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1.1. JEAN LE BIENHEUREUX
ОглавлениеCela faisait trois ans déjà que j’avais troqué ma liberté contre un banc d’école. Le temps s’écoulait paresseusement et parfois semblait s’arrêter. Quelle idée de retourner à l’école ! Mais je voulais être libre et avoir la possibilité d’étudier ; c’était cela aussi la liberté, mais pour cela il fallait avoir le bac. Heureusement je m’étais gardé une place près de la fenêtre, et ainsi je pouvais au moins m’imaginer assis dans un avion, voyant les nuages défiler vers l’est et me représentant les pays qu’ils survoleraient : des noms tels que Kaboul, Katmandou, Goa me venaient alors à l’esprit.
De même que d’autres ont le mal du pays quand ils sont loin de chez eux, moi c’était le mal des contrées lointaines qui me torturait dans mon propre pays. Et j’étais là rivé sur ma chaise, alors que l’aventure m’attendait au dehors ! Encore quelques mois, encore quelques jours, mais pour l’instant il ne fallait surtout pas rater les examens… Ceci dit, je m’étais mis en tête que rien de toute façon ne pourrait m’arriver.
Certains ont fait le vœu d’un pèlerinage en cas de réussite aux examens, moi j’avais fait celui d’un petit cochon de lait qui a failli d’ailleurs avoir la vie sauve ! Le directeur d’école trouvait que mes bonnes notes de latin et ma faible assiduité scolaire étaient inconciliables, et c’est pourquoi il me colla une mauvaise note, sans tenir compte de ma moyenne générale. Mais comme c’était la seule que j’avais, c’est le cochon seulement qui a eu des comptes à rendre, pas moi. Histoire de me contrarier un peu plus, on m’invita quand même à l’oral pour le lendemain matin !
En soirée j’allai chez le fermier qui m’avait réservé le porcelet, et avec les copains il faut dire qu’on s’en était fait déjà à l’avance toute une fête. Qu’est-ce que j’en savais-moi, comment ça s’élève un cochon ?... Parmi la meute qui prise de panique vociférait en courant dans toutes les directions, il en choisit un qu’il saisit rapidement par la patte et le déposa dans le coffre de mon Combi où il finit par se calmer, se mit à grogner de satisfaction et vida sa vessie pour son plus grand plaisir. « Il n’est pas aussi gros que les autres, une taille idéale pour un cochon de lait. Je te le laisse pour 30 DM au lieu de 50 DM, c’est bien parce que c’est toi ! » J’étais touché par ce geste. Je ne vous dis pas le parfum de ma voiture le lendemain matin ! Même les vitres en étaient imprégnées. J’avais revêtu mon plus beau et unique costume pour briller au moins avec celui-ci à l’oral. Mais qu’un si petit cochon puisse causer autant de désagréments, ça je n’y avais pas pensé ! Je ne saurais dire s’il avait lui-même pris un peu de mon odeur, toujours est-il que tous mes copains reculèrent à mon approche à ma descente de voiture. Heureusement il y avait là Matthies Geiger qui était boucher de profession, avant qu’il ne se crût promu au meilleur destin de par sa vocation. Il saisit la bête et nous l’enfermâmes d’abord dans la douche. C’est alors que quelqu’un arriva complètement excité et me dit : « Dis-donc, Moïse (c’était mon sobriquet), qu’est-ce que tu fabriques ? Tu passes l’oral dans 5 minutes ! » Il me restait tout juste le temps de m’asperger de l’eau de toilette d’Uli et de me précipiter dans la salle de chimie où les profs impatients m’attendaient. Ils reniflaient en pensant que j’avais trop fait la fête parce que je sentais le vomi… Comment auraient-ils pu donc s’imaginer que j’étais en train d’exaucer un vœu !
A midi l’affaire était entendue. Nous voulions récupérer le cochonnet, mais il s’était fait la malle. Il n’était pas si petit que ça pour ramper sous la porte de la douche, mais néanmoins il n’était plus là ! C’est alors que quelqu’un d’une plus petite classe apporta la nouvelle : « Une caisse de bière ou vous ne le reverrez jamais ! » Que pouvais-je donc faire d’autre que de me plier aux exigences de rançon, libérer le pauvre animal des griffes des kidnappeurs et le remettre entre les mains du tueur ? Celui-ci fit remarquer que le paysan m’avait refilé son animal le plus minable et en plus qu‘il avait les vers, et que donc il était tout juste bon pour l’équarisseur ! Par chance il en avait un autre qu’il m’offrit et nous pûmes dignement fêter avec un bon repas le fait que mon vœu soit enfin exaucé.
J’étais comme d’habitude pendant mes loisirs sous mon vieux Combi à manier le tournevis, en train d‘y mettre les dernières retouches pour le périple. Cela faisait longtemps que je m’étais mis en tête de partir en Inde pour surmonter mon ennui à l’école. Enfin le moment était venu ! J’étais en train de dévisser le plancher de mon véhicule pour régler le jeu de la direction, lorsque j’entendis arriver et s’arrêter à côté de moi une moto. Je m’extirpai alors à moitié de dessous ma vieille caisse pour voir qui venait m’importuner. Lorsqu’il eût ôté avec quelque difficulté lunettes et casque, je le reconnus. C’était Walter, un copain motard de mon frère. « J’ai entendu dire que tu as l’intention d’aller en Inde, moi je voudrais me rendre en Afrique du Sud. On pourrait y aller ensemble ! » me dit-il à mon grand étonnement. Avant d’acheter le Combi VW, je n’avais fait que de la mobylette, un de ces modèles qui font tout au plus du 40 km/heure. Moi, ça me suffisait. Personne de la bande de mon frère ne m’avait jamais adressé la parole ou même salué. Ils ne me voyaient même pas ! J’étais d’autant plus surpris que l’un d’entre eux à présent daigne s’arrêter pour me parler ! Un vrai rocker, ça méprise tout autant les automobilistes que les conducteurs de mobylette, les cyclistes ou les piétons. Un jour l’un d’eux m’avait avoué que s’il rencontrait un piéton au bord de la route, d’un coup de pied il lui botterait les fesses ! J‘achevai de sortir en rampant de dessous la voiture et lui tendis ma main pleine de cambouis. « Quel honneur ! » me vint il à l’esprit. « Ce n’est pas tout à fait la même direction ! L’Inde c’est à l’est et l’Afrique du Sud plutôt au sud ! « C’est à peu près ça », répliqua t’il. « Que dirais-tu de nous retrouver ce soir autour d’une bonne bière ? Peut-être chez Rössel à Martinszell ? J’ai quelques copains qui viendraient aussi ».
J’avais plutôt envie de refuser. Qu’allais-je faire dans cette bande de rockers ? J’ai quand même dit oui, juste pour voir… Le soir nous nous retrouvâmes au bistrot. Ils arrivèrent sur leurs vieilles caisses refaites à neuf et toutes pétaradantes, moi dans mon vieux Combi à double pare-brise. Peu après nous trinquions autour d’une bonne bière. Je connaissais un peu deux d’entre eux que j’avais vus avec mon frère et je remarquais que nous avions une chose en commun, les mêmes ongles de doigts noircis ! « Bienvenue au club des bricoleurs ! » dit Walter. Les autres, c’était Gert et un autre Wolfgang. Il se révéla qu’un autre point commun nous réunissait : nous avions tous vu le film « Easy Rider » avec Peter Fonda et Denis Hopper, un road-movie à la fin tragique. Nous partagions le même enthousiasme pour ce film qui avait été pour eux le déclencheur de cette idée d’un grand périple en moto. La voiture c’est bon pour les bourgeois ! La moto ça c’est la liberté !
Lors de cette soirée humide et joyeuse, l’autre Wolfgang se révéla être un bon plaisantin et Gert un gars sympa. Ils ne sont pas si mal que ça les rockers quand on les connait un peu ! Nous nous séparâmes sur un compromis : ils renonceraient à l’Afrique du Sud, moi à mon Combi VW, ils viendraient avec moi en Inde et entretemps je me procurerais une moto.
Lors du rendez-vous suivant il fut décidé que nous roulerions tous en BMW 250 cm3, plus exactement en R25/3, car d’après eux c’était la moto la plus fiable jamais construite, en quelque sorte le « tracteur » des motos. Bien sûr entretemps ces caisses ont un peu vieilli, mais c’est aussi pour cela qu’elles ont pu faire leur preuve ! En plus si tout le monde a le même engin, en cas de grave dommage on peut utiliser toutes les pièces en bon état en cas de besoin. Logique, non ?
Il y eut deux autres rencontres à l’issue desquelles la fin mars fut fixée comme date de départ, car l’autre Wolfgang devait auparavant terminer son service militaire, ce qui nous laissa suffisamment de temps pour nous procurer les engins ainsi que pour les préparatifs. Nous voulions aussi partir assez tôt pour éviter la mousson qui s‘abat en juillet en Inde.
Dans la revue « Käsblättle » je trouvai la moto que je cherchais, un superbe engin que j’essayai aussitôt en dépit de la neige épaisse et au prix de quelques superbes chutes. Un avant-goût d’Himalaya ! Walter et Wolfgang devinrent bientôt aussi possesseurs de la même compagne de route qu’ils appelèrent affectueusement « ma fiancée » et qui devint rapidement le centre de nos conversations. A nous entendre parler, on nous prenait pour des fous qui avaient longtemps auparavant fait le pari de ne pas se marier, et parmi lesquels seul Gert était toujours « célibataire ». Un soir où nous nous rendions à notre rendez-vous, une BMW 600 nous dépassa en nous faisant « déguster » son pot d’échappement. Le conducteur nous fit un salut de la main, et Walter une fois derrière lui, dit en levant le poing : « Vantard ! »...
A l’arrivée devant notre troquet habituel la BMW600 nous attend. En entrant dans la salle, Gert est là assis et nous regarde d’un air moqueur qui ne fait qu’alimenter la rancœur des copains. « Traitre ! Nous avions convenu de prendre tous le même engin ! » Il dit en riant : « Au moins je pourrai vous remorquer en cas de panne ! » « On n’a pas du tout envie de respirer ta poussière sur les 10 000 kilomètres à venir ! » Je réussis à grand peine à éviter une bagarre, et avec l’approbation générale de tous, Gert est exclu du groupe…
Au cours des différentes rencontres d’autres gars se joignent à nous, car Walter a passé des annonces dans les journaux, ce qui n’est d’ailleurs pas de mon goût. Je n’ai pas envie de me retrouver dans une colonie ! Mais au fur et à mesure qu’ils arrivent ils jettent l’éponge, et pour finir nous ne sommes plus que trois. Afin de trouver des sponsors, j’envoie des lettres à BMW et d’autres firmes ainsi qu’aux journaux pour leur présenter notre projet. A chaque fois la même réponse : « Faites d’abord le voyage, on en reparlera après ! »
Entretemps nous relookons nos engins avec l’aide du frère de Walter qui est peintre et spécialiste du pistolet : cadre noir, garde-boue blanc, réservoir rouge, casque aux couleurs du drapeau allemand en bandes verticales, ce qui a fait d’ailleurs l’objet d’une longue discussion en soirée. A la majorité il est convenu que des bandes horizontales ça fait moche, tant pis donc si on nous prend pour des Belges ! Je fais faire une révision complète du moteur de ma « fiancée » par Poschenrieder, le champion mondial de la discipline moto « Speedway » qui habite dans notre village et qui a un atelier d’alésage de cylindres. Deux précautions valent mieux qu’une !
Notre départ est différé car Walter doit terminer un chantier pour lequel il sollicite mon aide, ce qui n’est pas finalement une mauvaise idée. En effet pour le périple je pourrais bien avoir besoin d’un peu plus d’argent que ce que je me suis économisé au cours de ma scolarité grâce aux cours de rattrapage, et en travaillant tous les mercredis dans une usine de plastique…
C’est ainsi que se passa le mois de mars pour moi en travaillant comme manœuvre avec Walter sur le chantier d’installation de chauffage, juste en face du lycée de filles que fréquentait Marion, ma copine. Nous faisions en sorte que nos pauses repas correspondent à celles des lycéennes pour nous permettre « d’inspecter les carcasses » comme nous disions alors, assis tous deux sur le toit plat du 5è étage, jambes ballantes dans le vide. Hormis cela, nos pauses se faisaient plus longues que celles des filles, et Walter lambinait, peu pressé qu’il était de s’esquiver.
A la mi-avril, Wolfgang était absent de nos rendez-vous et était devenu soudain injoignable pour ses meilleurs amis ! Après que nous eûmes épié ses vagabondages, il finit par nous avouer qu’on lui aurait proposé un poste de fonctionnaire, une occasion unique pour lui. « Alors je peux te tracer d’avance ton CV : je suis né, je suis allé à l’école, je suis devenu fonctionnaire puis retraité ! Un facteur de plus et un compagnon de voyage en moins ! » Walter le traita de lâcheur et de bourgeois. A force d’insister pour que nous fixions une date de départ, nous nous mîmes d’accord pour le 2 mai, juste après le jour férié. Mais comme les vérifications d’étanchéité de l‘installation devaient se faire le 5, le départ fut à nouveau ajourné. Il m’envoya à la cave ouvrir la vanne, tout en m’attendant en haut pour le déjeuner et pour « mater les filles ». Une fois le repas terminé et les filles à nouveau dans leurs classes, les vases d’expansion encore au sec, un cri retentit soudain de la cave : « Quel travail de cochon ! Toute la cave est inondée ! Descendez tout de suite, bande de branquignols ! » C’était l’installateur du réseau d’eau qui était descendu dans la cave pour couper quelques tuyaux de robinetterie. On avait de l’eau jusqu’aux chevilles ! Elle était descendue du rez-de-chaussée, après s’être frayé un chemin à travers des soudures mal faites ! Et voilà la fin du chantier à nouveau repoussée à une date indéterminée. Je lui dis que j’en avais assez, car j’avais remarqué que Walter ne se montrait pas pressé. « Si tu ne veux pas partir je m’en vais seul, mais j’en ai assez de tourner en rond ! » Il m’avoua alors qu’il n’était plus très motivé et surtout qu’il n’avait pas assez d’argent. Mais je n’en démordis pas et je me rendis chez notre patron pour démissionner, suite à quoi il voulut absolument me garder et me proposa une augmentation de salaire, alors que pour moi mon avenir ne me semblait pas prédestiné à une carrière de plombier. Il me semblait être le dernier des dix petits nègres de la comptine. Il me fallait veiller à ne pas rester sur le carreau !
Un peu plus bas, dans le lotissement habitaient quelques autres fans de moto, les parents d’un bon copain et des conducteurs de side-car. Des partisans du rassemblement des « éléphants » au Nürburgring, en plein hiver. La vieille génération quoi… ! « Quoi, tu veux faire un pareil voyage avec un tel engin ? » s’étonnèrent-ils à la vue de ma BMW. « Cet engin est beaucoup trop petit et trop faible pour un tel périple ! » Ils avaient une Zündapp KS 601 avec side-car. « C’est ce qui se fait de mieux pour un tel voyage, robuste, puissante et fiable ! » Moi, j’avais eu des doutes déjà en préparant mon engin. De chaque côté à l’arrière j’avais fixé sur un cadre soudé deux grandes malles en métal avec deux bidons d’essence qui conféraient au véhicule une largeur de plus d’un mètre. J’avais testé l’ensemble en montagne, et bien que le moteur ait beaucoup chauffé, ça avait marché. Le plus délicat c’était le démarrage à cause de l’embrayage et des pneus, et je n’étais pas sûr de pouvoir y loger tout mon équipement. « Mais où peut-on sinon se procurer un tel engin ? » demandais-je. « Il se pourrait que nous vendions le nôtre » me dirent-ils. « On prend de l’âge et quand on a une voiture, c’est d’elle dont on se sert. Viens voir ! Elle se trouve dans un garage à côté du terrain de sport ».
Et nous voilà donc devant la porte du garage. Lorsqu’ils ouvrirent la chaîne et les vantaux de porte, je m’écriai : « Bon sang, mais ce ne sont que des pièces détachées ! » Tout était par terre comme après une explosion : cadre, moteur, roues, siège, cadre du side-car ainsi que la caisse. « On fait ça tous les hivers, une révision générale quand on n’est pas sur le circuit du Nürburgring. Pas de panique, on t’aidera au cas où tu n’arriverais pas à tout rassembler ! Regarde, on a même deux moteurs de rechange quasi neufs, trois boites de vitesse, quelques roues, une caisse remplie de bobines d’allumage, des condensateurs, des bougies, assez de pièces pour faire deux fois le tour du monde ! » « Ça va coûter combien tout ça ? » dis-je. « On te la laisse pour 700 DM parce que c’est toi, sinon on ne la céderait pas à moins de 1000 DM ».
Je me laissai convaincre et acceptai, avant tout parce qu’un copain de classe peu avant m’avait demandé si je ne lui savais pas une BMW. C’est ainsi que je lui cédai la mienne au même prix que je l’avais payée. Encore la même somme et je me retrouvais ainsi en possession de la Zündapp ! Mon bonheur n’avait d’égal que celui de Jean le Bienheureux du célèbre conte allemand ! « Tu as fait une bonne affaire ! Pour le double du prix tu as plus que le double en puissance ! »
Encore une fois la date du départ était retardée, ce qui réjouissait ma copine Marion et nous permettait presque tous les soirs de faire des balades, nous enlacer et tester différentes techniques pour s’embrasser, elle assise sur une clôture, moi debout entre ses jambes, en train de la serrer avec impatience autour de sa taille. Nous n’étions guère plus entreprenants et parlions des petits tours en montagne que nous avions faits et de ceux à venir. Nous dormions parfois enlacés sur les matelas du dortoir d’une cabane des alpages, et nous étions là à nous dire qu’au lieu d’avoir à supporter l’odeur des pieds transpirants et la présence des autres, nous aurions préféré partager à deux le même matelas. Les sujets de conversation tournaient autour de l’amour libre, la libération des femmes, le « Pussy Power ». Nous étions encore les esclaves de la morale d’apparat moyenâgeuse dont nous n’osions pas secouer les chaînes. La « pilule » n’avait pas été inventée pour nous !
Peu à peu ma nouvelle moto prenait forme. Comme un puzzle à trois dimensions toutes les pièces s’imbriquaient par magie, et l’ensemble en plus devait rouler ! J’étais tendu à bloc comme les rayons qu’il me fallait revisser, jusqu’à ce qu’ils résonnent comme la langue sur une guimbarde. Encore quelques câbles à souder, joints et charbons à changer, et autres vidanges. La mère d’un copain m’avait cousu avec sa machine à coudre un nouveau revêtement de siège. Après quoi il ne me restait plus qu’à donner une multitude de coups de kick pour démarrer, sans résultat, puis ouvrir le carburateur à nouveau, souffler, mettre des filtres dans les deux tuyaux d’essence. Pour finir je demandai conseil à contrecœur aux vétérans qui s’en amusèrent. « Mais c’est normal, il faut du temps, si tu savais combien de coups de kick on a donné dans notre vie ! Patience et longueur de temps valent mieux que force ou que rage ! »
Voilà que la mi-mai était déjà passée, et moi en tout cas je commençais à en avoir assez d’attendre. Bon, heureusement la rue devant le garage descendait un peu. Nous poussâmes le sidecar à trois, et après avoir mis la vitesse et embrayé, voilà qu‘il se bloqua. Nouvelle tentative en passant la seconde cette fois, une courte pétarade et idem. Après un autre essai en troisième, le moteur tourna enfin. Rugissement, seconde à nouveau, gargouillement du moteur, on continua à pousser de toutes nos forces. Enfin, avant que la route soit plane, quelques ratés d’allumage, le moteur réfléchit, une fumée à empester sortait des pots, il se décida à tourner, ronronnait presque. Un coup d’accélérateur, puis il réagit. Tout le monde me tapa sur l’épaule. « On te l’avait bien dit ! Ça tourne comme une vraie horloge ! » Un petit tour à trois jusqu’à Mumholz, l’engin n’avait pas passé encore le contrôle technique, alors prudence ! Ensuite retour au garage pour les derniers réglages.
Je pris aussitôt rendez-vous avec le centre de contrôle, et entre-temps je fignolai mon engin en peignant la cabine du side-car en blanc, avec dessus en noir la carte du monde et en rouge mon itinéraire. Pour moi c’était clair à présent, d’abord en Inde, ensuite le tour de la terre ! Je choisis les pièces de rechange en me demandant ce qui pouvait bien casser pendant le périple ? Le moteur ? Peut-être bien, car il faisait un bruit bizarre que j’avais déjà expérimenté en tant que motocycliste sur un moteur à deux temps ! Pour le vendeur c’était le bruit typique de la KS601. Comme un moteur entier aurait été trop lourd à emporter, je préférai démonter les pistons et deux cylindres avec les culasses. Après avoir testé les boites à vitesse qui n’étaient pas si encombrantes que cela, je choisis la meilleure avec un tas de bricoles comme dynamo, régulateur, vis platinées, bougies, ampoules, quatre roues, mâchoires de frein, etc…Tout le reste, et ça faisait beaucoup, je l’emballai dans des cartons avec des inscriptions et l’entreposai dans la cave de mes parents.
J’avais la carte grise et l’assurance et pouvais donc aller au contrôle technique, mais pas plus. Je passais le reste du temps avant le rendez-vous à tester le side-car et me familiariser avec, la plupart du temps sur des chemins dans les champs et sur des routes de montagne, car un side-car ça demande de la maîtrise et peu de gens pouvaient me donner de conseils à ce sujet. Le jour J étant arrivé, je me rendis au centre de contrôle avec une certaine appréhension. Qui ne l’aurait d’ailleurs pas eue ? La décision du TÜV pouvait réduire à néant mon voyage, ou du moins le différer.
Au moment où le contrôleur fit le tour de l’engin, sa première remarque tomba : « Plus très jeune, année de mise en circulation 1952 ! » « Oui, de quatre ans plus jeune que moi ! » fis-je remarquer. « Bon, on va voir ça de plus près, allez sur le banc d’essai ! » Par chance le moteur démarra dès le cinquième coup de kick. On aurait dit que le hall amplifiait tous les bruits. Après avoir éteint le moteur sur la fosse, l’ingénieur secoua la moto dans tous les sens, passa un coup de chiffon ici ou là pour voir les numéros et examiner les joints de soudure. Moi je croisai les doigts…Jusqu’à présent il avait plutôt l’air satisfait. Il remarqua que même les freins du side-car fonctionnaient. Tandis que je relançai le moteur, il pencha la tête, sembla épier le moindre bruit. Puis il s’assit sur le siège, posa sa fiche de contrôle dans le side-car, fit un tour de terrain. Il testa les freins, un coup à gauche, un coup à droite, klaxon, phares, revint vers moi, descendit, me montra le cylindre gauche et la carte du monde sur la cabine du sidecar, pour finir par me dire : « Ce moteur ne tiendra pas cette distance ! » Je répliquai alors : « J’ai déjà entendu un bruit, mais l’ancien propriétaire pense que c’est normal ! » « C’est ça, ils disent tous pareil ! A part ça tout est en ordre ! » reprit-il, tout en collant la vignette sur la plaque d’immatriculation et en tamponnant les papiers.
Ouf ! J’étais content que ce soit fini, mis à part le bruit bizarre…
« Ils n’y entendent rien aux moteurs, ce ne sont que des imbéciles ! » dit le vendeur quand je lui parlai du TÜV. « Et puis de toute façon tu le voulais absolument cet engin ! Moi je ne tenais pas à le vendre ! » Comment peut-on ainsi détourner ses propres propos ? Tout ce que je voulais à présent, c’était partir, quitter ce monde d’hypocrites, de mauvais joueurs.
Je me mis à tout ranger, et tout ce qui ne rentrait pas, et Dieu sait s’il y en avait, je le fixai sur la cabine du side-car et derrière la moto. Si je voulais tenir compte de toutes les pannes possibles, il m’aurait fallu un deuxième véhicule ! Lorsque le facteur m’apporta une lettre recommandée, en l’ouvrant je découvris que je devais commencer mon service civil dans quelques jours à Memmingen dans un centre pour handicapés. J’avais estimé que vu mon âge et que j’avais été dans la marine marchande, ils pouvaient bien me laisser tranquille ! Je fourrai la lettre dans une enveloppe et j’ajoutai trois lignes : « Comme je me trouve à l’étranger pour quelque temps, je ne peux malheureusement pas effectuer mon service ». Je réexpédiai alors le tout au bureau du service civil, pensant que cela suffirait. Pendant les derniers préparatifs, mes copains passèrent peu à peu me voir. « Allez ! A bientôt ! », telles furent la plupart du temps leurs dernières paroles. Moi plus prudent, je leur dis : « A plus tard peut-être ! » car il y avait trop de kilomètres qui m’attendaient. Je passai le dernier soir avec Marion, et quand je pris congé de mon père, il fit à nouveau sa crise et hurla des choses que je préfère taire. Ma mère en larmes me souhaita un bon voyage et accepta son destin, comme beaucoup d’autres mères avant elle…