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VI.

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Perrault publia ses contes sous le nom de son fils, non par scrupule de vanité, non qu’il n’osât point s’avouer l’auteur de ces petits chefs-d’œuvre de littérature et de morale puérile, mais parce qu’il lui sembla plus naturel de faire signer par un enfant un ouvrage destiné surtout aux enfants, et leur convenant à merveille par la simplicité de la fable et le caractère proverbial, populaire de la leçon. Car, à les examiner de près, (comme le fait remarquer dans sa Lettre sur les contes de fées Mlle L’Héritier, tous ces contes de fées ne sont guère que des proverbes dramatisés, des conseils de morale familière mis en action.) Perrault insiste à plusieurs reprises sur l’esprit dans lequel ont été composés ces petits ouvrages, sur leur caractère pédagogique, leur but exemplaire. «Ils renferment tous, dit-il dans sa Dédicace à Mademoiselle, une morale très sensée, et qui se découvre plus ou moins selon le degré de pénétration de ceux qui les lisent.»

La Préface des Contes en vers est encore plus explicite à ce sujet:

«Il est vrai que quelques personnes, qui affectent de paraître graves, et qui ont assez d’esprit pour voir que ce sont des contes faits à plaisir, et que la matière n’en est pas fort importante, les ont regardés avec mépris; mais on a eu la satisfaction de voir que les gens de bon goût n’en ont pas jugé de la sorte. Ils ont été bien aises de remarquer que ces bagatelles n’étaient pas de pures bagatelles, qu’elles renfermaient une morale utile, et que le récit enjoué dont elles étaient enveloppées n’avait été choisi que pour les faire entrer plus agréablement dans l’esprit et d’une manière qui instruisît et divertît tout ensemble.»

Cette leçon morale et cette efficacité exemplaire manquent absolument aux fictions antiques.

«Il n’en est pas de même, insiste Perrault, que ce point touche particulièrement, des contes que nos aïeux ont inventés pour leurs enfants. Ils ne les ont pas contés avec l’élégance et les agréments dont les Grecs et les Romains ont orné leurs fables; mais ils ont toujours eu un grand soin que leurs contes renfermassent une morale louable et instructive.

«Partout la vertu y est récompensée, et partout le vice y est puni. Ils tendent tous à faire voir l’avantage qu’il y a d’être honnête, patient, avisé, laborieux, obéissant, et le mal qui arrive à ceux qui ne le sont pas.

«Tantôt ce sont des fées qui donnent pour don à une jeune fille qui leur aura répondu avec civilité qu’à chaque parole qu’elle dira, il lui sortira de la bouche un diamant ou une perle; et à une autre fille qui leur aura répondu brutalement, qu’à chaque parole il lui sortira de la bouche une grenouille ou un crapaud. Tantôt ce sont des enfants qui, pour avoir bien obéi à leur père et à leur mère, deviennent grands seigneurs, ou d’autres qui, ayant été vicieux et désobéissants, sont tombés dans des malheurs épouvantables.

«Quelque frivoles et bizarres que soient toutes ces fables dans leurs aventures, il est certain qu’elles excitent dans les enfants le désir de ressembler à ceux qu’ils voient devenir heureux, et en même temps la crainte des malheurs où les méchants sont tombés par leur méchanceté. N’est-il pas louable à des pères et à des mères, lorsque leurs enfants ne sont pas encore capables de goûter les vérités solides et dénuées de tout agrément, de les leur faire aimer, et si cela peut se dire, de les leur faire avaler, en les enveloppant dans des récits agréables et proportionnés à la faiblesse de leur âge? Il n’est pas croyable avec quelle avidité les âmes innocentes, et dont rien n’a encore corrompu la droiture naturelle, reçoivent ces instructions cachées; on les voit dans la tristesse et dans l’abattement, tant que le héros ou l’héroïne du conte sont dans le malheur, et s’écrier de joie quand le temps de leur bonheur arrive, de même qu’après avoir souffert impatiemment la prospérité du méchant ou de la méchante, ils sont ravis de les voir enfin punis comme ils le méritent. Ce sont des semences qu’on jette, qui ne produisent d’abord que des mouvements de joie et de tristesse, mais dont il ne manque guère d’éclore de bonnes inclinations.»

Si nous avons tant insisté, après Perrault, sur cette inspiration morale, cette leçon salutaire, cette destination pédagogique des contes de fées, ce n’est pas pour nous excuser de les étudier comme il se justifie de les avoir écrits. C’est pour faire comprendre au lecteur que, dans ces contes, la simplicité des moyens égale la probité du but, que leur fable comporte peu de personnages, et que le dénombrement de la famille fantastique dont tous les membres concourent au nœud de l’action et à l’effet de la leçon est bientôt fait. (Cette famille typique, que nous voulons étudier en détail, se compose d’abord de la fée qui préside, suivant une tradition uniforme, à la naissance du héros ou de l’héroïne, et les doue, selon les cas, de dons heureux ou de destinées funestes; de ce héros et de cette héroïne, dont les inclinations sont traversées et la vertu mise à l’épreuve par un sort malin, œuvre de quelque fée méchante, de quelque nain jaloux ou de quelque géant persécuteur; de l’ogre avide de chair fraîche; de l’animal parlant, car la fable de la Fontaine et le conte de Perrault n’admettent guère d’animaux muets, et chez eux les bêtes parlent comme les gens: soit loup affamé, prêt à croquer le Petit Chaperon rouge en école buissonnière; soit oiseau sous les plumes duquel bat le cœur d’un prince enchanté; soit chat ingénieux et narquois, qui fera, par ses artifices, du fils du meunier un marquis de Carabas.

Les fées de Perrault ne sont pas celles du moyen âge et de la renaissance. Ce sont des fées Louis XIV, qui portent le costume et qui parlent le langage du grand siècle. Si elles se présentent parfois sous les rides de la vieillesse et les haillons de la pauvreté, c’est qu’elles se sont déguisées dans l’intérêt de l’épreuve, de la punition ou de la récompense; le plus souvent elles sont vêtues en grandes dames, en paniers, en poudre et en mouches; et, si elles apparaissent parfois auprès de la fontaine qui leur est traditionnellement chère, ce n’est point dans l’état de nudité païenne où les montre Ronsard, quand il les apostrophe en ces termes:

Et vous, dryades, et vous, fées,

Qui, de joncs simplement coiffées,

Nagez dans le cristal des eaux.

Non, certes, et c’est ici le cas de rappeler une observation critique de Paul de Saint-Victor, non formulée en mots, mais traduite, comme il se plaît à le faire, doué qu’il est de la baguette d’évocation, en quelques saisissantes et pittoresques images:

«Ses fées, courbées en deux sur leurs baguettes fatidiques, ressemblent aux mères-grands du temps, courbées sur leurs longues cannes à bec de corbin. Ses jeunes princesses, si polies et si sages, sortent d’hier de la maison de Saint-Cyr. Les fils de rois qui les rencontrent dans les bois, en revenant de la chasse, ont la haute mine et la courtoisie des dauphins de France. Le style Louis XIV, répandu sur ces féeries gothiques, leur donne un charme nouveau.»)

Nous ajouterons qu’en traduisant ainsi, dans le costume et le langage de son temps, les contes des mères-grands et des mies qui avaient bercé son enfance et celle de ses enfants, Perrault a eu une idée ou un instinct de génie. Il a renouvelé, rajeuni, ravivé, brodé de variations piquantes ces thèmes qu’une longue circulation, qu’une tradition orale séculaire à travers des lèvres grossières, avaient émoussés, altérés, ternis. C’est là une originalité de traduction égale à l’originalité d’invention, et que nous goûtons avec plus de plaisir encore que les contemporains, aujourd’hui que le temps a mis sa patine sur toutes ces figures un peu neuves en1697 et qui ont revêtu le charme mélancolique de l’archaïsme pour nos yeux de1882. Et cet archaïsme est aujourd’hui double, de double couche: il tient au fond même des contes, car sa première date perce discrètement par quelques formules du texte primitif conservées, dont l’or terni mêle à la trame récente quelques fils d’une couleur passée; il tient à la forme, neuve et vive du temps de Perrault, mais dont deux siècles ont pour nous amorti l’éclat, et qui produit sur nous l’effet de sourire attendri d’un vieux tableau de famille, d’un pastel d’ancêtre.

«Il est bien certain, dit Sainte-Beuve, que pour la matière de ces contes, de même que pour Peau d’Ane qu’il a mise en vers, Perrault a dû puiser dans un fonds de traditions populaires, et qu’il n’a fait que fixer par écrit ce que, de temps immémorial, toutes les mères-grands ont raconté. Mais sa rédaction est simple, courante, d’une bonne foi naïve, quelque peu malicieuse pourtant et légère; elle est telle que tout le monde la répète et croit l’avoir trouvée. Les petites moralités finales en vers sentent bien un peu l’ami de Quinault et le contemporain gaulois de la Fontaine; mais elles ne tiennent que si l’on veut au récit, elles en sont la date. Si j’osais revenir, à propos de ces contes d’enfants, à la grosse querelle des anciens et des modernes, je dirais que Perrault a fourni là un argument contre lui-même, car ce fonds d’imagination merveilleuse et enfantine appartient nécessairement à un âge ancien et très antérieur; on n’inventerait plus aujourd’hui de ces choses, si elles n’avaient été imaginées dès longtemps; elles n’auraient pas cours, si elles n’avaient été accueillies et crues bien avant nous. Nous ne faisons plus que les varier et les habiller diversement. Il y a donc un âge pour certaines fictions et certaines crédulités heureuses; et si la science du genre humain s’accroît incessamment, son imagination ne fleurit pas de même.»

Non, il y a des heures décisives, des après-midi suprêmes pour ces fleurs délicates de l’imagination; Perrault est venu à cette heure pour cueillir ces roses de la féerie, prêtes à s’effeuiller, et pour en fixer, dans ce style simple comme le sujet, mais animé d’une grâce magique, d’une fatidique malice, la couleur rajeunie et le parfum ravivé. Traduire ainsi,–et le premier,–c’est créer. (Il faut avoir beaucoup d’esprit pour savoir se borner à celui qui convient dans un sujet donné. Perrault a eu ce tact, cette mesure, ce bonheur. Chacun de ses personnages parle la langue du temps, . mais parle surtout celle de son rôle et de son caractère. Perrault a su faire parler, marcher, agir, dans un air de vérité humaine, des personnages surhumains, dont la figure n’apparaissait que dans des formes fantastiques et avec les exagérations terribles ou grotesques du cauchemar. Il a mis ce grossier et brutal merveilleux du moyen âge au ton des sociétés polies et des enfances cultivées. Ses fées ont des têtes de grand’mères. Ses ogres eux-mêmes n’ont rien de trop repoussant. Ils sont bons pères, bons maris, et il semble que ce n’est pas leur faute s’ils ont coutume de se nourrir de petits enfants et de se régaler de ces chairs fraîches, tendres, rosées et lactées, en compagnie de leur famille et de leurs amis.)

Il y a des ogres et des ogresses dans la plupart des contes de Perrault, et c’est le cas de dire ce qu’il faut penser, historiquement et étymologiquement, de cette race fantastique d’anthropophages européens, qui semblent être la personnification, exagérée par la terreur populaire, des excès commis par les races d’invasion. Pendant la guerre de Cent ans, du temps de du Guesclin, comme le remarque son dernier historien, la terreur et la haine des paysans et des bourgeois, foulés et rançonnés à merci par les chefs des grandes compagnies, par les bandes de soudards anglais et navarrais dont les châteaux forts étaient de vrais repaires de bandits, les accusaient de boire, pendant leurs orgies, le sang des petits enfants et de manger leur chair.

De tout temps, les peuples frontières, ceux qui souffrent les premiers et le plus longtemps des maux et des excès inséparables d’une invasion, ont traité d’ogres les farouches intrus, et dans les récits de la veillée on entend encore parler des Tartares, Cosaques, Kalmouks et Baskirs de l’invasion de1814, comme de véritables ours humains, mangeurs de chandelle et de viande crue, macérée sous la selle, «chair d’enfant plus que d’agneau,» disent, se signant, les vieilles commères.

(L’ogre est donc, dans les contes de fées, la personnifcation, vue avec les yeux grossissants de la terreur populaire, du brigand, du larron, de l’envahisseur, habitant des cavernes et des forêts. Il y a là un souvenir des géants, des cyclopes antiques, mêlé avec celui des Huns d’Attila, des Goths d’Alaric, des Tartares de Gengis-Khan et de Tamerlan.

«Les plus anciens et les plus cruels de ces dévastateurs devinrent les plus célèbres, dit Walckenaër, et leurs noms servirent à désigner tous les autres. C’est ainsi qu’on réunit les noms des anciens Huns et des féroces Oïgours, pour désigner les Madgyars, tribu tartare, venue des bords du Wolga, qui s’établit le plus avant dans l’intérieur de l’Europe. En Dacie et Pannonie, on les nomma d’abord Hunni-Gours, et leur pays Hunni-Gourie; de là sont venus les noms de Hongrois et de Hongrie. Les Hongrois, les Hunni-Gours, les Oïgours, sont les ogres de nos contes de fées; ce sont des êtres féroces, qui dévorent les enfants, et aiment la chair humaine, tendre et savoureuse.

«Les Hongrois au neuvième siècle sont les Oïgours, et dans les écrits en langue romane des douzième et treizième siècles, ce sont les Ogres. Ouvrez le dictionnaire de la langue romane, au mot Ogre, et vous y trouverez pour synonyme le mot Hongrois. Il n’y a rien de plus certain et de mieux prouvé que cette origine.»)

L’ogre serait donc une création fantastique, une race imaginaire d’hommes géants, torves, velus, menant la vie sauvage, issue du souvenir, toujours vivant chez nos populations rurales, des excès des invasions barbares, hunniques, tartares, normandes, sarrasines, anglaises; toutes les légendes ont de même leur race cannibalesque d’hommes ou de monstres à face humaine, pires que les tigres et les loups, ogres des contes français, gouls (d’où goulu) des contes arabes, démons sauvages retirés, embusqués dans les lieux déserts, affamés de chair humaine, dont la griffe ne fait quartier à aucun passant. Il en est question dans la quinzième des Mille et une Nuits.

(L’étymologie du mot ogre, donnée par Walckenaër, et qui nous semble assez plausible, est contestée, ou plutôt chicanée par Littré, qui lui oppose des étymologies beaucoup moins naturelles) selon nous, sous prétexte que la forme du mot, dans les langues romanes, ne se prête pas à la dérivation d’ogre par Hongrois, Hongre et Oïgour. Pour lui, l’étymologie régulière est dans l’ancien espagnol huergo, huerco (espagnol moderne, ogro, ogre); dans l’italien orco, le napolitain huerco (triste), l’anglo-saxon orc (démon infernal), du latin orcus, enfer, dieu de l’enfer, d’après Diez (orucs, d’après Maury, est un mot étrusque). Tout cela est bel et bon; mais nous persistons à trouver beaucoup plus claire, logique et conforme à la raison historique, dont il faut bien tenir quelque compte dans la formation des mots, l’étymologie tirée de Hongre et Oïgour.

Ainsi que nous avons déjà eu l’occasion de le remarquer, mais nous insistons parce que c’est là un trait original, un trait essentiel de sa physionomie de conteur, Perrault s’est bien gardé de donner à ses ogres cette figure antique, quelque peu grimaçante, et d’une férocité à la fois terrible et grotesque. Il n’a pas plus exagéré la férocité, l’air farouche et le ton brutal de ses personnages odieux, qu’il n’a exagéré la beauté ou la majesté de ses fées, la grâce de ses héroïnes, la galanterie de ses héros, personnages agréables, grate persone de ses drames.

Toutes ces figures sont à un point juste, familier, naturel. Ses rois sont des tyrans débonnaires qui, comme celui de Peau d’Ane, n’ont que des caprices, des velléités de persécution dont ils font bientôt amende honorable, et qui semblent conspirer eux-mêmes à mettre en relief la vertu de leur passagère victime. Barbe-Bleue lui-même n’est pas si pressé de tuer sa femme, qu’il ne lui donne le temps d’éviter le châtiment suprême. Il menace sans cesse de monter au haut de la tour, si elle n’en descend point; mais il ne le fait pas, et les frères libérateurs arrivent, qui n’ont pas de peine à débarrasser leur sœur d’un bourreau plus prodigue de menaces qu’expéditif dans ses cruautés. La belle-mère de la Belle au bois dormant, qui a la fantaisie de manger ses petits-enfants à la sauce-Robert, semble plutôt une folle, une maniaque, atteinte d’un appétit dépravé, qu’une véritable ogresse, une goule, une louve, une harpie, une stryge, un vampire, un monstre enfin. Les personnages les plus méchants des petits drames ou plutôt des petites comédies de Perrault, car tout y finit par des mariages et par des moralités galantes et piquantes qui ont des airs d’épithalames, ce sont les belles-mères, jalouses et fantasques peut-être encore plus que cruelles, comme la marâtre de Cendrillon. Mais ces marâtres fâcheuses, et grondeuses, et envieuses, quel charmant repoussoir elles ont dans la marraine, la fée familière et officieuse qui prend à tâche de tout arranger, et qui semble de la famille, tant elle est bonne personne; jusqu’aux méchantes fées, qui se contentent de sorts presque anodins, et dont la vengeance se satisfait à peu de frais, comme celle qui se contente de condamner à dormir cent ans la Belle au bois dormant.

Ce tact, cette mesure, cette sobriété, cette discrétion, ce goût dans l’emploi heureux et la mise au point juste des personnages fantastiques et légendaires, sont d’autant plus à remarquer à l’éloge de Perrault, qu’il écrivit son livre en pleine vieillesse, à un âge d’expérience et de désabusement, et qu’il dut résister à la tentation d’avoir de l’esprit, d’en donner à ses héros, de les accommoder à la façon, à la mode piquante du jour, et de préférer au succès auprès des enfants le succès auprès des parents. Ces parents, au moment où il écrivait, appartenaient eux-mêmes à une génération qui n’était pas revenue, sans en garder une forte tendance au scepticisme et à l’ironie, des illusions romanesques ou héroïques de la Fronde. Aux premières Précieuses, solennelles et guindées, avaient succédé les secondes, dont Mme des Houlières, qui a souvent le propos leste et le mot gaillard, est le type. Cette seconde préciosité comportait fort bien le commérage jovial, le cailletage malicieux dont les lettres de Mme de Sévigné sont le chef-d’œuvre.

En petit comité, elle l’avoue elle-même sans repentir, elle n’hésitait pas à rire, avec cette étourdie pleine de verve, Mme de Coulanges, des chimères qui avaient fait pleurer sa jeunesse.

(La fin du grand siècle sera comme une revanche du bon sens, de la raison, du bel esprit sur les surprises du cœur, qui ont animé et égaré sa jeunesse. Aux larmes romanesques de la grande Mademoiselle, que Lauzun fait pleurer, répondent malignement le rire amer et discret de la Rochefoucauld, le rire sec et clair d’Hamilton. Le moment où Perrault, sollicité entre le parti d’être naïf ou celui d’être sceptique, entre l’air de croire à ses fictions ou celui de s’en moquer, opte pour la première de ces alternatives, est précisément cette époque critique où on affecte de rire de tout, où, si l’on garde encore la religion de Dieu et du roi, on est en train de perdre la superstition des héros de roman et de contes de fées, où l’art et le succès des beaux diseurs de cour, des beaux esprits de salon, consistent précisément non à émouvoir, à charmer, mais à amuser, à chatouiller, à mitonner, c’est le mot du temps, les dames avec des amalgames comiques de fables et de personnages fantastiques, un salmigondis d’aventures dérisoires, un grossissement caricatural et grotesque des fictions romanesques et chevaleresques.

Suivant le courant ainsi indiqué, Mme d’Aulnoy, Mme de la Force, Mme de Murat, qui viendront après Perrault, tomberont dans une double exagération, l’exagération de l’intrigue et du ton; leurs imbroglios seront compliqués, enchevêtrés, leurs moyens d’une ingéniosité raffinée et puérile, leurs héros trop féconds en conversations d’une galanterie poussée jusqu’à la fadeur.

Quinze ans après Perrault, viendra Hamilton, qui ne verra dans la féerie française et la féerie arabe elle-même qu’un thème à variations ingénieuses et ironiques, qu’un prétexte à jeux de patience et à casse-tête pour les imaginations désœuvrées et frivoles. Dix ans après ce chef-d’œuvre immortel, les Contes de Perrault, paraîtront ces contes dont Hamilton ne s’est pas même donné la peine d’achever deux sur quatre, et qui ne sont plus d’un naïf, mais d’un malin, d’un croyant, mais d’un sceptique.)

Perrault, trop avisé pour ne pas choisir le parti d’être naïf, eût pu, avant Hamilton, enterrer brillamment la féerie, être le Cervantès de ce don quichottisme du conte de fées; il préféra raviver la lampe de la veillée aristocratique et populaire des âges romanesques et chevaleresques, et lui faire jeter un suprême et inextinguible éclat. Il préféra la popularité éternelle auprès des enfants et des simples à un succès moins durable auprès des gens d’esprit. Il préféra, comme marraine de ses contes, l’Imagination à la Raison.) Il les dédia à Mademoiselle, non la dernière des héroïnes de roman, des princesses de féerie, mais à la fille de la seconde Madame, future duchesse de Lorraine, princesse d’un esprit et d’un cœur raisonnables et tempérés. Il ne se piqua point, comme Mme d’Aulnoy, la meilleure pourtant de ses imitatrices, et qui eut aussi l’esprit de paraître croire à ses fictions, seul moyen d’y faire croire les autres, de faire les délices de la petite cour qui chassait, devisait et médisait, et surtout dînait et soupait à Meudon, dont les jardins étaient le théâtre de ces derniers Décamérons de la décadence. Il ne prétendit même pas, comme y prétendit et y réussit peut-être Hamilton, à faire sourire Mme de Maintenon, fée sensée et chagrine, dont l’enfance aventureuse et délaissée n’avait été bercée d’aucun conte, dont la jeunesse n’avait été égayée d’aucun roman, et qui passait son temps à gronder, en marraine acariâtre, la duchesse de Bourgogne, une vraie petite princesse de féerie, celle-là, égarée dans cet automne attristé et positif de la fin du règne.

Perrault, et c’est là que son tact, son flair, son goût, éclatent jusqu’aux proportions du génie, ne céda point à la tentation de parti pris sceptique et ironique qui fit à Hamilton un succès de bien moindre aloi et de bien moindre durée que le sien. Il eut l’art et le goût de rajeunir et de raviver sans les enjoliver, sans les gâter, des fictions surannées. Il donna le costume et le langage du temps à leurs personnages, mais il leur conserva le caractère traditionnel, la physionomie typique, et, sous le costume et le langage moderne, laissa à propos percer, par quelque détail, par quelque trait, par quelque formule, leur naïveté archaïque et populaire, comme on mêle un coin, un lambrequin de vieille tapisserie à la tapisserie moderne, et comme on les attache au besoin par un clou terni de l’ancienne décoration; et il leur fit jouer leur comédie au profit de deux ou trois moralités de morale mondaine, profane, courante, familière, de ce qu’on peut appeler la morale du bon sens. Nous sommes loin, dans l’inspiration et dans l’exécution de ses contes, de l’état d’esprit de la haute société du temps à l’endroit de la féerie et des fées, état d’esprit qu’une lettre de Mme de Sévigné à sa fille, du6août1677, antérieure d’un an seulement à Peau d’Ane, nous peint à merveille, nous mettant ainsi à même de comprendre ce que ne fit pas Perrault et ce que, quinze ans plus tard, fit Hamilton. Mme de Sévigné écrivait donc, le6août1677, à sa fille:

«Mme de Coulanges, qui est venue ici me faire une visite jusqu’à demain, a bien voulu nous faire part des contes avec quoi l’on amuse les dames de Versailles; cela s’appelle les mitonner; elle nous mitonna donc, et nous parla d’une île verte où l’on élevait une prêtresse plus belle que le jour. C’étaient les fées qui soufflaient sur elle à tout moment. Le prince des Délices était son amant. Ils arrivèrent tous deux un jour dans une boule de cristal, à la cour du roi des Délices, et ce fut un spectacle admirable: chacun regardait en l’air, et chantait sans doute:

Allons, allons, accourons tous,

Cybèle va descendre.

«Ce conte dura une bonne heure; je vous épargne beaucoup en considération de ce que j’ai su que cette île verte est dans l’Océan; si c’eût été dans la Méditerranée, je vous aurais tout dit.»

Perrault ayant fait, pour le succès plus durable et plus doux qu’il y a à contribuer à l’éducation et à la récréation de l’enfance, le sacrifice du plaisir d’amuser, de mitonner les dames, devait se montrer, en ce qui touche la moralité de ses contes, aussi sobre, aussi discret, mais aussi plein de tact et de mesure, qu’il l’avait été en ce qui regarde leur invention, ou plutôt leur traduction à l’usage du temps.

(Ses moralités, en effet, sont sans prétention dogmatique, de même que ses récits sont sans prétention pédantesque. Ils concluent et le plus souvent ils laissent à la raison et à la sensibilité naissante de l’enfant le soin de conclure à des leçons claires et simples, donnant du bien, du devoir, de la vertu, une idée agréable, encourageante. Il fera ressortir, par exemple, et mettra en relief les dangers de l’école buissonnière dans le Petit Chaperon rouge, les dangers de la curiosité dans Barbe-Bleue. Il réhabilitera, dans le Petit Poucet, la force morale cachée sous la faiblesse physique, et glorifiera le triomphe de la ruse intelligente sur la brutalité inepte.

La Belle au bois dormant, c’est l’éloge de la patience. Tout vient à point à qui sait attendre. Il faut savoir dormir et se réveiller à propos.

Cendrillon, c’est l’espoir rendu, le triomphe assuré à la cadette disgraciée, opprimée par des sœurs jalouses, et qui n’en verra pas moins un prince à ses pieds, couronnés de la pantoufle victorieuse, et qui trouvera à se venger par des bienfaits le seul plaisir digne de sa jolie âme.

Peau d’Ane, c’est encore un saisissant conseil de patience dans l’épreuve domestique et de confiance dans la vertu, donné aux jolies princesses menacées par des projets odieux, qui savent préférer la fuite, l’exil, la servitude et la passagère déchéance de la misère à la perte de leur liberté et de leur dignité morales.

Le Chat botté, c’est comme le Petit Poucet, l’éloge de la finesse, de l’industrie, de la malice, mises non plus au service du salut personnel, mais au service d’un dévouement familier. Le Chat botté enrichit son maître. Le Petit Poucet s’enrichit lui-même. Cet exemple, on le sent, est de beaucoup le plus cher à Perrault. C’est, de tous ses contes peut-être, celui où il a mis le plus de son cœur et en même temps le plus de son esprit. Il semble l’entendre dire: «Parents malheureux (car il y a aussi des leçons pour les parents dans ce livre destiné aux enfants), ne cédez jamais aux mauvais conseils du désespoir; ne sacrifiez jamais vos enfants, cette vivante espérance; parmi eux, il en est un peut-être qui vous dédommagera de toutes vos peines, qui désarmera le sort, et trouvera grâce devant la Fortune; et vous, enfants, songez à ce que vous coûtez à vos parents, qui vous donnent deux fois la vie, par la naissance et par l’éducation; songez à mettre à profit cette dernière, de façon à savoir toujours retrouver votre chemin dans la forêt de la vie, et échapper au besoin, par d’heureux stratagèmes, aux crocs affamés de la misère, qui rôde autour des pauvres et des petits.»

Riquet à la Houppe, c’est la consolation de la laideur, dont notre sexe a le privilège; c’est un hommage rendu à l’éloquence que l’esprit peut prêter à des lèvres disgracieuses, au charme même dont la passion fidèle peut parer un masque ingrat, à la bonté, plus belle que la beauté, à la supériorité des agréments et des succès de l’esprit, qui sont éternels, sur les succès et les attraits passagers de la beauté physique et plastique.

C’est une recherche pleine de curieux enseignements et de piquants contrastes que l’étude des variations, des vicissitudes, à travers les temps et les lieux, de ces thèmes d’imagination et de moralité, de ces récits légendaires, de ces leçons traditionnelles, que Perrault a su mettre au point du génie, du caractère et du langage français à leur meilleure époque, à leur classique et glorieux apogée; et c’est cette recherche à laquelle nous allons maintenant nous livrer.)

Le monde enchanté : choix de douze contes de fées

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