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LETTRE IV

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Je rencontrais souvent sur les quais un élégant jeune homme chez lequel l’amour du bouquin me paraissait faire chaque jour des progrès énormes. Bien que ne pouvant pas blâmer en lui une passion qui est aussi la sienne et qui va quelquefois jusqu’à donner la fièvre à ceux dont elle s’est emparés, je me disais à part moi: «Voilà un débutant bien frais aujourd’hui dans toute sa personne, nous verrons si dans quelques années cette douce passion ne l’aura pas conduit à se négliger un peu dans sa mise.» (C’est un reproche que les femmes font souvent à certains maris bouquineurs.) Ce serait dommage! pensai-je. Je fus ensuite quelques mois sans le rencontrer, lorsqu’un jour, c’était un dimanche, je le vis près du Pont-Royal; il faisait un temps magnifique; cette fois, il n’était plus seul: une femme charmante, blanche de peau, noire de cheveux, lui donnait le bras et se penchait gracieusement sur lui, tantôt en regardant curieusement les livres, ou riant et paraissant se moquer des titres qu’elle avait sous les yeux. J’étais très-près de ce gracieux ménage lorsque la cloche du bateau à vapeur qui est au bas du quai d’Orsay sonna: aussitôt tous deux s’arrachèrent des boîtes, mais en passant près de moi, l’heureux possesseur de la jolie femme dit en me regardant: «Ce n’est que le premier coup de cloche, ma chère; tiens, ajouta-t-il, en me saluant, voici monsieur, qui bouquine comme moi tous les jours; je suis bien certain que sa femme ne le tourmente pas. — Ah! monsieur, lui dis-je avec un sourire, nous avons un affreux vice qui nous fait souvent négliger nos affections. — Mais c’est qu’il n’en est pas ainsi, répliqua-t il vivement: ma femme que je vous présente est pour moi le plus beau des livres!» Je saluai la dame qui avait paru très-bien goûter le compliment. «Monsieur votre mari a bien raison, lui dis-je en même temps, car Montaigne, dont les Essais en vieux exemplaires nous sont surtout précieux, après avoir énuméré (5e édit., Paris, Abel l’Angelier, 1588) les qualités physiques et morales de la femme, s’écrie: Le monde n’a rien de plus grand!» Un très-joyeux et très-gracieux salut du beau couple fut la réponse à cette petite citation que venait d’ailleurs d’interrompre le dernier coup de cloche du bateau destiné à les conduire sur les rives enchantées de la Seine.

Je profitai de la leçon que leur rencontre m’avait donnée, je revins pour chercher ma petite bande, mais...

Le temps se gâta, il plut, et je bouquinai sur mes rayons.

Le premier livre qui me tomba sous la main était la deuxième édition des Maximes de La Rochefoucauld. La maxime qui frappa mes regards est celle-ci:

«Il y a de bons mariages, il n’y a pas de délicieux mariage.»

Je voulus la méditer.

Je supposai que La Rochefoucauld a entendu ménage. Les éditions postérieures à celle que je tenais furent vérifiées, et je reconnus non-seulement qu’il n’y avait pas de variante, mais que les commentateurs, Amelot de La Houssaye, l’abbé de La Roche, l’abbé Brotier, M. Aimé Martin avaient peu médité cette maxime. Faisant alors ce qu’ils avaient négligé, je me demandai s’il n’y avait réellement pas de délicieux ménage.

D’abord, dans quel cas le ménage ou le mariage peut-il être délicieux?

Si je suppose un couple jeune et pur, formé par une inclination réciproque, reposant sur les sentiments délicats qui sont susceptibles de procurer cet heureux état, — ma raison me dit bien vite qu’un beau jour la satiété vient tout déranger, une lune de miel plus ou moins prolongée n’est jamais qu’une lune de miel. — Il me sembla alors qu’un délicieux ménage pourrait être celui de deux êtres éprouvés par une première union et qui, brisés par ce malheur si commun, hélas! se rencontrent, se comprennent et jugent que de leurs blessures encore saignantes peut naître une existence nouvelle.

Ils s’unissent, et tout ce qui leur avait été douleur leur est joie. L’expérience qu’ils ont acquise prévient les moindres chocs. L’harmonie est complète et ils sont arrivés à la délicieuse respiration des milles circonstances dont la vie se compose. — Un de mes amis, qui avait fait les deux épreuves, entra en ce moment! «Parbleu, mon cher, lui dis-je, vous arrivez bien, et vous allez m’aider à donner tort à M. de La Rochefoucauld.» Je lui exposai ma thèse, mais il m’arrêta aussitôt: «Détrompez-vous, me dit-il, avec un soupir; j’ai été certainement on ne peut plus heureux dans la seconde union que la mort vient de briser, mais, je dois l’avouer, c’était toujours au moment où je sentais l’heureux état de ma situation que le souvenir d’une affection première, qui n’avait pas été ce que j’aurais voulu, empoisonnait mon bonheur, et je dois ajouter que, dans ma conviction, il en était de même chez celle que je viens de perdre. Ainsi l’heureux amant de Mme de Longueville avait raison. — Il y a de bons mariages, il n’y a pas de délicieux mariages.»

Que pensez-vous de cette appréciation? Priez surtout votre chère femme qui, j’espère, ne fera pas la seconde épreuve, de m’en dire son opinion.

Voyages littéraires sur les quais de Paris : lettres à un bibliophile de province

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