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LE BUT

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Table des matières

Considéré au point de vue phénoménologique, le mouvement universel dont notre époque constitue l'aboutissement a eu pour point de départ deux événements capitaux étroitement liés l'un à l'autre.

Un surpeuplement sans exemple s'est produit dans toutes les parties de notre planète accessibles à la civilisation; dans sa poussée irrésistible, ce surpeuplement a déchiré la mince enveloppe des couches supérieures qui jadis imprimaient à chaque peuple européen sa nuance particulière et entravaient son ascension.

L'humanité décuplée a eu besoin, pour sa protection et sa conservation, d'une nouvelle organisation de l'économie et de la vie; le déplacement des couches sociales qui s'est opéré au sein de chaque peuple a révélé dans les forces libérées des anciennes classes inférieures les facteurs intellectuels correspondant à la nouvelle organisation.

Le chemin qu'avait à parcourir la volonté transformatrice de l'humanité était long; il fallait créer la pensée abstraite, la science exacte, la technique, le gouvernement des masses, l'organisation; pour donner d'abord une forme à l'ordre nouveau, pour le justifier ensuite, il fallait opérer une transformation des désirs, idées et fins humains, introduire une nouvelle manière de vivre, faire surgir un art nouveau, une conception du monde et une foi nouvelles.

J'ai déduit et décrit cet ordre de choses nouveau dans mon livre Zur Kritik des Geistes. Je l'ai qualifié de mécanisation pour désigner son universalité et faire ressortir la force de contrainte mécanique qui le distingue de tous les régimes antérieurs. C'est que, tout bien considéré, son essence consiste en ce qu'il impose à l'humanité une organisation unique, au sein de laquelle les individus, dans une hostilité souvent féroce et pourtant solidaires les uns des autres, assurent leur vie et leur avenir.

On a eu de bonne heure l'intuition des liens qui rattachent entre eux les éléments constitutifs de l'époque, mais on n'a jamais eu le courage d'embrasser d'un seul coup d'œil l'ensemble de ces éléments. C'est pourquoi on entend toujours parler du capitalisme comme d'un fait qui, à lui seul, suffirait à caractériser toute notre époque, alors qu'il n'est que la projection de l'ensemble de notre régime sur une partie de l'économie. C'est pourquoi aussi la science continue à se livrer inlassablement au jeu qui consiste à établir des rapports entre les diverses branches de la mécanisation, à les déduire les unes des autres: capitalisme, découvertes, guerres, calvinisme, judaïsme, luxe, féminisme, tous ces éléments sont rattachés les uns aux autres par des liens variés et sont censés former la courbe qui représente la marche des événements; et l'on ne s'aperçoit pas que ce faisant on se contente d'expliquer un miracle par un autre, et il ne vient à l'esprit de personne de remonter à la variable primitive qui, indépendamment de tout autre facteur et prise en elle-même, détermine l'agitation bariolée des phénomènes et permet volontiers de considérer les filles sans penser à la mère. Cette fonction fondamentale découle de l'expérience la plus profonde du genre humain; envisagée du dehors, elle apparaît comme une augmentation quantitative et un changement qualitatif; vue du dedans, elle se présente comme un anneau de la chaîne de l'évolution spirituelle des êtres vivants.

Au degré que nous occupons dans l'échelle de la création, l'esprit cherche à dépasser le domaine de l'intellect utilitaire qui, par ses tendances, ses craintes et ses désirs, régit le monde vivant, depuis le protozoaire jusqu'à l'homme primitif, pour atteindre l'âme, c'est-à-dire le domaine de la transcendance désintéressée et exempte de désirs. Pour atteindre ce domaine, l'humanité doit réunir toutes ses forces vitales, tendre au plus haut degré l'énergie de son intellect, la seule dont elle soit à même de disposer en toute liberté, et avoir toujours présente à l'esprit la conviction de l'absurdité de son puissant penchant pour le monde matériel. C'est en effet par l'intellect que passe un des chemins qui conduisent à l'âme: c'est le chemin de la connaissance et du renoncement, le chemin vraiment royal, le chemin de Bouddha. Comme tout ce qui sert à discipliner l'humanité, cette tâche et cette destinée s'expriment avec la force d'une nécessité qui, spontanément surgie, est plus impérieuse que toutes celles que l'humanité avait eu à subir aux périodes glaciaires et dans les habitats désertiques. Mais, en même temps, cette nécessité est génératrice de l'élan le plus puissant qui se soit manifesté depuis les origines de la planète.

Quel est l'homme qui serait à même de citer une folie ou une absurdité de la nature? Or, la mécanisation est un sort de l'humanité, donc œuvre de la nature, et non caprice ou erreur d'un individu ou d'un groupe. Personne ne peut s'y soustraire, car elle existe en vertu de lois inflexibles. C'est pourquoi font preuve de manque de courage ceux qui regrettent le passé, qui méprisent ou renient notre époque. En tant que produit de l'évolution et œuvre de la nature, elle a droit à notre respect; mais en tant que nécessité, elle est notre ennemie. Nous devons regarder cette ennemie en face, mesurer sa force, épier ses faiblesses, afin de pouvoir la frapper à la première occasion favorable. En tant que nécessité, la mécanisation se trouve désarmée, dès qu'on a mis à nu son sens caché.

Il en est autrement de la mécanisation considérée comme forme de la vie matérielle: comme telle, elle restera indispensable à l'humanité, tant que le chiffre de la population ne sera pas retombé à la norme des millénaires pré-chrétiens. Trois de ses fonctions suffisent à lui assurer une domination sur la vie terrestre: la division du travail, la maîtrise des masses et celle des forces. On ne peut ni demander ni admettre raisonnablement que l'humanité renonce de son plein gré à sa domination sur la nature, en faveur d'une fausse simplicité, d'une existence étroitement bornée, d'un oubli complet de toute connaissance, d'un état artificiellement primitif. Rien de plus absurde que l'opinion de ces habitants neurasthéniques de grandes villes qui s'imaginent pouvoir échapper à la mécanisation et même rompre son joug, en se retirant dans une solitude montagneuse et en y menant une vie simple et modeste, en compagnie de quelques bons livres et d'un luth. C'est que pratiquement la mécanisation est indivisible: qui en veut une partie, la veut toute. Si vous voulez avoir une hache, il faut que des milliers de vos semblables fouillent dans les profondeurs de la terre; pour qu'il y ait du papier, il faut que des forêts entières soient broyées par les mâchoires des machines, et pour qu'une carte postale arrive à destination, les rails qui sillonnent la terre doivent être secoués par la locomotive passant en coup de tonnerre. C'est se rendre coupable d'une imposture involontaire que de vouloir faire un choix au point de vue de la mécanisation. Nos modernes bergers d'Arcadie auraient beau se défaire du dernier fil tissé, du dernier grain de blé cultivé, de la dernière pièce de monnaie, ils ne trouveraient pas sur la terre le moindre coin où réaliser leurs robinsonades raffinées.

C'est que l'universalité constitue l'essence même de la mécanisation. Grâce à celle-ci, le monde se trouve transformé en une association forcée, en une communauté rigoureuse de production et d'économie. Comme elle est née spontanément, et non en vertu d'une volonté consciente, comme le travail et la répartition n'y sont pas réglés par des lois et des décrets, mais sont imposés par la nécessité, cette extraordinaire communauté de travail apparaît à l'individu, non comme un régime de solidarité, mais comme un état de lutte. Elle est solidarité, pour autant que les hommes, pour se maintenir et pour se conserver, sont obligés de manifester une activité raisonnable, chacun s'appuyant sur le bras du voisin; elle est lutte, pour autant que chacun ne travaille et ne jouit que dans la mesure où il gagne et conquiert sur les autres. L'organisation mécaniste présente ainsi un caractère brutalement instinctif et inconscient; elle échappe de ce fait à toute règle, et c'est ce qui explique le caractère désastreux et malheureux de ses conséquences. En tant qu'il repose sur une communauté de lutte pour et contre les forces de la nature, ce phénomène universel n'est ni bon, ni mauvais: il est tout simplement nécessaire. Les hommes réunis peuvent plus qu'un seul, l'organisation et l'association étant seules capables d'assurer le plus grand rendement des forces vitales. Dans toute humanité suffisamment dense et ayant atteint un certain degré de développement intellectuel, doit apparaître nécessairement, quel que soit son habitat planétaire, un phénomène collectif correspondant à la mécanisation; mais il dépendra de la force d'âme de cette humanité de se soumettre à cette mécanisation comme à une volonté obscure ou de triompher de sa contrainte.

Sur notre planète à nous la mécanisation a déjà rempli une bonne partie de sa mission. Sous la forme de la civilisation, elle a établi une entente extérieure, créé la possibilité d'une vie en commun où les heurts se trouvent réduits au minimum et celle d'une construction organique. En imposant certaines formes de production et d'échange, elle a permis d'assurer à la population hétérogène et en voie d'augmentation continue, les moyens de se nourrir, de se vêtir et de vivre sous un abri; et elle a obtenu ce résultat, en rendant accessibles les ressources cachées du globe terrestre, en enseignant à centraliser la fabrication, à décentraliser la distribution. Sous la forme du capitalisme, elle a rendu possible l'association des activités humaines et leur convergence vers des buts communs, déterminés d'avance. En tant qu'organisation politique et civique, elle a essayé d'assurer à chaque groupe l'expression de sa volonté et de rendre celle-ci perceptible à la conscience collective. Au moyen de la presse, elle conduit au centre de perception de la communauté toute impression reçue par l'être collectif. Par la politique, elle s'applique à délimiter la nationalité et à établir la division du travail entre les nations. Par la science, elle favorise les recherches collectives sur les phénomènes de la nature, et par la technique elle transforme la science en une arme de combat contre les forces de la nature. Aucune région de la terre ne reste inexplorée, aucune tâche matérielle ne reste irréalisable; tout bien terrestre peut être conquis, aucune idée ne reste cachée, n'importe quelle entreprise doit être tentée et peut se prétendre réalisable; bref, en ce qui concerne la création matérielle, l'humanité a atteint la phase d'un organisme parfait qui, avec ses sens, ses troncs nerveux, ses organes de la pensée, ses vaisseaux sanguins et ses instruments de tact, s'attaque au globe terrestre, soulève sa croûte et aspire ses forces.

Il n'y a pas d'évolution qui s'effectue de l'organique vers l'inorganique. On peut concevoir des formes d'organisation autres que la mécanisation; mais quelles qu'elles soient, elles aboutiront, comme celle-ci, en vertu même de leur caractère matériel, à une construction matérielle destinée à associer les forces humaines en vue de la conquête des forces de la nature; quelles qu'elles soient, elles présenteront pour la vie les mêmes dangers et l'accableront des mêmes tourments, tant qu'elles ne seront pas dominées par les forces de l'âme.

On comprend que le monde soit plein d'admiration devant sa première réalisation de l'unité, qu'il aille même jusqu'à considérer son édifice matériel comme susceptible d'offrir un abri à l'esprit, qu'il mette au service de l'organisation, née spontanément, sa pensée et ses connaissances, ses sentiments et sa volonté. Et, cependant, bien que l'édifice soit loin d'être achevé, on voit déjà la conscience se dresser contre lui. Elle ne le fait encore que sous une forme grossièrement mécanique; ce sont notamment les déshérités qui s'insurgent et qui veulent détruire cette organisation matérielle et mécanique, pour la remplacer par une autre, également mécanique et matérielle, mais qui leur paraît plus juste et leur promet davantage. Mais les privilégiés eux-mêmes se sentent opprimés. Ils se rendent compte de la baisse des valeurs esthétiques et morales; ils voudraient revenir en arrière et sont prêts à sacrifier de l'indivisible mécanisation ce qui leur paraît comme n'en faisant pas nécessairement partie, juste ce qu'ils peuvent sacrifier sans léser leurs intérêts et sans troubler leur repos. Mais on se rend surtout vaguement compte qu'il s'agit d'une injustice, que personne, pas même le plus heureux, n'échappe à une crise intérieure et que des biens supérieurs aux biens sacrifiés sont en danger. Il ne s'agit encore que d'escarmouches se déroulant autour des ouvrages extérieurs, car on n'a pas encore pleinement compris et reconnu l'essence et la force de la mécanisation dans son ensemble. Des questions relatives à la conception du monde, au capitalisme, à la misère, à la technique, sont agitées et discutées sans lien avec le problème central. On manque d'orientation. On prend tour à tour pour l'axe de l'humanité la justice, la culture, l'équilibre, l'intérêt, la tradition, la nationalité, l'esthétique. C'est en cela que se manifestent la mauvaise conscience de l'époque et sa préoccupation intime. Mais après nous être occupés jusqu'ici des forces constructives de la mécanisation, nous allons, dans ce qui va suivre, mettre sous les yeux du lecteur les forces de décomposition qu'elle recèle dans son sein.

I.—La mécanisation est une organisation matérielle; créée par une volonté matérielle et à l'aide de moyens matériels, elle oriente l'activité terrestre des hommes dans une direction d'où toute spiritualité est absente. Personne ne peut se soustraire entièrement à l'action de cette force de direction et, au point de vue mécaniste, l'homme même le plus idéaliste reste un sujet économique qui, pour vivre, doit posséder et acquérir. Le monde est devenu une maison de commerce, une intendance, et chacun porte l'empreinte et la nuance de son époque.

On s'imagine l'influence qu'ont dû exercer des siècles de contrainte intellectuelle sur l'esprit humain comprimé! L'ère de la division du travail exige la spécialisation. Lorsque l'esprit, enfermé dans les règles et les pratiques de son domaine spécial, reçoit par mille canaux l'image nébuleuse du monde extérieur impitoyablement changeant, ce qui est petit lui apparaît facilement grand et le grand lui donne non moins facilement l'illusion du petit. L'impression s'estompe, ce qui ne peut que favoriser le jugement superficiel, irresponsable. L'admiration et l'étonnement ne vont que vers ce qui est nouveau et sensationnel. On ne garde que le critère mesquin, ayant pour base le nombre et la mesure. La pensée devient dimensionnelle. Si l'on applique aux choses la mesure, on ne juge les actes que par le succès qui étouffe le sentiment moral, comme la mesure et le poids étouffent le sens de la qualité! C'est dans le jugement rapide que réside la source du succès; il s'obtient au prix de l'erreur et de l'illusion; on devient sceptique. On cherche à pénétrer, non dans les choses, mais derrière les choses, derrière les hommes et les puissances; on perd toute honnêteté et toute pudeur. On proclame que savoir, c'est pouvoir, que le temps est de l'argent; et c'est ainsi qu'on sait sans connaître, qu'on passe son temps sans joie. Les choses elles-mêmes, négligées et méprisées, ne procurent plus aucune joie, car elles sont devenues des moyens. Tout d'ailleurs est moyen: choses, hommes, nature, Dieu; derrière tout cela se dresse, comme un fantôme, comme un être irréel, la chose en soi, l'objet en soi des aspirations: le but; le but qui n'est jamais et ne peut jamais être atteint, le but dont on ne possède aucune notion claire, le but, vague et complexe représentation dans laquelle on discerne un désir de sécurité, de vie, de possession, d'honneur, de puissance et dont les éléments s'évanouissent ou moment même où on croit les avoir atteints; le but, image nébuleuse, aussi lointaine au moment de la mort que le jour où, pour la première fois, on l'a aperçue. En face de ce but, se dresse menaçant, plus réel, mais infiniment exagéré, le spectre de la nécessité. Tiraillé entre ces fantômes et poussé par eux, l'homme court d'une irréalité à une autre. C'est là ce qu'il appelle vivre, agir et créer; c'est là ce qu'il lègue, à la fois comme bénédiction et comme malédiction, à ceux qu'il aime.

Cet état de l'esprit mécanisé n'est cependant pas autre chose que l'état primitif des races inférieures, épanoui au milieu du tumulte de la grande ville; il est à la fois le but et l'épouvantail de ceux qui ont créé notre époque. Mais il y a là encore quelque chose de plus qu'un atavisme: ceux qui ont goûté au breuvage retournent dans l'abîme moral où reposent les êtres obscurs qui l'ont fabriqué. Et c'est ainsi que parvenus au zénith même de la civilisation, ils tout condamnés à vivre la vie, à éprouver l'état d'âme, les angoisses et les joies que leurs ancêtres avaient réservés aux esclaves.

Cet état d'âme se caractérise par l'ambition et par l'aveuglement. Par l'ambition, à laquelle nul but ne suffit, qui est cependant irrationnelle au point de transformer finalement le travail en fin en soi, à ramasser sur son chemin tout ce qui brille et qui marche vers la tombe, en traînant derrière soi le poids mort des moyens; par l'aveuglement pour lequel nul fait n'est assez réel, aucune connaissance trop secondaire, qui craint d'approfondir les choses, qui dépouille le monde de son enveloppe charnelle et de son contenu spirituel, qui tue ce qu'il y a en lui de mortel et méprise ce qu'il renferme d'immortel.

Les joies qu'on éprouve sont celles des enfants d'esclaves et des femmes de condition inférieure: possession qui brille et crée l'envie, amusements et ivresse des sens. La passion de posséder engendre une véritable boulimie pathologique: on veut posséder le plus de choses possible, cependant que le rassasiement et la mode déprécient tous les ans les trésors accumulés et nous obligent à les remplacer par des futilités nouvelles. Les joies de la grande ville et celles d'une société qui, par une inconsciente ironie, se fait qualifier de meilleure, sont profondément humiliantes et dégradantes. Il est impossible de quitter les lieux où ces gens, pour nous servir du mot le plus commun du langage vulgaire, s'amusent, sans être pris de doute sur l'avenir de l'humanité; et celui qui échappe à ce doute peut dire qu'il a subi avec succès la plus forte épreuve qui puisse ébranler la confiance dans le monde. Griserie, plaisir et crime ont leur source dans des poisons et des excitants qui exigent une dépense triple de celle que le monde consacre à toutes les œuvres de civilisation.

II.—La mécanisation, qui est une organisation de contrainte, est attentatoire à la liberté humaine.

Ce n'est pas dans les besoins de sa vie que l'individu trouve la mesure de son travail et de ses loisirs, mais dans une règle qui lui est extérieure: la concurrence. Il ne suffit pas qu'il crée dans la mesure de ses forces et de ses désirs: son travail est estimé par comparaison avec celui d'un autre, avec ce que font d'autres; le demi-travail, le travail lent n'a pas plus de valeur que l'oisiveté. Tout travail, depuis celui du grand capitaine jusqu'à celui du facteur, depuis le travail du journalier jusqu'à celui du financier, est soumis au système de l'accord et du record; on demande à chacun autant que peut faire le voisin. L'artisan de jadis perfectionnait son travail à force d'amour et d'embellissement; la mécanisation, elle, produit sous l'égide de l'adjudication: on exige un minimum de qualité et de quantité, le prix le plus bas est le meilleur, et l'amour ne trouve aucune récompense. C'est la lutte entre groupes, entre nations, qui établit la limite de l'effort, et l'issue de la lutte dépend chaque fois des sommes de forces objectives dépensées, à l'exclusion de toute influence individuelle.

L'homme n'est même pas libre de diriger et de concevoir son activité. Qu'il se sente une vocation unique ou des vocations multiples, l'organisation mécaniste ne l'utilise qu'en vue de la spécialisation. Et notre génération se pliant de bon gré à la contrainte, il s'ensuit que nous avons le voyageur de commerce-né, l'instituteur-né, tout comme nous avons l'ingénieur-né et l'entomologiste-né. Mieux que cela: l'organisation mécaniste fournit le nombre et le choix de types, en raison directe des besoins. Tout recul entraîne un châtiment: si l'on voit surgir de temps à autre un homme de la vieille trempe des guerriers, des aventuriers, des artisans, des prophètes, on ne tarde pas à l'exclure de la communauté, à le mettre au ban de la société et à le charger des besognes les plus basses, les plus indifférenciées.

Mais la contrainte ne s'arrête pas là. Elle dérobe à l'homme jusqu'au sentiment de la responsabilité envers lui-même. La force organisatrice, qui est l'essence même de la mécanisation, s'exerce jusqu'à ce que chacune des parties de celle-ci, chaque ensemble de parties, soient devenues des organismes à leur tour: c'est ainsi que dans la nature chaque élément, quelque grand ou petit qu'il soit, forme un organe et que l'ensemble des organes forme un tout continu. Associations, unions, firmes, sociétés, bureaucratie, organisations professionnelles, politiques, religieuses unissent et séparent les hommes dans un enchevêtrement inextricable; personne n'existe pour lui-même, chacun est subordonné à d'autres, responsable devant d'autres. Cet état, propre à élever l'âme par la grandeur de sa conception, tant qu'il s'agit d'une organisation qui n'est pas l'œuvre de l'homme, devient une odieuse soumission dans ces immenses régions obscures où le sentiment de la responsabilité consciente est remplacé par l'intérêt servile. L'artisan de l'ancienne guilde vivait, lui aussi, dans un état de dépendance, mais sa dépendance, visible, sans équivoque, n'était pas celle d'un employé de magasin de nos jours, puisqu'elle était associée au sentiment de liberté intérieure. La dépendance mécaniste, elle, est recouverte d'une apparence de liberté extérieure; le mécontent peut exiger le respect de la forme extérieure, il peut protester, abandonner le travail, s'en aller, émigrer, mais tout cela ne l'empêche pas de se retrouver dans la même situation au bout de quelques semaines, les noms, les personnes et les localités ayant seuls changé. L'anonymat de la contrainte opère par sa magie ce que les despotismes et les oligarchies de jadis n'ont pas réussi à réaliser, malgré leurs janissaires et leurs espions: l'éternisation de la dépendance.

Mais la contrainte individuelle serait encore un mal supportable, sans le phénomène massif qui la recouvre. La mécanisation, en tant qu'organisation massive, a besoin des forces humaines, non à l'état individuel, mais réunies de façon à former de vastes ensembles. Les multitudes qui ont construit les pyramides des Pharaons ne suffiraient pas à fabriquer tous les outils dont un pays a besoin même pour une seule journée; les armées de Napoléon ne suffiraient pas à fournir le contingent d'une seule circonscription minière. Des populations entières doivent se tenir prêtes à se grouper et à se regrouper sans cesse en armées dont la destination varie à l'infini. Des millions de chevaux-vapeurs exigent des millions d'hommes-centaures. Ce n'est pas en vertu d'une nécessité inhérente au principe de la mécanisation, mais c'est grâce à des circonstances secondaires accompagnant le développement et jugées commodes, que la division, inévitable en elle-même, entre le travail intellectuel et le travail physique est devenue éternelle et héréditaire; il en est résulté la division de chaque pays civilisé en deux peuples qui, apparentés par le sang et cependant séparés pour toujours, se trouvent, l'un par rapport à l'autre, dans la même attitude que jadis les couches supérieures et les couches inférieures dont la séparation avait du moins pour excuse la diversité d'origines. Ces deux peuples sont séparés et dominés par la contrainte. Le supérieur ne peut pas descendre, sans perdre son rang social et sa conscience sociale, sans renoncer à son ambiance accoutumée, aux biens de jouissance et de culture que lui confère sa supériorité; et, inversement, un membre des couches inférieures ne peut pas monter, s'il ne possède pas, par un hasard heureux, un certain capital ou un certain degré d'instruction pour point de départ. Or, abstraction faite des cas d'émigration, les hasards pareils sont tellement rares qu'on trouve à peine un descendant de prolétaires parmi les milliers de fonctionnaires dont disposent nos entrepreneurs.

Cette séparation forcée est d'une dureté inouïe pour le peuple inférieur. Ilotisme, esclavage, servage étaient des formes de dépendance fondées sur les conditions de l'économie rurale. Le travail, plus dur et moins rémunérateur que celui du travailleur libre, était cependant de même nature: il s'accomplissait dans le décor agréable de la vie rurale qui atténuait les rigueurs de la surveillance et la misérable insignifiance de la récompense. Le travail du prolétaire de nos jours présente, si l'on veut, les avantages de la dépendance anonyme; le prolétaire ne reçoit pas des ordres, mais des indications; il obéit, non à un maître, mais à un supérieur hiérarchique; il ne sert pas, mais s'acquitte d'une obligation librement acceptée; ses droits humains sont les mêmes que ceux de ses employeurs; il est libre de changer de résidence et de situation; la puissance qui se trouve au-dessus de lui n'a rien de personnel, car alors même qu'elle se présente sous l'aspect d'un employeur individuel ou d'une firme, il s'agit toujours en réalité de la puissance de la société bourgeoise. Et, cependant, de quelque manière qu'il l'arrange dans les limites de cette liberté apparente, la vie du prolétaire s'écoule triste et uniforme, les jours se suivent et se ressemblent, et cela pendant des générations infinies. Celui qui a été absorbé, ne serait-ce que pendant deux mois, de sept heures à midi et de une heure à six heures, par une besogne exclusive de tout effort intellectuel, dans la seule attente du coup de sirène libérateur, sait le degré de renoncement que comporte une vie de travail automatique; au lieu de chercher à justifier cette vie à l'aide d'arguments religieux ou profanes, au lieu de chercher à la présenter comme une source de satisfactions, il verra plutôt dans toute tentative de ce genre un acte dicté par la convoitise égoïste. Mais celui qui se rend compte que cette vie n'a pas de fin, que le prolétaire, en mourant, lègue à ses enfants et aux enfants de ses enfants le même sort, sans pouvoir leur fournir ou indiquer aucun moyen de s'en évader, celui-là éprouve un sentiment de faute et d'angoisse. Nous faisons appel à l'intervention de l'État, lorsque nous voyons maltraiter un cheval de fiacre, mais nous trouvons juste et conforme à l'ordre des choses qu'un peuple soit condamné pendant des siècles à être l'esclave d'un peuple frère, et nous nous indignons, lorsque nous voyons ces malheureux hésiter à approuver par un bulletin de vote le maintien d'un pareil régime. Le dogme plat du socialisme est un produit de cette mentalité bourgeoise. Que ce dogme soit devenu l'appui le plus puissant du trône, de l'autel et de la bourgeoisie, c'était là une nécessité à la fois profonde et paradoxale. Le spectre de l'expropriation n'a servi en effet qu'à effrayer le libéralisme qui, renonçant à toute pensée libre, s'est mis sous la protection des forces de conservation.

Dans les classes dominantes, la séparation forcée, imposée par la mécanisation, sans être une source de misère, n'en représente pas moins un danger. C'est une loi de la nature que tout organisme, plus ou moins épargné par la lutte pour l'existence, tombe, après une phase d'heureux épanouissement, dans un état d'affaiblissement et de régression. Les peuples victimes de ce sort devenaient jadis la proie de conquérants qui leur imposaient le contact régénérateur et salutaire avec la terre; mais de nos jours la race des conquérants est épuisée, et une interversion des couches sociales aurait pour effet de renouveler le même jeu avec les rôles intervertis, et non avec des forces nouvelles, pour l'amener au même résultat déplorable. Chez ces classes privilégiées, l'absence de tout travail physique se complique d'une constante tension intellectuelle, qui est pour nos grandes villes une cause de stérilité physique et morale et prépare à notre Occident une crise de la population.

Lorsqu'on embrasse d'un coup d'œil d'ensemble ce phénomène de stratification forcée dont nous voyons la cause dans la tendance irrésistible de la mécanisation à l'organisation et à la division du travail, on constate une fois de plus qu'il s'agit somme toute d'un retour à l'état de nos ancêtres obscurs. Nous n'avons pas renoncé définitivement au primitif esclavage et nous avons réussi, malgré le christianisme et la civilisation occidentale, à étendre sur les peuples un régime de sujétion qui, sans aucune contrainte légale, sans pouvoir personnel visible, grâce au simple jeu de processus organiques libres en apparence, condamne certaines couches sociales, par rapport à d'autres, à une dépendance rigide et héréditaire, bien qu'anonyme.

III.—La mécanisation n'est ni le résultat d'une convention libre et consciente, ni le produit de la volonté moralement éclairée de l'humanité; elle est née automatiquement, voire imperceptiblement, des lois démographiques de l'univers. Malgré sa structure très rationnelle et casuistique, elle constitue un processus involontaire qui la rapproche des processus aveugles de la nature. Moralement fondée sur l'équilibre des forces, sur la lutte et la défense individuelles, comme la vie des hommes primitifs était fondée sur l'équilibre vital qui régnait dans les forêts, elle répand dans le monde une mentalité qui, remontant au-delà des premiers efforts du Christianisme, au-delà de la morale politique et théocratique de la civilisation méditerranéenne et se recouvrant du manteau et du masque de la civilisation moderne, nous ramène à la phase de l'humanité primitive; car cette mentalité a elle-même pour base la lutte et l'hostilité.

Le cœur humain a trop besoin d'une atmosphère chaude, d'une atmosphère d'amour et de sympathie, pour laisser la haine s'épandre comme une flamme vive et dévorante; mais plus la génération soumise à la mécanisation est rude et endurcie, et plus la flamme sournoise, qui ne trouve pas d'issue, use les rouages intérieurs.

L'homme d'autrefois faisait passer toute sa force et tout son amour dans ses œuvres. Il était là pour la chose qui sollicitait son travail. Ses semblables vivaient en dehors de lui, et il n'avait besoin d'eux que de temps à autre, pour l'échange de produits, pour la dépense commune ou le service commun. Les siens, qu'il avait la charge de protéger, formaient autour de lui un premier cercle; puis venaient, formant un cercle plus large, les amis auxquels il avait juré fidélité; enfin, à une distance plus grande encore, il était entouré par les ennemis qu'il avait à combattre. L'homme de nos jours ne vit plus pour une chose; ce qu'il convoite, c'est le bien neutre de la possession; ce qui le guide, c'est l'idée abstraite d'une sphère de puissance relative, mais extensible à volonté; ce qui donne un contenu à sa vie, ce n'est pas la chose, laquelle se trouve transformée en simple moyen, mais la carrière à parcourir. Cette carrière, il est prêt à la poursuivre, sans tenir compte des murailles humaines qu'il peut trouver sur son chemin. De quelque côté qu'il regarde, à quelque place qu'il se trouve, il aperçoit d'autres hommes qui sont ses ennemis. Pour faire des brèches dans ces murailles vivantes, il se sert de ses compagnons et de ses clients qui le suivent, non par amour, mais par intérêt, car dans ce régime chacun est pour l'autre un moyen qu'on abandonne, dès qu'il cesse d'être utile. Pour le producteur, le voisin est un concurrent, donc un ennemi; ou un acheteur, donc un moyen; ou un fournisseur, donc encore un ennemi; ou un associé, donc encore un moyen. S'il approche quelqu'un, c'est parce qu'il lui veut quelque chose; si d'autres l'approchent, c'est encore parce qu'ils espèrent quelque chose de lui; des deux côtés, on est sur ses gardes; des deux côtés, on observe une attitude de méfiance hostile. C'est pourquoi chacun trouve qu'il est à la fois dangereux et inconvenant de faire appel au côté humain de l'étranger; il est d'usage de le traiter comme un être sans consistance jusqu'à ce que la timide convention d'une désignation nominative lui ait assuré, conformément aux coutumes du pays, la protection d'un froid respect. Le rêveur philanthrope, qui veut s'élever au-dessus de la forme, est écouté lorsqu'il n'a rien d'autre à offrir. Lorsque, au contraire, il peut offrir quelque chose de désirable, il se voit aussitôt, en reconnaissance de sa confiance, rabaissé à l'état de moyen. Il partage, en toute justice, le sort de ceux qui veulent transformer un ordre de choses général à l'aide d'expériences isolées, au lieu de chercher à agir sur la mentalité et la conscience. C'est pourquoi les hommes sont si portés à s'accuser mutuellement, à s'accabler de reproches réciproques; c'est pourquoi ils se vantent tant de leurs mauvaises expériences et se proclament pessimistes à la suite de leur prétendue connaissance des hommes. Ils ne se rendent pas compte qu'en amusant les autres, ils se condamnent eux-mêmes. C'est que l'inimitié et la bassesse ne sont pas inhérentes à la nature humaine: le cœur de l'homme est tendre comme sa peau nue, il est accessible aux émotions, à la douleur, à l'affection. Ce qui endurcit ce cœur, c'est la détresse, c'est le fouet d'esclave de la mécanisation, fouet qui ne reste jamais inactif et dont le sifflement signifie faim, mépris, privation de droits, douleur et mort. Certes, la détresse en elle-même, loin d'être terrible, ouvre le chemin du salut. Mais elle ne l'ouvre qu'à l'homme ayant la foi. Quant à la mécanisation, elle a été assez prévoyante pour dépouiller l'homme de sa foi, moyennant un peu de connaissance et de magie.

L'inimitié d'homme à homme s'étend et devient inimitié de groupe à groupe, de tribu à tribu, de peuple à peuple. L'homme est devenu un être dont l'intérêt est le seul mobile. Une pauvre théorie vient lui promettre l'affranchissement de toutes ses souffrances. Il forme avec d'autres une association qu'on dénomme parti ou représentation d'intérêts; les membres de ce parti ou de cette représentation d'intérêts généralisent leurs revendications, les transforment en un idéal positif et sont étonnés de voir ceux qui sont guidés par des intérêts opposés ne pas adhérer à leur idéal. À notre époque, si féconde en combinaisons de toutes sortes, rien n'est plus difficile à trouver qu'un homme dont la conviction et l'idéal ne se confondent pas avec son intérêt. Cette triste expérience a conduit beaucoup de penseurs sérieux à voir dans une conception du monde, dans une conviction transcendante, non une forme de la connaissance et un reflet de l'éternel, mais bien plutôt une transposition d'un caractère ou d'un intérêt, un symptôme plus ou moins morbide, une singularité idiosyncrasique. Telle est la confiance dans la nature positive des intérêts, dans la toute-puissance de l'intellect, dans les attaches uniquement et exclusivement terrestres du sentiment.

Mais en vertu, au nom de quel intérêt la mécanisation pousse-t-elle ses victimes, à travers la nécessité et la détresse, l'inimitié et la lutte, à fournir le rendement maximum? Ne s'aperçoit-elle donc pas que tout ce qu'il y a de plus grand au monde a été l'œuvre de l'amour et de la solidarité fraternelle? Ne sait-elle donc pas que si la nécessité brise le fer, la foi déplace les montagnes?

Il se peut qu'elle sache tout cela, mais, semblable à Satan, elle est frappée d'impuissance, lorsqu'elle se trouve sur les hauteurs. Elle s'est engagée à nourrir l'humanité indéfiniment multipliée, à pourvoir à son entretien, à l'enrichir, et elle remplit son engagement. Les moyens dont elle se sert sont artificieux et ingénieux, mais vulgaires, car elle est elle-même fille d'une vulgaire nécessité. Elle abaisse l'homme noble et élève à sa propre hauteur l'homme inférieur: c'est tout ce qu'elle peut. Elle connaît bien les matériaux avec lesquels elle travaille; elle a supprimé la foi, elle n'a aucune confiance dans la bonne volonté et elle réalise ses fins en faisant appel uniquement à la détresse et à la misère. Là où l'émulation ne suffit pas, elle engendre la concurrence; là où l'aide fraternelle faiblit, elle provoque la lutte et, lorsque la solidarité nationale fait défaut, elle crée la division en classes. Et dans ces moyens encore on saisit le vieil atavisme de la jalousie, de la haine, de l'angoisse et des passions, atavisme dont la mécanisation elle-même ne constitue qu'un aspect.

Où va le monde?

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