et de la puissance.

Mais la vie bourgeoise est libre. Ici règne la concurrence; l'homme fort et rusé peut risquer et gagner, sous la réserve de quelques lois et règles insignifiantes; cette arène est ouverte à tous. Mais, encore une fois, tous ne réussissent pas à y pénétrer. Le cercle est jalousement fermé, il a pour consigne l'argent. On ne donne qu'à celui qui a déjà quelque chose; ce qu'on possède peut être augmenté et multiplié, mais il faut, avant tout, posséder. On possède ce qui avait appartenu aux aïeux, ce que ceux-ci ont laissé et transmis sous la forme soit de l'éducation, soit d'un capital. Il se peut que dans les pays riches, encore peu exploités, un pfennig d'épargne devienne le point de départ d'une fortune; mais plus un pays est vieux et improductif, et plus il faut payer cher son entrée dans la classe de ceux qui possèdent.

C'est ainsi que de tous côtés s'élèvent des murailles de verre, transparentes et infranchissables, au-delà desquelles se trouvent liberté, indépendance, bien-être et puissance. Les clefs qui ouvrent l'accès dans le pays défendu, s'appellent instruction et fortune, l'une et l'autre étant des biens héréditaires.

Aussi bien l'exclu se voit-il privé du dernier espoir: celui de voir ses enfants jouir un jour de ce qui lui est refusé à lui-même. Il quitte ce monde, pleinement conscient du fait que son travail n'a été utile ni à lui, ni à ses enfants, mais à d'autres et aux descendants de ces autres, dont le sort était également héréditaire, prédestiné et inévitable.

Que signifie tout cela? Cela ne ressemble évidemment pas à l'ancien esclavage qui était personnel et qui, réunissant (ce qui, il est vrai, n'était pas tout à fait naturel) les destinées de deux hommes ou de deux familles sous le même toit, sauvegardait la dernière communauté humaine où chacun s'intéressait encore au sort de ceux avec lesquels il était appelé à vivre. L'état de choses dont nous parlons constitue, sous les apparences de la liberté et de l'indépendance, une subordination anonyme, non d'homme à homme, mais de peuple à peuple; subordination où les rôles peuvent être intervertis à tout instant, mais qui n'en est pas moins l'expression de la loi infrangible de la domination unilatérale. Cette servitude héréditaire existe dans tous les pays de vieille civilisation; ceux qui la subissent ont les mêmes origines, parlent la même langue, professent la même foi que ceux qui en bénéficient. Ils forment ce qu'ils nomment eux-mêmes le prolétariat.

Qu'une moitié de l'humanité maintienne dans un état de servitude éternelle l'autre qui, cependant, présente la même conformation physique et possède les mêmes aptitudes intellectuelles qu'elle, voilà ce qui est incompatible avec la liberté de l'âme et la possibilité de son ascension. Qu'on ne vienne pas nous dire qu'aucune de ces moitiés n'agit pour son propre profit, mais que l'une et l'autre travaillent pour le bien de la communauté. Il reste toujours que la moitié supérieure agit en pleine indépendance et directement, tandis que l'inférieure, sans avoir devant elle un but visible, agit indirectement et sous la contrainte de la supérieure. On ne voit jamais un membre de la couche supérieure descendre volontairement dans les rangs de la couche inférieure; quant à l'ascension des membres de cette dernière, elle se heurte, faute d'instruction et de fortune, à des obstacles tellement formidables que rares sont parmi les hommes libres, ceux qui puissent citer un de leurs congénères comme ayant appartenu soit lui-même, soit par ses ascendants, aux classes inférieures.

L'inertie et l'intérêt sont de grandes forces, lorsqu'elles s'appliquent à la défense de ce qui existe. L'abolition de l'esclavage en Amérique, du servage en Russie a suscité une vive sympathie, surtout chez ceux qui n'ont pas été lésés par ces mesures; les propriétaires de bétail domestique humain alléguaient, pour la défense de leurs institutions, les mêmes raisons que celles dont font usage aujourd'hui des ecclésiastiques, des hommes d'État et des capitalistes pour défendre la nécessité de la non-liberté: dépendance voulue de Dieu, service à n'importe quel poste, humilité, modération; mais il reste bien entendu que tous ces arguments ne sont valables que pour les autres.

Ceux qui jouissent de tous les droits et de la possession de biens matériels défendent leurs convictions égoïstes avec la plus entière bonne foi, car ce qui existe leur paraît d'une légitimité tellement absolue, fondé sur des bases tellement solides, tellement immuable et irremplaçable qu'à leur avis rien ne pourrait être transformé ou modifié sans qu'il en résultât un effondrement général. Ce jugement étroit, dicté en grande partie par un endurcissement involontaire, rien n'a tant contribué à le provoquer et à l'affermir que la lutte et le plan de lutte du mouvement socialiste.

Ce mouvement se ressent du vice originel de son promoteur qui n'était pas un prophète, mais un savant, qui mettait sa confiance, non dans le cœur humain, qui est la vraie source de tout ce qui se fait de grand dans le monde, mais dans la science. Cet homme puissant et malheureux a poussé l'erreur jusqu'à attribuer à la science le pouvoir de déterminer des valeurs et de poser des fins; il méprisait ces forces que sont la conception transcendante du monde, l'enthousiasme et la justice éternelle.

C'est pourquoi le socialisme n'a jamais pu acquérir la force de bâtir; alors même que, sans le vouloir et sans le savoir, il suscitait chez ses adversaires cette force de construction, il ne comprenait pas les plans qui étaient proposés et les rejetait. Il n'a jamais été capable d'indiquer un but clair; ses discours passionnés n'étaient qu'accusations et réquisitoires, son activité se bornait à l'agitation et à des procédés policiers. À la place de la conception générale du monde, il a dressé la question des biens, et même le triste «mien et tien» du problème du capital devait, d'après lui, être résolu d'après les simples procédés pratiques de la science économique et politique. On voyait de temps à autre un penseur insatisfait tenter des incursions dans le domaine de la morale, de ce qui est purement humain, de l'Absolu: toutes ces forces n'étaient jamais considérées comme les centres solaires du mouvement; c'étaient des foyers lumineux pâles et excentriques, auxquels on accordait un intérêt esthétique. Au centre de l'arène se dressait le matérialisme sans Dieu, le matérialisme dont la force consistait, non dans l'amour, mais dans la discipline, et qui prêchait l'utile à la place de l'idéal.

D'une négation peut naître un parti, mais non un mouvement universel qui, lui, est précédé de visions et de paroles prophétiques, et non d'un programme. La parole prophétique est toujours un mot unique, idéal: Dieu, foi, patrie, liberté, humanité, âme; la propriété et la répartition de la propriété sont pour le prophète choses secondaires, illusoires; et même la vie et la mort, le bonheur humain, la misère, la maladie et la guerre ne sont à ses yeux ni fins dernières, ni dangers suprêmes.

Jamais le socialisme n'a suscité d'enthousiasme dans les cœurs des hommes; jamais une grande et heureuse action n'a été accomplie en son nom. Il a éveillé des intérêts et inspiré la peur, mais intérêts et peur peuvent jouer un rôle dans la vie d'un jour, non dans celle d'une époque. Enfermé dans le fanatisme d'un scientisme aride, dans le terrible fanatisme de la raison, il s'est cristallisé en un parti, dans la conviction inconcevablement erronée qu'il suffisait de mettre en œuvre une seule force pour obtenir un résultat définitif. Le marteau-pilon condense un bloc de fer, sans le détruire; celui qui veut transformer le monde, doit le saisir du dedans, au lieu d'exercer sur lui une pression du dehors. Les hommes sont accessibles au mot qui trouve un écho, aussi timide soit-il, dans tous les cœurs et leur fournit un soutien; l'agitation aveugle d'un parti dominé par des intérêts assourdit et fait boucher les oreilles.

Si l'on considère, dans ses traits les plus saillants, l'action socialiste, telle qu'elle s'est déroulée au cours de trois générations, on trouve qu'abstraction faite de ses manifestations pratiques et organisatrices, cette organisation a eu pour principal effet d'accentuer dans une mesure extraordinaire l'esprit de réaction, de détruire l'idée libérale et de déprécier le sentiment de la liberté. Le jour où le socialisme a fait de l'affranchissement des peuples une question d'argent et de biens et où il a réussi à attirer les masses sous cette bannière, l'idée qui était à sa base se trouva brisée; l'aspiration à l'indépendance est devenue convoitise. Plus d'un homme cultivé s'est détourné de ce mouvement; la bourgeoisie s'est mise à trembler; la réaction possédante a vu ses forces doubler, grâce à l'afflux de nouvelles recrues et à des mesures de précaution opportunes, et elle riait dans son for intérieur de ces pauvres diables de prolétaires qui, tout en lui voulant du mal, lui faisaient tant de bien, qui, tout en acclamant la république et le communisme, consolidaient le trône et l'autel. Intérieurement association d'intérêts, extérieurement hiérarchie de fonctionnaires, le socialisme, qui devait devenir un mouvement mondial, déchut au rang d'un simple parti, devint la proie de la manie du nombre, de la populaire formule unitaire; contrairement à tout ce qui s'était vu aux époques fortes, il perdait en efficacité, à mesure que le nombre de ses adeptes et adhérents augmentait.

Nous devons nous arracher à cette inertie de la conscience qu'a laissée au cœur de l'Europe la résistance aux tristes paradis utilitaires, aux idéaux de tréteaux et de foire, aux phrases à effet lancées sans conviction et aux invectives menaçantes. Si nous réussissons à nous rendre compte de toute l'indignité que nous vaut la servitude de millions d'hommes faits, comme nous, à l'image de Dieu, ayant tous les droits à notre amour, nous n'éprouverons aucune répugnance à faire une partie du chemin côte à côte avec le socialisme, tout en désavouant ses fins. Si nous aspirons, dans le monde intérieur, au développement de l'âme, nous aspirons, dans le monde visible, à la disparition de l'esclavage héréditaire. Si nous voulons l'affranchissement de ceux qui ne sont pas libres, cela ne veut pas dire que nous considérions une certaine répartition des biens comme une chose essentielle en soi, une certaine hiérarchie des droits de jouissance comme une chose désirable, une certaine formule utilitaire comme décisive. Il ne s'agit ni de faire disparaître les inégalités des destinées et exigences humaines, ni de rendre tous les hommes indépendants ou aisés ou heureux, ni d'accorder à tous les hommes les mêmes droits: il s'agit de mettre à la place d'une institution aveugle et invincible l'autonomie et la responsabilité personnelles, d'ouvrir aux hommes le chemin de la liberté, au lieu de leur imposer une liberté toute faite. Peu importent les sacrifices humains et moraux qu'exige cette réforme, car le but que nous poursuivons consiste, non à obtenir une utilité ou un avantage quelconques, mais à ranger le monde sous la loi divine. Et alors même que le règne de cette loi devrait diminuer la somme du bonheur terrestre, sa valeur resterait intacte; et s'il devait ralentir la marche de la civilisation et les progrès de la culture, ce serait là un effet tout à fait secondaire. Nous examinerons sans passion la question de savoir si la loi divine dont nous parlons comporte tous ces inconvénients; et si nous trouvons qu'il n'en est pas ainsi, nous ne tirerons de ce résultat négatif aucun encouragement supplémentaire à poursuivre notre chemin. C'est que, pour le poursuivre, nous n'avons besoin d'aucune justification, d'aucune promesse; notre tâche nous est dictée par des raisons extérieures tirées de la dignité et de la justice de notre existence, ainsi que de l'amour des hommes, et par une raison intérieure qui n'est autre que la loi de l'âme.

Puisque nous allons, dans les pages qui suivent, nous occuper pendant quelque temps des choses du jour, sans toutefois observer cette manière prudente, fondée sur la démonstration et la persuasion et si chère à l'homme politique qui la qualifie de concrète, nous croyons devoir attirer l'attention sur la distinction suivante: il y a des ouvrages qui s'évertuent à fournir des arguments à une conviction répandue et à la rendre irréfutable, jusqu'au jour où une nouvelle conviction vient la supplanter; et il y a des ouvrages qui tirent de prémisses données les conséquences les plus utiles. Malgré toute la certitude mathématique de leur méthode, il manque généralement à ces deux catégories d'ouvrages la certitude du but qui, elle, n'est jamais mathématique, mais est toujours intuitive. C'est pourquoi, loin de prétendre à une certitude quelconque, nous chercherons seulement à formuler, dans les pages qui suivent, des sentiments et appréciations éclairés par la pensée. C'est que cet ouvrage ne se propose pas d'instituer des discussions pratiques, mais seulement de poser des fins. Si ces fins correspondent dans une mesure quelconque, si minime soit-elle, aux exigences de l'esprit objectif, l'appréciation des réalités se trouvera soumise de ce fait même, et sans que nous ayons à intervenir, au critère de la pensée.

Or, la fin à laquelle nous aspirons s'appelle liberté humaine.

Où va le monde?

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