Читать книгу Voyages littéraires sur les quais de Paris : lettres à un bibliophile de province - Adolphe De Fontaine De Resbecq - Страница 8

LETTRE VI

Оглавление

Table des matières

Les bouquinistes ne vendent pas tous de la même manière. Les uns ont des prix à toutes les boîtes, les autres en ont une ou deux dans lesquelles (calembourg à part) les livres sont sans prix. Le prix dépend souvent de la mise de l’acheteur. Si c’est un beau monsieur, inconnu d’ailleurs, le prix sera élevé de plus d’un tiers; si c’est un amateur d’habitudes raisonnables en ses acquisitions ordinaires, on lui fera un prix modéré et on se rendra même à son offre, en lui disant: «Tenez! prenez-le; j’aime autant que vous l’ayez que d’autres.»

La vente des livres non cotés a lieu surtout le matin; c’est le moment (sept heures et demie en été, huit heures et demie en hiver) où le bouquiniste, qui a acheté la veille des livres vendus en lots, apporte cette nouvelle marchandise. Le bon M. Jacques, commis de M. Lainé, appelle en effet cela de la nouveauté. Ces nouveaux venus restent une heure ou deux en tête des boîtes, et les libraires et les amateurs viennent pendant ce temps s’y brûler les doigts pour examiner et acheter. C’est à ce moment que ce qui est bon est rapidement enlevé. En moins de trois quarts d’heure, plus de vingt libraires ont passé et se sont approvisionnés. Il ne faut pas croire cependant qu’il n’y ait parfois de bons restes comme après tout excellent festin. Vingt libraires peuvent très-bien passer en revue cent bouquins et ne pas avoir saisi la perle!... J’en fis l’expérience un jour. Il était neuf heures: deux libraires, bien connus par leur savoir et par leur activité, venaient de retourner en tous sens un lot de livres placés en dehors des boites; ils s’en allaient, et ils n’étaient pas encore au bout de l’étalage que j’avais mis la main sur une première édition de La Rochefoucauld (Paris, Claude Barbin, 1665). Or, un exemplaire de cette même édition avait été vendu la veille, salle des Bons-Enfants, 79 fr. Je conclus de là qu’un amateur doit toujours chercher, et que pour trouver un bon livre il ne faut dédaigner aucune échoppe et surtout les marchands de meubles, qui ont la prétention de vendre très-cher ce qui ne vaut rien et très-bon marché ce qui a une valeur réelle.

Les bouquinistes intelligents sont ceux qui écoulent la marchandise en lui faisant successivement parcourir toutes les boîtes, depuis celle à deux francs jusqu’à celle à cinq sous. Quand on opère sur des masses de bouquins souvent aussi considérables, il faut vendre à tout prix et même au-dessous du prix d’achat. Dans ce commerce comme dans certaine justice, les bons doivent payer pour les mauvais. C’est le procédé de M. Lainé, et tout Paris littéraire sait s’il s’en trouve bien. Je ne connais point ses affaires et je ne me permettrai point d’en parler; mais je crois pouvoir affirmer, sans être démenti, qu’il achète et revend plus de cent cinquante mille volumes par an. M. Lainé a sur ses confrères un avantage très-appréciable pour les amateurs curieux de voir, de toucher et quelquefois (ce qui est plus rare) de lire en entier un bouquin: c’est qu’il les rachète très-consciencieusement. En général, il en est autrement chez ses confrères: ils n’aiment point acheter ce qu’ils ont vendu.

Comme je l’ai dit, tous désirent vendre, mais beaucoup ne savent pas se décider à suivre cette marche rapide. S’ils se sont trompés en achetant un livre trop cher, ils aiment à se tromper une seconde fois en gardant si longtemps leur acquisition qu’elle se détériore chaque jour, et qu’enfin il faut la laisser aller, non pour ce qu’elle a valu, mais pour ce qu’elle vaut. — Je pourrais citer des livres qui sont sur les quais depuis plus de deux ans. Surveillez au contraire certains étalages, en moins d’un mois toutes les boîtes ont été entièrement renouvelées.

Voyages littéraires sur les quais de Paris : lettres à un bibliophile de province

Подняться наверх