Читать книгу Où va le monde? - Walther Rathenau - Страница 7
III
ОглавлениеL'époque qui, dans son essence la plus intime, aspire à acquérir la connaissance d'elle-même et à se libérer de sa propre rudesse, n'est guère favorable à la pensée concrète, fondée sur la prévision mathématique. À peine échappée au lourd sérieux et à la plate évidence du matérialisme, elle se détourne honteuse de tout ce qui touche à la pratique; mais, honteuse en même temps de sa honte, elle cherche à la dissimuler et, surmontant sa répugnance, elle introduit dans sa vie affective quelques misérables accessoires et ingrédients de la vie moderne. Elle chante les lampes à arcs et autres inventions, dans des rimes d'une audace voulue, ce qui ne l'empêche pas d'être plus étrangère aux choses de ce monde que ne le fut l'époque précédente, plus grossière, mais qui du moins savait mettre la main à la pâte et était au courant des choses humaines. Pour se prouver à eux-mêmes combien ils sont éloignés de l'assurance inébranlable qui règne sur le marché du monde, beaucoup de nos contemporains n'arrêtent leur attention que sur l'enveloppe la plus mince, la plus bariolée des phénomènes et se contentent, non sans une certaine coquetterie, d'un examen superficiel qui leur révèle ici une ressemblance, là une contradiction.
Misérable mensonge! On n'a le droit de réfléchir sur le monde et de le juger que dans la mesure où on le prend au sérieux, où on est convaincu qu'il a un sens et qu'il est cohérent; mais la courageuse croyance à l'absurdité et à la confusion irrémédiable de tout ce qui existe comporte, à titre de conséquences, une vie dépourvue de tout élément spirituel, ne connaissant que les jouissances animales, et une conscience morale fondée uniquement sur la crainte de la police. Le voleur à l'étalage de la vie nie la sueur qu'il dépense pour réussir chacun de ses coups; il ne reste un héros que pour ses pareils, car l'humanité n'accepte pas en cadeau le produit d'un misérable vol.
Sans doute, ce n'est pas à l'aide de connaissances acquises et d'une instruction péniblement reçue que nous défricherons le champ qui nous est confié; l'orgueilleux savoir est par lui-même infécond. Mais tout ce qui se passe sur la terre doit être pris au sérieux; et quand on a les sens fidèles et l'esprit toujours prêt à s'abandonner, à se fondre avec ce qui l'entoure, on arrive à saisir le sens intime des choses même les plus journalières et on n'a pas la tentation de s'accrocher à leurs signes extérieurs. Si le monde est une organisation, un cosmos, l'homme a le droit de se faire une idée de ses connexions, de ses lois, de ses phénomènes et de les reproduire en lui-même. Si Platon, Léonard de Vinci et Gœthe ont fait des incursions dans le monde solide et ferme des choses, ce ne fut pas par égarement profane, mais parce qu'ils y étaient poussés par une nécessité divine. Le poète qui, incapable d'embrasser le présent et l'avenir de son monde, ne s'arrête qu'à des épisodes intéressants et choisis, a beau se donner pour un visionnaire: il n'est qu'un ordonnateur de divertissements esthétiques. Les Romains disaient de l'État qu'il était la chose de tous; cela est d'autant plus vrai de la nature, qui est à la fois le monde extérieur, le désert et l'oasis, l'arène de lutte et le tombeau de l'homme.
Le romantisme de notre temps, aux gestes réalistes et aux sentiments artificiels, ne tardera pas à céder la place à une mentalité qui n'a jamais cessé d'exister chez les hommes n'ayant pas subi la déformation de l'esprit: à l'expérience littéraire et scolaire succédera l'expérience puisée dans la connaissance du monde réel; sur les fondations en pierres de taille que formeront les réalités maîtrisées, l'édifice des idées reposera plus solidement et pourra s'élever avec plus de sécurité que sur le sable mouvant de principes étrangers à la vie. Des hommes robustes, guidés par des tendances pragmatiques, animés d'un sentiment de solidarité, ayant l'imagination nourrie des leçons de la réalité à laquelle ils prennent une part active et dont ils portent la responsabilité, arracheront la pensée libre et les sentiments indépendants à la serre chaude des chapelles, pour les lancer sur le chemin du devenir, de la destinée et de l'action. Les idées et les sentiments du monde seront alors solides sans être superficiels, délicats sans être faibles, pleins de fantaisie sans prétentions, transcendants sans bigoterie, pragmatiques sans chicane; la direction spirituelle sera arrachée aux mains de femmes et d'esthètes railleurs et sceptiques, pour être confiée à des hommes; aux mains d'artistes et d'enfileurs de phrases, pour être confiée à des poètes et à des penseurs.
Le nihilisme individuel dont nous souffrons, qui nous rend la généralisation douteuse, la loi suspecte et l'action méprisable, qui prétend se reposer dans la contemplation de ce qui est incomparablement unique, tout en se nourrissant en cachette de la loi et de l'action; ce nihilisme, disons-nous, fausse gaieté sans espoir, morale sans convictions et renoncement à contre-cœur, provient d'une source très profonde qui apparaît à la surface aux époques où les hommes ont perdu la foi.
Qu'est-ce qui est légitime, demande cette doctrine, puisque tout ce qui arrive est unique? Où est la permanence, puisque chaque instant est nouveau et sans précédent? Comment admettre le développement, étant donné que tout ce qui existe dans le temps n'est qu'illusion?
Il est vrai que dans l'essence la plus profonde des choses tout est repos et que, plus on s'éloigne du centre, plus le mouvement apparent devient intense. À tous les grands moments, l'âme a l'intuition de son but sacré et se sent attirée de l'agitation trompeuse de la surface vers le centre immobile. Mais ce mystère ne doit pas nous détacher de la vie. Nous ne percevons sans doute que les sons isolés et sans suite de l'harmonie totale, et ce qui est immuable nous éblouit par ses changements; il n'en reste pas moins que nous sommes placés dans cette vie pour la rendre parfaite dans le cercle étroit qui nous est assigné, et notre calvaire est soumis à la loi du temps. Si nous méprisons cette scène du devenir, toute pensée devient vaine, tout sentiment supérieur devient irrationnel et toute action se transforme en absurdité; même l'aspiration à une perfection supérieure, par le fait même qu'elle reste action, est vaine. Mais cette conclusion renferme sa propre réfutation, puisque l'ardente aspiration de l'âme subsiste malgré tout et constitue même l'élément le plus réel de notre vie intérieure. Ayons donc le courage de faire de cet élément, et non de l'Absolu imaginaire, l'axe temporaire de notre vie temporelle, et nous verrons notre existence retrouver un sens. La pensée concentrée sur l'Absolu abolit la volonté; mais le culte du transcendant fournit à la pensée des fins adéquates, anime la volonté par l'amour des hommes, de la nature et de la divinité et remet l'action en honneur.
Bien que toutes les explications historiques et rationnelles semblent contredire le sens de cette déduction a priori, qu'il nous soit permis de formuler une observation de nature à écarter ure erreur traditionnelle de l'expérience. On peut notamment, en parcourant le bref intervalle historique accessible à notre exploration et en examinant, à la lumière des monuments qui nous ont été transmis par l'art, la vie affective des Hindous, des Hébreux, des Grecs et des Germains, conclure que les forces véritablement humaines n'ont subi, au cours des siècles, aucun développement, aucun perfectionnement, parce que l'un et l'autre sont tout simplement impossibles. Mais en formulant cette conclusion, nous oublions que le pont du souvenir ne relie que les sommets et nous ne tenons pas compte des formidables rehaussements qu'a subis le niveau des vallées. L'histoire passe sous silence les foules innombrables et anonymes; elle reste toujours la chronique des héros et des vainqueurs. Et, cependant, la Nature est loyale; elle ne foule pas aux pieds la créature dépassée, et le peuple retardataire continue de vivre à l'écart de la route royale, au sein de tous les continents. La Nature ne travaille pas comme le chimiste, sans laisser de résidus; elle transforme et développe une partie de ses inépuisables matériaux et met le reste de côté, pour s'en souvenir en temps voulu et le transformer insensiblement à son tour. Dans l'isolement du monde africain et asiatique vivent encore aujourd'hui les pasteurs de Chanaan et les porteurs de lances de l'Ilion, comme nous images de Dieu, mais ayant l'âme plus jeune et plus faible. Mais de ces basses populations, si vieilles et si proches de l'animalité, sont nées des familles dont la grandeur d'âme ne le cédait en rien à celle des familles victorieuses et dominatrices, depuis longtemps éteintes.
Celui qui possède véritablement une langue, possède, sans qu'il puisse toutefois prétendre à la génialité de celui qui l'a créée, son esprit tout entier; celui qui a compris et possède en esprit le legs d'un grand homme est son disciple et son frère, sinon par le génie créateur, du moins par l'âme. Le legs de Bouddha et du Christ, de Platon et de Gœthe était, lorsqu'il vint en contact avec la terre, effroyablement étranger et hostile à l'humanité; mais aujourd'hui, et peu importent les forces prosaïques auxquelles nous devons ce résultat, le bien sacré germe dans des milliers de cœurs, et ces cœurs, soit dans leur simplicité, soit dans leur ardente émulation, sont plus proches de l'âme que ne l'étaient jadis les cœurs des quelques disciples élus. La génialité n'est pas la mesure de l'âme; mais le réveil de l'âme est la mesure de toute création.
Le développement est la catégorie intellectuelle de toute notre activité supra-animale, car tout ce que nous faisons repose sur la notion du temps, et vouloir l'immobilité est chose aussi absurde que vouloir remonter aux origines. C'est le propre d'une époque tourmentée par le doute et incapable d'action que d'avoir toujours le regard fixé sur le passé; si, toutefois, nous portons un si vif intérêt à nos ancêtres, si tout ce qu'ils ont fait et dit nous paraît plus important et plus familier que ce que font et disent nos contemporains, nous avons pour excuse le fait que nous sommes excédés par nos mécanismes, agacés par les bavards bornés et insupportables qui vantent comme étant un pas vers la perfection toute nécessité mécanisée.
Mais même l'époque accablée, même l'époque qui fait fausse route est digne de respect, car elle est l'œuvre, non des hommes, mais de l'humanité, donc de la nature créatrice, qui peut être dure, mais n'est jamais absurde. Si l'époque que nous vivons est dure, nous avons d'autant plus le devoir de l'aimer, de la pénétrer de notre amour, jusqu'à ce que nous ayons déplacé les lourdes masses de matière dissimulant la lumière qui luit de l'autre côté. Cet amour est dur, lui aussi; il ne réduit pas seulement en poussière les pierres obtuses que notre temps nous oppose, mais il détruit en même temps plus d'une affection chère à notre cœur; c'est cependant par notre cœur que passe le chemin qui conduit à la liberté du monde.
Est-il présomptueux de vouloir définir ce chemin, d'après la seule intuition que nous pouvons en avoir? Ce qui est présomptueux, c'est de vouloir appliquer à l'esprit des temps à venir les pénibles procédés d'investigation de la science. L'expérience autorise des déductions, mais est impuissante à favoriser le développement; elle me dit que le tilleul qui se trouve devant ma fenêtre s'est développé à partir d'une graine, mais elle ne me dit pas si la graine que j'ai dans ma main deviendra un jour arbre ou poussière. Mais, même appliquées au présent, les déductions ne sont jamais univoques et ne sont pas exemptes de dangers, étant donné que le nombre des formes terrestres est limité, que les contenus s'accroissent et que, sans qu'on s'en aperçoive, le vieux vase se trouve un jour rempli d'un esprit nouveau. Il est permis de voir dans les jeux pastoraux l'origine de la tragédie, et dans la danse l'origine de la symphonie; mais l'esprit d'Hamlet et la musique de la Neuvième symphonie de Beethoven n'ont rien à voir avec cette recherche archéologique. C'est ici que se trouve la valeur-limite de toute tradition: elle explique, elle calme, elle communique aux choses mouvantes une inertie mécanique, mais elle ne sanctifie rien, n'excuse rien et n'ouvre aucune perspective d'avenir. L'histoire nous l'enseigne sur mille exemples une forme d'État, une organisation publique, ont beau s'attacher à leurs origines historiques, se cramponner au but en vue duquel elles ont été primitivement créées; il arrive toujours un moment où elles sont envahies par un esprit nouveau qui laisse subsister la forme inoffensive, et en dépit de l'historien qui croyait avoir élevé en théorie un édifice intangible, la loi intérieure, revêtant les aspects de l'erreur, de la fausse interprétation et de la violence, infuse dans les vases purifiés une vie nouvelle.
Puisque l'expérience et la tradition sont incapables d'évoquer et de favoriser l'avenir, puisque le calcul dégénère en une plate spéculation, nous ne devons jamais perdre de vue que développement signifie toujours ascension de l'esprit et que par notre vie intérieure, vécue en pureté et interprétée sans parti-pris d'un désir quelconque, nous participons microcosmiquement à l'évolution du monde. Là réside l'explication de toute prophétie: de la froide et pratique compréhension d'une conjoncture à l'interprétation adéquate d'une nécessité politique; de l'intuition sympathique d'une destinée humaine à la pénétration, visionnaire du tableau de l'Univers, à tous les degrés de sympathie intellectuelle et intuitive il y a parallélisme entre l'esprit objectif et l'esprit vécu. Tout instrument organisé exprime dans les sons qu'il émet l'écho de la symphonie.
De cette concordance entre le monde objectif et la vie intérieure nous possédons une certitude qui nous est fournie par la force irrésistible avec laquelle la pensée s'impose à nous, indépendamment de notre volonté: la véracité communicative échappe aux démonstrations mécaniques. Qu'est-ce qui est susceptible de démonstration? À peine le passé, à peine même la vérité de la géométrie euclidienne; ni nos sentiments, ni les faits de notre vie intérieure, ni nos pressentiments ne se laissent démontrer. Toute conception pratique, toute mesure d'organisation peut être discutée; mais ce qui est juste est l'objet d'une confiance sans condition, car tout sentiment profond, relatif au passé, au présent ou à l'avenir, possède dans sa véracité même une force qui impose l'adhésion et la foi et résiste à toute épreuve. Les sentiments forts parlent une langue forte; ce qui est clairement perçu éclaire à son tour; l'honnêteté et la sincérité créent la confiance.
La pensée sincère donne l'impression toute corporelle de plasticité et de poids. Et il est encore un autre signe qui la distingue des paradoxes et des aphorismes du jour, lesquels ne sont vrais que lorsqu'on ne les envisage et éclaire que d'un seul côté: elle est attirée vers le réel, elle touche à la vie journalière, sans y plonger par ses racines, elle paraît réalisable, tout en étant nourrie d'imagination. C'est que les germes de l'avenir sont répandus partout dans le sol; ce qui est en voie de naître paraît merveilleux, non parce que venant du néant, mais à cause des transformations qu'en subissent les choses qui ont fini par devenir familières.
Tous nos actes sont plus ou moins visionnaires, car chacun de nos pas nous emporte vers l'avenir. Si nous croyons l'homme capable d'anticipation, croyons-y donc fermement. Si nous réunissons nos efforts en toute bonne volonté, tout ce qui est trompeur et illusoire ne tardera pas à s'évanouir devant nos anticipations communes, et ce qui est juste apparaîtra dans tout son éclat. Pour arriver à ce résultat, une seule condition est nécessaire: que nos pieds ne perdent jamais contact avec la terre ferme, que nos yeux ne perdent jamais de vue les étoiles.