Читать книгу Histoire du Chevalier d'Iberville (1663-1706) - Adam Charles Gustave Desmazures - Страница 10
LA FAMILLE LE MOYNE.
ОглавлениеCette famille, établie dans la Nouvelle-France au milieu du XVIIe siècle, devait y conquérir une grande illustration. A la première génération, elle avait fourni des commandants aux armées du roi, des gouverneurs à la Nouvelle-France et à la Louisiane, des intendants aux commandements maritimes de la France.
Elle était originaire de la ville de Dieppe. Depuis Jacques Cartier, Dieppe avait toujours eu beaucoup de relations avec la nouvelle colonie.
C'est de Dieppe que partit M. de Poutrincourt, dont l'ancienne résidence se voit encore aux environs de cette ville, au château de Mesnières.
Un gouverneur de Dieppe, M. de Chattes, son lieutenant, M. de Monts. madame de Guercheville, épouse d'un gouverneur de la ville de Paris sous Henri IV, avec leurs expéditions, avaient fait connaître ces nouveaux pays pour lesquels, à chaque printemps, partaient des flottilles de bâtiments pour les pèches de Terre-Neuve et pour la traite des fourrures.
En 1664, dans un seul mois, on vit partir des côtes de Dieppe et des pays voisins, 65 grands vaisseaux pour le Canada.
Il y avait en cette ville des quartiers consacrés au commerce des produits de l'Amérique, et il existe encore une rue nommée de la Pelleterie, ou résidaient une quantité de marchands de fourrures, qui trafiquaient des envois du Canada avec l'Europe.
M. Paillon, en parcourant les livres des paroisses, a trouvé aux registres de l'état civil un témoignage bien caractéristique des rapports de Dieppe avec la Nouvelle-France. Voici les noms qu'il a relevés à la paroisse Saint-Jacques de Dieppe pour l'année 1630: Duhamel, Hardy, Auger, Aubuchon, Duhuc, Godebout, Davignon, Hébert, Sénécal, Gaudry, Duval, Gervais, Vallée, Lecompte, Godard, L'Écuyer, Leroux, Dumouchel, Viger, Cardinal, Duchesne, etc.: on se croirait dans une paroisse de Montréal ou de Québec.
Il ne faut pas s'étonner qu'au moment où les chefs des nouvelles entreprises recrutaient des volontaires pour la Nouvelle-France, le nommé Duchesne, soldat dans les troupes du roi, se presenta, avec deux de ses neveux: Jacques Le Moyne, âgé de dix-sept ans, et son frère Charles, âgé de 14 ans. Leur père, Pierre Le Moyne. était marié avec Judith, soeur de Duchesne. C'était un ancien soldat qui tenait un hôtel sur la paroisse Saint-Jacques, près de la mer, et qui recevait comme clients ordinaires les marins qui s'embarquaient pour l'Amérique.
Ces familles des côtes de la Manche étaient toujours disposées à, tenter les aventures périlleuses, et la religion présentait cette oeuvre comme digne de coeurs chrétiens; il s'agissait de donner aux populations sauvages le trésor de la foi en échange des biens qu'ils trafiquaient.
M. Faillon a trouvé aussi dans les registres de Dieppe qu'il y avait beaucoup de Le Moyne en cette ville.
Il a compté jusqu'à quatorze chefs de famille de ce nom au commencement du XVIIe siècle, parmi lesquels un capitaine du roi, un procureur, un lieutenant général en l'amirauté de France. «Nous n'osons affirmer, dit M. Faillon, que Pierre fût parent de ces personnages, mais Charles Le Moyne s'est rendu encore plus illustre qu'aucun de ses prédécesseurs, par ses qualités personnelles, par ses exploits et ceux de ses enfants.»
Charles Le Moyne, né en 1626, de Pierre Le Moyne et de Judith Dufresne, sur la paroisse Saint-Rémi de Dieppe, partit donc en 1640 pour le Canada avec son frère aîné, Jacques, et leur oncle. Il avait alors quatorze ans.
Plus tard, deux de leurs soeurs, Jeanne et Marie, vinrent de France et se joignirent à eux.
Charles Le Moyne accompagna d'abord les PP. Jésuites dans le pays des Hurons, et resta avec eux jusqu'à l'âge de vingt ans.
Il devint un guide sûr et un interprète consommé. Il connaissait tous les sentiers du pays, et avait appris plusieurs dialectes. Enfin, il s'était familiarisé avec la tactique des sauvages, à l'égal des colons les plus capables. Il s'habillait comme les sauvages, et se transformait quand il voulait, sans pouvoir être reconnu comme étranger; d'ailleurs il trouvait ce costume plus commode pour la marche et pour la chasse. Il savait parfaitement se servir des raquettes, de la hache et de l'aviron, «sans lesquels on ne peut rien dans ce pays.» Enfin, il était devenu, dans des expéditions continuelles, d'une taille et d'une force extraordinaires. C'est ce qui apparaît dans le portrait découvert à Paris par l'éditeur des documents sur les pays d'outre-mer, M. Margry.
En 1646, M. de Montmagny ayant vu Duchesne et son neveu, voulut tirer parti de leurs bonnes qualités, et il les attacha aux nouveaux établissements français du Saint-Laurent. Il envoya Duchesne à Trois-Rivières et Charles Lu Moyne à Montréal, tous deux comme interprètes.
Montréal, ou Charles Le Moyne se rendit en 1646, était un poste avantageux, et comme une sentinelle avancée à 60 lieues de Québec, au milieu des établissements sauvages. C'est là qu'il devait faire éclater ses qualités hors ligne.
Cette position avait été signalée dès le commencement par Jacques Cartier et ensuite par Champlain. On pensait que ce jugement avait été confirmé par une inspiration divine envoyée à ceux qui devaient être les fondateurs de cette nouvelle colonie: M. Olier et M. de La Dauversière, ainsi que nous l'avons dit précédemment.
La position était favorable. Placée sur une éminence de deux milles de longueur, entre le grand fleuve et une petite rivière, l'habitation était environnée d'eau de toutes parts. Le fleuve la mettait à l'abri de la surprise des ennemis, et on arrière une haute montagne, toute couverte d'arbres séculaires, protégeait contre les vents du nord. 4
Note 4: (retour) Notice sur Montréal. Paris, 1869.
Cette habitation si bien défendue avait en même temps un aspect attrayant. Elle était environnée des plus beaux arbres, plantés si régulièrement entre le rivage et la montagne, que Champlain lui avait donné le nom de place royale, digne avenue du mont superbe que Jacques Cartier avait nommé le mont Royal, nom qui lui est resté.
Enfin, pour ajouter a l'ornement et en faire un site remarquable, on voyait, au milieu du fleuve et en face du lieu de débarquement, deux belles îles chargées de forêts, l'une s'élevant en pyramide, comme un bouquet de verdure, à cent pieds de hauteur, l'autre s'étendant gracieusement sur une lieue de longueur: c'étaient comme deux sentinelles avancées, pouvant servir un jour de citadelles.
Ce site, si fort comme poste militaire, était aussi l'un des plus beaux que l'on puisse citer dans le monde. On pouvait s'en convaincre en le contemplant du haut de la montagne, ou les colons se rendaient souvent en pèlerinage. Au point le plus élevé, il y avait une croix imposante plantée par M. de Maisonneuve. De là, à cinq cents pieds au-dessus du niveau du fleuve, l'établissement paraît dans toute sa magnificence. Depuis le haut du mont descend un amphithéâtre d'une lieue de largeur qui montre des arbres variés et précieux; en bas, d'immenses prairies fertiles étaient des fleurs éclatantes; plus loin se déploie la ceinture splendide d'un fleuve profond, qui n'a pas moins d'une lieue de largeur. Au delà, pour compléter ce beau panorama, des montagnes disposées en cercle jusqu'à dix et vingt lieues dans le sud, forment comme une corbeille de verdure dont Montréal est le centre.
Cette nature apparaissant comme le créateur l'avait formée, sans les modifications du travail de l'homme, pouvait sembler plus pittoresque que nous ne la contemplons maintenant. Mais si l'aspect est un peu changé, tous les souvenirs des premiers temps ne sont pas effacés. La ville est toujours appelée, dans le coeur des fidèles, Ville-Marie, en souvenir de l'indication donnée par la sainte Vierge elle-même. Le mont porte toujours le nom de Mont-Royal, choisi par Jacques Cartier. L'une des îles s'appelle Sainte-Hélène, comme l'a nommée M. de Champlain, en l'honneur de son épouse, Hélène Boullé; l'autre est nommée Saint-Paul, en souvenir de M. Paul de Maisonneuve, premier gouverneur de la colonie.
Le fort de Montréal, élevé en 1642, était tellement couvert par les arbres, que les sauvages, dans leurs excursions sur le fleuve, ne le découvrirent qu'à la seconde année de sa construction. Bientôt ils en comprirent l'importance et le danger pour eux. Ce poste avancé entre plusieurs tribus puissantes pouvait les tenir en échec et leur enlever le libre parcours du Saint-Laurent; aussi le nouvel établissement fut-il bientôt le but de leurs attaques.
M. de Maisonneuve, renfermé dans le fort avec cinquante hommes, comptait avec lui des gens de guerre pleins d'expérience, parmi lesquels les deux frères Le Moyne, qui furent les plus renommés dans la suite. M. de Maisonneuve sut si bien se garder que, malgré les tentatives de milliers d'ennemis qui vinrent reconnaître le terrain, les Français ne perdirent guère qu'une dizaine d'hommes de 1642 à 1650.
Les procédés des sauvages étaient pleins de perfidie. Ils cherchaient à attirer les cultivateurs par des signes de paix, et puis ils se jetaient sur eux pour les faire périr dans d'affreux supplices.5
En 1643, on perdit quatre hommes; en 1644, on en perdit trois, et sur les sept, trois, faits prisonniers, furent cruellement brûlés.6
Au 6 mai 1641, Boudard fut tué par les Iroquois; sa femme, Catherine Mercier, prise près de lui, fut martyrisée pendant deux jours, puis brûlée en refusant héroïquement de renoncer à sa religion.
Note 5: (retour) M. Paillon, Histoire de la colonie, tome II, PP. l51 et 364.
Note 6: (retour) Registre des sépultures de Montréal, 1643-1644.
Charles Le Moyne, arrivé à Montréal en 1646, se montra bientôt un dévoué champion de la mission. Il ne reculait devant aucune entreprise, et se montrait toujours disposé à protéger les colons. Il était d'une bravoure et d'une habileté merveilleuses. Parfois, seul sur la plage, s'il rencontrait des sauvages qui étaient venus tenter quelque coup, il les menaçait de son fusil s'ils essayaient de s'échapper, et il les obligeait à aller se constituer prisonniers au fort. D'autres fois, voyant un canot de sauvages sur le fleuve, il attendait qu'ils fussent engagés dans la force du courant, fondait sur eux comme la foudre, dans son embarcation, et les forçait à venir aborder comme prisonniers.
Un jour, sachant que des travailleurs sont attaqués à la pointe Saint-Charles, il s'y rend avec quatre hommes, se gare à propos derrière des troncs d'arbres, et, avant d'avoir été aperçu, met vingt-cinq ou trente sauvages hors de combat.
On cite aussi une rencontre, où, avec 15 habitants du fort armés de fusils et de pistolets, il alla se présenter en face de 300 sauvages qui se précipitaient sur les colons, et il leur tua 32 hommes à la première décharge, tout le reste s'enfuit épouvanté.
Il se montrait le serviteur dévoué de M. de Maisonneuve, comme le major Lambert Closse, qui proclamait qu'il n'était venu à Montréal que pour offrir sa vie à Dieu.
M. de Maisonneuve avait tant de confiance en Le Moyne qu'il le chargeait de ses messages pour les Indiens.
M. de Maisonneuve le mit aussi à la tête d'une milice qu'il forma, en 1660, parmi les habitants pour la défense de la mission, et qu'il plaça sous la protection de la sainte Famille. Il l'assigna à la défense de Montréal avec le sieur Picoté de Belestre, à un moment où l'on attendait l'arrivée de milliers d'Iroquois soulevés de toutes parts dans les environs du lac Ontario et des rives du lac Champlain. On sait que ces Iroquois furent arrêtés par la défense héroïque, au Long-Sault, de dix-sept Montréalais, sous la conduite de l'intrépide Dollard.
C'est dans ces circonstances que l'on s'appliqua à protéger la ville. Il y avait déjà quarante maisons séparées, mais avec des meurtrières et des créneaux; elles étaient bâties de manière à pouvoir se défendre les unes les autres. Alors, on compléta les forts qui environnaient la ville et qui devaient servir à assister les travailleurs dans les champs environnants.
En même temps qu'il assurait la défense militaire du pays, M. de Maisonneuve s'occupait d'en préparer l'existence à venir, et pour cela il offrait les plus grands avantages à ceux qui voulaient s'y établir et fonder des familles. Il donna à Charles Le Moyne une terre à la pointe Saint-Charles et deux emplacements dans la ville, l'un près de la résidence du gouverneur et des prêtres, pour leur servir de défense; l'autre au bord du fleuve, où se trouve le marché Bonsecours, pour surveiller l'entrée de la ville, et la côte opposée, dont il devait devenir le seigneur.
Vers 1665 arriva un événement que nous tenons d'autant plus à signaler qu'il montra quelle affection Charles Le Moyne inspirait à toute la colonie et en même temps quelle était l'estime qu'il avait su imposer aux populations sauvages.
Comme il ne s'épargnait jamais dans aucune rencontre, il fut fait prisonnier aux environs de Montréal en 1665.
Sa jeune femme, âgée de vingt-cinq ans, et qui avait déjà quatre enfants, était dans la désolation. Elle le recommanda aux prières de tous, et elle-même recourut au Seigneur avec une telle ferveur, que M. Dollier de Casson dit qu'on peut lui attribuer l'espèce de miracle qu'il plut à Dieu d'opérer en faveur de son mari.
Au bout de quelques jours Le Moyne revint; il avait gagné ses ennemis en leur rappelant les bontés qu'il avait eues pour les prisonniers iroquois, et en les menaçant de la vengeance des troupes du roi qui allaient bientôt arriver.
Charles Le Moyne retourna à Montréal. C'est alors qu'il fut sensiblement éprouvé dans ses plus tendres affections, par suite du départ de M. de Maisonneuve pour la France. Il lui était attaché par les liens de l'estime la plus haute et de la reconnaissance la plus tendre; aussi ce départ lui causa-t-il la plus vive douleur, comme la séparation d'avec le père le plus tendre et le plus aimé.
M. de Maisonneuve, de retour en France, resta toujours attaché à son ancien gouvernement. Il s'endormit dans le Seigneur «avec une confiance d'autant plus parfaite dans les récompenses du ciel,» nous dit M. Faillon, «qu'il n'avait rien reçu pour ses services de la terre.» 7
Note 7: (retour) M. Faillon, Histoire de la colonie, tome III, page 115.