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VII.
Оглавление(C’est Paul de Saint-Victor qui a le mieux vu, avec Charles Giraud, tout ce qu’il y a à voir dans les contes de fées, et c’est lui qui l’a le mieux dit. Il faut toujours en revenir à lui sur ce sujet) qu’il a traité avec la plus heureuse prédilection, et jalonner notre route en lui empruntant quelque brillant passage qui marque, comme un drapeau de pourpre brodé d’or, nos transitions, nos étapes, d’une idée à une autre. Il a très bien signalé deux choses, à l’honneur de la perspicacité de Perrault, et à l’honneur de son œuvre: c’est d’abord la juste et habile proportion avec laquelle il a fait entrer dans sa composition moderne les éléments anciens de la tradition féerique; ensuite l’heureux effet de lointain que deux siècles ont assuré à cette œuvre devenue aujourd’hui archaïque, comme les jardins et le palais de Versailles: d’où une concordance, une harmonie dans les détails, une poésie sur l’ensemble, qui sont uniques.
«La couleur du dix-septième siècle, empreinte sur ces légendes immémoriales, n’est plus aujourd’hui un anachronisme, mais une harmonie. N’est-il pas déjà un temps de féerie, ce siècle royal où tout un peuple de courtisans vivait enchanté dans le cercle de l’étiquette, au milieu des statues et des jets d’eau d’un jardin magique? La trompe des chasses de Marly et de Rambouillet sonne d’aussi loin à nos oreilles que le cor d’Artus dans la forêt de Brocéliande. Les lourds carrosses qui transportaient processionnellement cette cour pompeuse de palais en palais et de fête en fête ont une tournure aussi étrange que les dragons volants et les citrouilles attelées de souris. Les rondes des fées et les menuets des duchesses se dessinent dans le même lointain brumeux et bleuâtre. Ainsi les histoires de la chevalerie étaient déjà bien vieilles lorsque les tisseurs de la Flandre les déroulaient sur leurs tapisseries de haute lice. Aujourd’hui, l’étoffe séculaire semble contemporaine du roman brodé sur sa trame. Sa vieillesse, mêlée à son antiquité, ne fait plus qu’une avec elle.»
Si Perrault eut l’art d’habiller les légendes et les traditionnelles figures de la féerie, il eut aussi l’art de ne pas chercher à en inventer de nouvelles, et de ne pas s’en fier à lui d’une création hasardeuse, trouvant avec raison, comme plus tard Voltaire, qu’il y a quelqu’un qui a plus d’esprit que personne, c’est tout le monde. Il travailla donc sur ce fonds commun de la fiction populaire, dont le fantastique étrange ou charmant se fait jour sous une parure qui le rajeunit sans l’altérer, et se reconnaît facilement sous le vêtement léger dont il l’a habillée.
(«Les contes de Perrault ont gardé d’ailleurs sous leur costume rococo le caractère fantastique des légendes dont ils sont sortis. Pour avoir été débrouillée par Le Nôtre, et taillée par la Quintinie, cette sylve enchantée n’en conserve pas moins ses échos antiques et ses racines se rattachent aux plus profondes traditions. Les fées de Perrault arrivent directement des forêts celtiques; ses ogres descendent des râkskas de l’Inde et du cyclope homérique. Le Petit Poucet est l’incarnation gauloise de ces nains qui remplissent les légendes allemandes de tours subtils joués aux géants. Le Chat botté revient du sabbat, et la terreur qu’il inspire s’explique par les métamorphoses félines des sorcières. Le palais de la Belle au bois dormant correspond, par des passages secrets, à la caverne des Sept-Dormants et à cette montagne de la Thuringe, où l’empereur Frédéric, au milieu de sa cour, dort accoudé sur une table de pierre dont sa barbe rousse fait trois fois le tour. La pantoufle de Cendrillon s’appareille à la sandale de Rhodope enlevée par un aigle et jetée par lui sur la poitrine de Psammétique, roi d’Égypte, qui fit chercher par toute la terre la femme à qui elle appartenait, et l’épousa dès qu’on l’eut trouvée. Peau d’Ane remonte peut-être à l’Ane d’or d’Apulée. Les antiquaires, en s’approchant de très près, reconnaissent dans Barbe-Bleue un roi breton du sixième siècle, nommé Comorus, qui tuait ses femmes, que ressuscitait ensuite saint Gildas.»
Paul de Saint-Victor n’a rien dit de cette petite figure effacée, type d’ingénuité enfantine et presque inconsciente: le Petit Chaperon rouge, le premier personnage qui traverse la scène des Contes de Perrault, et y attire, par une de ces premières et tragiques aventures qui peuvent arriver à tous les enfants qui flânent en route et font leurs commissions en écoles buissonnières, l’attention terrifiée de toute la puérilité.
A ce petit personnage sans nom, typique pourtant à cause de cela même et sous son étiquette: le chaperon rouge, nom tiré du couvre-chef caractéristique d’une classe et d’une époque, n’en représentant que mieux cette classe et cette époque, baptisées par le conteur du nom de la coiffure à queue et à bourrelet du moyen âge, comme plus tard il eût pu dire: la petite cale rouge ou la petite bavolette bleue ou la petite grisette; à cette enfant, disons-nous, il ne convenait pas d’opposer un géant, un génie, un dragonn, un agent supérieur de la tyrannie et de la persécution fantastique. Passe encore si c’eût été sa plus grande sœur Nicette, ou son autre sœur Nicolette, ou Perrette au Pot au lait, sa sœur aînée. Pour elle, il suffit du loup qui la croque. Mais non pourtant d’un loup ordinaire, vulgaire: c’est plus qu’un loup: c’est le Loup, le Messire Loup de la forêt fantastique, le représentant de la faim jalouse et cruelle du Mal, affamé du Bien, l’incarnation animale, mais parlante, et caressante ou menaçante tour à tour, et toujours implacable, de Satan rôdant autour des innocences fraîches et à l’affût de ces cœurs naissants, tendres et roses, comme ses joues encore lactées, de l’enfance à sa première faute, à son premier péché. Péché mignon, s’il en fut: ne pas se méfier assez en route des mauvaises rencontres et prêter l’oreille non aux fleurettes, mais aux sornettes du Loup, du Loup-garou, terreur des chaumières et même des châteaux, du Loup méchant et férocement narquois, tyran de la forêt, que les tours malins du Renard, son ennemi intime, son victorieux mystificateur, n’ont pas réduit à la philosophie de l’expérience et de l’impuissance, qui n’est pas encore devenu le loup presque débonnaire, le diable fait ermite, auquel pourtant il ne faudrait point trop se fier: le Loup blanc.
Le conte du Petit Chaperon rouge se conte aussi en Allemagne, et porte, dans le recueil des frères Grimm, le même titre que dans Perrault, qui l’a pris tout vif dans la tradition du moyen âge et lui a laissé toute sa saveur, toute sa crudité primitives. Il est incontestablement le plus ancien de tous. Il sent son fabliau ou son lai d’une forte odeur rustique et agreste; s’il ne fait point partie du répertoire de veillée de Robin sous François Ier, il fait certainement partie du répertoire des nourrices et des mères-grands qui veulent intéresser les petites filles à l’obéissance et à la prudence par l’intérêt d’une double conservation, d’un double salut.
Car, pour la mère-grand française, le loup n’épargne pas, ne rend pas sa proie; le paysan du moyen âge sait que toute mauvaise rencontre au bois est inexorablement funeste, et que le loup et son digne compère non moins affamé, non moins cruel que lui, le bandit anglais ou navarrais des Grandes Compagnies, ne font ni grâce à la vieillesse, ni merci à l’enfance, et que nul scrupule, nulle pudeur, ne les arrêtent. Il sait, ce paysan, au récit pessimiste et amer, qu’il ne faut point compter, car cette confiance a été souvent déçue, sur l’intervention libératrice de quelque bonne fée. Dans le conte français, ni la mère-grand, ni le Petit Chaperon rouge ne survivent au piège que leur a tendu leur ennemi.
Cette solution brutale, ce dénouement nt sec et triste comme un double coup de mâchoire, ont répugné à la sentimentalité allemande. Une tradition optimiste, pieusement recueillie par les nourrices d’outre-Rhin, a ressuscité miraculeusement les deux victimes du terrible loup, et les larmes de joie que fait verser leur délivrance ferment les yeux sur l’invraisemblance grotesque du moyen qu’emploie, pour les rendre à la lumière, le chasseur qui joue ici le rôle bienfaisant de la fée. Cette réserve faite, au nom du goût et du tact français, qui ont quelque peu fait faute à l’auteur de la version allemande du dénouement du Petit Chaperon rouge, il y a dans cette version des détails spirituels et amusants.
«Quand le loup se fut bien repu, il se recoucha dans le lit, s’endormit et se mit à ronfler largement. Or, il arriva qu’un chasseur passa près de la maison. «Eh! se dit-il, comme la vieille mère-grand ronfle! je veux voir si elle n’est pas indisposée.» Il entra dans la chambre, et, quand il fut près du lit, il vit que c’était le loup qui ronflait si bien: «Ah! ah! je t’y prends, vieux coquin, dit-il, il y a longtemps que je te cherche.» Et il allait lui dépêcher un bon coup de fusil, quand il s’avisa que le loup avait sans doute mangé mère-grand, mais qu’il y aurait peut-être encore moyen de la sauver; et, au lieu de tirer, il prit une grande paire de ciseaux, et se mit à découdre le gros ventre de M. le Loup, qui ronflait toujours. Il n’avait pas plus tôt donné deux coups de ciseaux qu’il vit poindre le Petit Chaperon; deux coups de plus, et la petite fille délivrée sauta par terre en criant: «Ah! que j’ai eu peur! c’était si noir dans le ventre du loup!» Puis, la mère-grand sortit à son tour, vivante encore, mais pouvant à peine respirer. Alors le Petit Chaperon rouge alla vite chercher de grosses pierres dont on remplit le ventre du loup. Quand il se réveilla et qu’il vit tout ce monde, il voulut sauter à bas du lit; mais les pierres étaient si pesantes, qu’il tomba lourdement à terre et mourut du coup. C’est alors que nos trois amis furent contents; le chasseur prit la peau de messire Loup et s’en retourna chez lui; la mère-grand mangea sa galette et le petit pot de beurre que le Petit Chaperon rouge lui avait apportés, et les trouva excellents. Quant à la fillette, elle se dit: «Tu ne t’en iras plus jamais courir loin de la route, dans le bois, quand ta mère te l’a défendu.»
(Le Petit Poucet est aussi certainement du fonds le plus ancien de la tradition, de la mine populaire exploitée par Perrault; c’est encore un conte triste, inspiré par le souvenir de cruelles réalités, de séculaires misères. Ce bûcheron et cette bûcheronne, que la famine contraint d’abandonner leurs enfants, de les perdre, ce sont des paysans de la France du moyen âge, au lendemain de ces guerres d’invasion succédant aux déprédations de la tyrannie féodale, qui répandaient sur le monde des chaumières les fléaux des sept plaies d’Égypte. Ce sont des paysans de ces lendemains de la Ligue, de ces lendemains de la Fronde, où des misères si terribles déconcertèrent parfois dans un saint Vincent de Paul jusqu’au génie même de la charité. Ce sont de ces paysans qu’en plein règne de Louis XIV, sous le mensonge de son décor olympien, la Bruyère et Fénelon ont vu se nourrir d’herbe et ramper, hâves et décharnés, sur leur sillon stérile. Souvenez-vous du passage de la Bruyère:
«L’on voit certains animaux farouches, des mâles et des femelles, répandus par la campagne, noirs, livides, et tout brûlés du soleil, attachés à la terre qu’ils fouillent et qu’ils remuent avec une opiniâtreté invincible; ils pnt comme une voix articulée, et quand ils se lèvent sur leurs pieds, ils montrent une face humaine., et en effet ils sont des hommes; ils se retirent la nuit dans des tanières où ils vivent de pain noir, d’eau et de racines; ils épargnent aux autres hommes la peine de semer, de labourer et de recueillir pour vivre, et méritent ainsi de ne pas manquer de ce pain qu’ils ont semé.»)
Pour que ce laboureur, cet homme des champs, sous Louis XIV, si âprement peint par la Bruyère, avec ce sang-froid affecté où gronde sourdement tant de pitié et de colère, tant de mépris des grands et de tendresse pour les petits, pour que ce laboureur manquât même de ce pain noir, de cette eau fraîche et de ces racines qui composèrent l’ordinaire du peuple des campagnes pendant les grands tournois de la Fronde et ses chevaleries, et ses galanteries, et ses cortèges empanachés de paladins et d’amazones, et plus tard, pendant ce grand règne de carrousels et de guerres, et de conquêtes, et de sièges menés en l’honneur des dames, assistant en carrosse doré à ces meurtriers spectacles; pour cela que fallait-il? Rien, moins que rien, une année de surcroît de taille et de corvée, une année de trop de passages de gens de guerre, une année d’épidémie, d’épizootie, d’inondation, une année de vaches maigres et de sauterelles, de moisson sans grain et de vigne sans fruit. Alors, disette générale, famine chez les pauvres gens qui vivent d’un métier perdu, ou comptent pour manger et pour boire sur la mamelle tarie de la terre nourricière.
C’est à un de ces misérables lendemains de gloire inutile, à un de ces moments de ruine et de malédiction, où le ciel, voilé de nuages sinistres, cache le visage de Dieu à l’homme, qui s’en croit abandonné, et où les peuples paient si cher les romans de leur histoire, c’est à un de ces moments que s’ouvre le drame du Petit Poucet, dans la cabane sans pain où le père et la mère délibèrent en gémissant sur les moyens de se débarrasser de toutes ces bouches avides qu’ils ne peuvent plus remplir.
Sur la scène d’un pareil débat à voix basse, plein de honte et de douleur, nulle fée n’intervient, consolatrice et libératrice. Le bûcheron affamé, qui rumine en marchant sous bois la résolution de ce soir, n’a rencontré aucune apparition qui lui fasse espérer un remède à ses maux. (Quand le bûcheron du temps de Perrault et de la Fontaine rencontre une apparition au coin du bois, c’est la Mort, et elle est telle qu’elle lui fait peur, et qu’après l’avoir invoquée, il la révoque, la trouvant encore pire que la Vie. Il n’y a pas, dans le Petit Poucet, d’apparition de la Mort, mais il n’y a pas non plus de visite de fée secourable. On ne l’attend pas, du reste, et on n’est pas déçu. Le bûcheron et la bûcheronne sont convaincus que les fées sont de trop grandes dames pour se déranger pour de si pauvres gens. Ils ne croient qu’aux malins esprits et n’en connaissent pas de bons. La superstition des fées est autant un culte de crainte qu’un culte d’espérance. L’espérance est pour les petits un luxe qui ne vient qu’avec les temps heureux. Le père et la mère du Petit Poucet savent bien qu’il n’y a à compter sur personne, sur rien.
Mais le Petit Poucet, qui représente symboliquement ce brusque réveil de l’intelligence et de l’énergie populaires, s’arrachant par l’industrie aux servitudes du travail agreste, et arrivant, non plus par la force des mains, mais par la finesse des calculs, à l’indépendance et à la fortune; le Petit Poucet, qui représente le combat et la victoire de la ruse contre la force, de l’esprit dans un corps grêle contre la bêtise dans un corps gigantesque; le Petit Poucet, qui personnifie, avec ses caractères français de souplesse, de patience et de belle humeur, le génie populaire s’émancipant et s’affinant à la fois, et devenant le génie bourgeois, le génie de ce tiers état qui sera tout après avoir été rien, et qui prêtera à1 noblesse, dès Louis XIV, des noms faits pour l’honorer, comme les le Tellier, les Phélippeaux, les Colbert; le Petit Poucet n’ignore point qu’il ne doit compter que sur lui, et il ne compte en effet que sur lui pour se tirer d’affaire, et sur la Providence, par-dessus le marché, si elle veut bien s’en mêler, ce qu’il espère. «Aide-toi, le ciel t’aidera.») Le Petit Poucet s’aide et le ciel l’aide aussi, qui n’abandonne jamais les petits luttant contre les grands, les faibles luttant contre les forts, et prend plaisir, au contraire, à rabattre l’orgueil humain de ces exemples, de ces leçons de la revanche que l’intelligence opprimée, que le droit méconnu, tirent parfois de la tyrannie du fait, du joug de l’ignorance toute-puissante.
Ce triomphe du nain spirituel et courageux sur le géant stupide et féroce, il est heureusement ancien comme le monde; la fable antique, sous toutes les formes, la Bible en cent endroits, ont consacré cette leçon de la victoire des pygmées sur les géants, du moucheron sur le lion, du petit David, l’alerte tireur de fronde, sur l’énorme Goliath, à la massue aussi inutile qu’effrayante, et de la belle Judith sur le monstrueux et crédule Holopherne.
Aussi, tandis que l’histoire du Petit Chaperon rouge est locale, pour ainsi dire, et n’a que des versions françaises et allemandes, l’histoire du Petit Poucet est universelle, et cette tradition féconde a porté des fleurs et des fruits dans toutes les langues. On trouve partout ce Petit Poucet cher à la légende populaire de tous les temps, parce qu’il est la glorification de la ruse et de l’industrie des petits dans cette lutte quotidienne pour l’existence qu’ils soutiennent contre les grands, et qu’il flatte l’orgueil de Jacques Bonhomme, justement fier de ce petit bonhomme qui fait si bien son chemin, et sera secrétaire du roi, et bien mieux que cela, qui sait? quand la Révolution aura abaissé toutes les barrières, et qu’une savonnette à vilain ne sera pas le dernier terme de l’ambition populaire ou bourgeoise. Ne sont-ce pas des Petit Poucet qui ont fait leur chemin, que les Ney, les Bessières, les Murat, les Bernadotte, ces deux derniers partis de si bas pour arriver si haut, et l’un, tomber d’un trône, l’autre y faire souche de rois?
On retrouve donc, avec des variantes, cette histoire du Petit Poucet ou du petit avisé l’emportant sur le grand inepte, en allemand, en albanais, en suédois, en hongrois, en serbe, en catalan, et dans la cinquième journée du Pentamerone en napolitain) (Nenillo et Nenilla). Les Anglais ont leur Tom Thumb (notre Tom Pouce); ils ont aussi Temolin, Tamlane, Tommel Finger, Jack the geant-Killer et Tom Hickathrist, comme les Allemands ont leur Daumesdick, leur Daümling et leur Daümerling, offrant tous, plus ou moins, des personnifications de la grâce, par rapport à la force, de l’esprit par rapport à la bêtise, des exemples de cette généreuse et piquante victoire, riche d’un double contraste, fécond en émotions tragiques et comiques, du plus faible sur le plus fort, du plus petit sur le plus grand, qui peut compenser l’inégalité des conditions et rétablir l’équilibre des influences. De tout temps, les poètes et les conteurs ont été attirés vers ce mythe piquant et consolant de la victoire de la faiblesse sur la force. Dans un hymne homérique à Mercure, le poète le montre «né le matin, joueur de cithare à midi; le soir, il dérobait les bœufs d’Apollon.» La légende d’Hercule étouffant, à deux mois, de ses petites mains déjà héroïques, sur le bouclier qui lui servait de berceau, les serpents envoyés par Junon pour le dévorer, s’y rattache indirectement, car ce sont là des enfances divines, dont les miracles n’étonnent pas, de même que les exploits de l’enfance de Gargantua et de Pantagruel, qui sont des fils de géants et font naturellement des choses impossibles aux enfants des hommes.
(Ce qui est vraiment piquant, vraiment intéressant, vraiment français d’inspiration, c’est le triomphe sur l’ogre, au grand coutelas et aux bottes de sept lieues, de ce Petit Poucet, fils de bûcheron, gamin de la forêt, comme Gavroche est le gamin du ruisseau, qui fourre, partout où il y a à guetter et à écouter, son museau de souris, ses yeux de moineau, ne s’étonnant et ne s’effrayant de rien, vif, hardi, jovial, bon garçon, farceur et mystificateur au besoin, et riant jusque sous le couteau.
Le Petit Poucet, c’est bien vraiment l’esprit et le cœur français aux prises avec les vicissitudes de la vie et les caprices de la fortune. Ce Petit Poucet-là ira encore loin et haut, espérons-le, et, après avoir touché à tant de grandeur et de gloire, ne retombera pas dans la petitesse et l’humilité primitives. Car les peuples ne peuvent cesser de grandir que pour se rapetisser. En dépit de plus d’une aventure et d’une mésaventure, de plus d’une éclipse, ce Petit Poucet n’a pas perdu les bottes de sept lieues de la langue universelle, et n’a pas cessé de gagner plus d’honneur que de fortune, plus de coups que de pourboires en qualité de courrier au service des grands principes de l’humanité; mais qu’il se défie du sommeil de l’insouciance, ou de celui, pire encore, de l’ivresse l’ogre tudesque ne cherche qu’à se venger et rôde lourdement autour de celui qui l’a pris pour dupe, et dont il voudrait être à son tour le fripon; que le Petit Poucet se laisse lasser ou griser, qu’il s’endorme, et voilà l’ogre de nouveau en possession des bottes de sept lieues, du fouet de courrier et du petit habit à grelots!
Il y a, il convient de le noter en finissant sur ce point, plus d’un ressouvenir de l’ogre et du Petit Poucet, vainqueur de l’ogre, dans les traditions et les légendes bretonnes. Là l’ogre est un Sarrasin; les deux noms sont synonymes. Dans l’un de ces contes gallois, par exemple, la petite sœur des sept garçons exilés du logis paternel et qui se sont réfugiés dans la forêt, où ils se sont faits charpentiers, n’a plus de feu pour faire cuire leur soupe, et va en chercher dans son sabot chez le Sarrasin, dont la femme n’est point Sarrasine, c’est-à-dire chez l’ogre, dont la femme n’est point ogresse.
«Donnez-moi du feu, s’il vous plaît, ma bonne dame, dit la petite fille. –Je veux bien, mon enfant, répondit la femme; mais sauvez-vous bien vite; car mon homme est Sarrasin, et s’il vous voyait, il vous mangerait.»
«Comme la petite fille était prête à partir avec son feu, le Sarrasin arriva, et sa femme n’eut que le temps de la cacher sous un paquet de linge sale. «Je sens la chair chrétienne, dit le Sarrasin en entrant.
–Non, ce sont des poulets que je viens de tuer.
–Je sens la chair chrétienne; ce ne sont pas des poulets.
–C’est notre vache qui a eu un veau.
–Je sens la chair chrétienne; ce n’est pas le veau que je sens.
–Ce sont nos petits moutons que je viens de rentrer à l’étable.
–Je sens la chair chrétienne; dis-moi ce que tu caches.
–Je t’en prie, répondit la femme, je vais tout te dire; mais tu ne lui feras point de mal: c’est une petite fille qui est venue chercher du feu dans son sabot.
–Je veux bien ne pas la manger, dit le Sarrasin; mais à la condition que tous les matins, elle m’apportera son doigt à sucer.»
«La petite fille s’en alla; mais tous les matins elle apportait son doigt à sucer au Sarrasin, et elle maigrissait à vue d’œil.
«Ses frères s’en aperçurent et lui dirent:
«Qu’est-ce que tu as? tu deviens pâle comme un navet.
–Je n’ai rien,» répondit-elle.
«Mais comme ils la pressaient de questions, elle ne voulut point mentir, et leur dit qu’un matin, elle avait été obligée d’aller demander du feu chez le Sarrasin; il était survenu pendant qu’elle en prenait, et n’avait consenti à ne pas la manger que si elle lui apportait son doigt à sucer tous les matins; elle passait son doigt gauche par une fente de la porte, et sa main enflait dès que son doigt avait été sucé.
«Demain, tu retourneras encore, lui dirent ses frères; mais tu diras au Sarrasin d’agrandir le trou de la porte et de passer sa tête pour te sucer le doigt.»
«Le lendemain, le Sarrasin agrandit le trou de la porte, et au moment où il passait la tête pour sucer le doigt de la petite fille, un des frères, qui le guettait, lui fit sauter la tête d’un coup de hache.»
On le voit, et on aura plus d’une fois l’occasion de le remarquer: dans ces traditions et traductions naïves, le fond de l’histoire n’est pas le même, ou plutôt il n’y a qu’un détail, un épisode de l’histoire qui en devient le fond. Il en est de la plupart de ces légendes comme des fragments du miroir brisé, ou. plutôt de ces plantes agrestes et alpestres dont le vent emporte aux quatre coins de l’horizon la semence vivace, qui fleurit aux fentes du rocher marin ou sur la poussière, détrempée par la pluie, du toit de la chaumière, en fleurs sauvages, parfois abâtardies, qui n’ont gardé que des restes de la couleur et du parfum originels.
L’histoire et la philosophie du conte de Cendrillon rempliraient presque un petit volume, si on voulait couler à fond ce sujet aussi complexe que sympathique. Il n’est guère de foyer que ne troublent plus ou moins ces inégalités de l’affection paternelle ou maternelle, qui n’ait ses favoris et ses digraciés, bien que, par une admirable prévision, la Providence ait, pour rétablir l’équilibre, accordé la faveur protectrice, réparatrice, d’une instinctive prédilection maternelle aux enfants qui ont le plus besoin de soins et de caresses, à ceux qui les attirent le moins par la beauté du visage ou la santé du corps. Mais enfin c’est une tradition fondée sur l’expérience du cœur humain que celle qui place des enfants heureux et des enfants malheureux, les uns se chauffant au feu clair et les autres grelottant sur les cendres du feu éteint, et cela même aux foyers de palais; car les rois ne sont exempts d’aucune des erreurs, des fautes et des misères humaines.
Dans les contes de fées de tous les pays, comme dans la vie réelle, dont ils ont pour but de reproduire et de consoler les disgrâces, il y a une Cendrillon. On retrouve cette petite sœur du Petit Poucet, plus naïve et aussi moins malheureuse, car elle n’a pas à se défendre de l’abandon, mais seulement de l’injustice de ses parents, et appartient plutôt à la bourgeoisie qu’au peuple, dans le Pentamerone napolitain; on lui connaît un vêtement hongrois, norvégien, serbe, catalan, etc. L’auteur anonyme de la Vie de Perrault et du commentaire abondant, curieux, piquant et d’une érudition cosmopolite qui ajoutent tant à la valeur de l’édition Hetzel, sans parler des ingénieuses illustrations de Gustave Doré, et que nous avons le devoir de citer avec une gratitude particulière, car nous lui avons emprunté plus d’une indication, cite tout au long la version allemande, qu’il n’est pas sans intérêt de comparer avec la version française, et avec la version bretonne, qu’il n’a pas connue.
Le conte recueilli par les frères Grimm est évidemment une traduction du conte français habillée à l’allemande, avec des variations de détail qui correspondent parfaitement aux différences du génie des deux peuples. Le conte allemand se distingue du conte français, si alerte et si vif, mais si juste de ton et ne poussant rien à l’extrême, par une pointe de sentimentalité qui s’allie mal avec la cruauté du dénouement.
(La Cendrillon française a une pantoufle de verre qui glisse à son insu sur le degré et amène l’épreuve qui trahira son incognito; elle est généreuse et pardonne à ses sœurs, ne se vengeant d’elles qu’en leur faisant partager son bonheur, La Cendrillon allemande aune pantoufle d’or, qui demeure collée aux marches de l’escalier, quand elle s’enfuit de la fête royale à laquelle elle s’est invitée, parce que le prince, par un stratagème qui sent plus encore le curieux que l’amoureux, a fait enduire l’escalier de poix ou de glu.
C’est sur la tombe de sa mère, qui l’a recommandée à Dieu en mourant, tombe sur laquelle elle a planté une branche de noisetier devenue un arbre magique où perchent deux pigeons blancs, que tombent de leur bec, à sa requête, les vêtements magnifiques dont elle a besoin pour paraître dignement à la cour, et y éclipser toutes les prétendantes, y compris ses jalouses sœurs.
Celles-ci poussent l’ambition jusqu’à consentir, sur le conseil de leur mère, la marâtre persécutrice de Cendrillon, jusqu’à consentir, l’une, à se couper le gros orteil, l’autre, à se couper le talon, pour pouvoir faire entrer leur pied dans la pantoufle. Vains sacrifices, car le fils du roi, qui les a prises en croupe, reconnaît la supercherie au sang qui coule de leur blessure, et les rend dédaigneusement à leur père, pour épouser celle dont le pied entre dans la pantoufle comme de cire. C’est l’expression de Perrault, c’est aussi celle du conte allemand qui trahit ainsi l’imitation du fond par celle de la forme elle-même. Enfin, tandis que notre Cendrillon pardonne à ses sœurs et les associe à son triomphe, la Cendrillon allemande souffre, si elle ne s’en applaudit pas, que les deux pigeons consolateurs de ses déboires et vengeurs de sa querelle, crèvent les yeux, le jour de ses noces, à ses sœurs, par un châtiment féroce qui a, du moins, pour elles l’avantage de les exempter de la vue de ce bonheur qu’elles ont tout fait pour empêcher. Ce dénouement est raide, peut-on dire, comme on l’a dit d’un autre, du théâtre contemporain.
Disons à ce propos que l’édition Hetzel et beaucoup d’autres impriment la pantoufle de vair, c’est-à-dire de velours vert ou de fourrure. Perrault a écrit et voulu écrire: la pantoufle de verre, et voici les raisons, plus spécieuses que décisives peut-être, qu’en donne M. Ch. Giraud:
«On trouve, dit-il, dans le Pentamerone, Cendrillon (Gatta Cenerentola) moins la pantoufle de verre, embellissement de Perrault, qui a voulu peut-être faire allusion à ce tissu de verre qui fut tant à la mode à la fin du dix-septième siècle; peut-être encore qu’en France on avait fait de la pantoufle de vair, d’où les bonnes femmes du siècle suivant ont tiré leur pantoufle de verre que Perrault nous a passée.»
On peut voir dans cette pantoufle merveilleuse un souvenir de l’histoire, contée par le compilateur grec Élien, d’après laquelle, Rhodope étant au bain, un aigle fondit sur ses vêtements déposés au bord de la rive, enleva une de ses pantoufles et la laissa tomber sur la poitrine du roi Psammétique, qui siégeait sur son tribunal à Memphis, et qui épousa la propriétaire de la pantoufle, ou mule, ou babouche, dénonciatrice du plus joli pied de ses États.
Avec un peu plus d’efforts aussi, on pourrait retrouver dans Cendrillon une sœur cadette, très vulgarisée, de la poétique Psyché, qu’Apulée nous montre victime d’abord et ensuite victorieuse d’épreuves pareilles à celles de notre aimable disgraciée, et consolée plus encore que vengée.
Dans les récits slaves, scandinaves ou finnois, Cendrillon n’est plus une femme, c’est un jeune homme; et dans les contes russes d’Afonasief nous arrivons, suivant le génie du pays, à une Cendrillon mâle, Ivan Popyaloff, qui n’est plus une créature humaine, mais une abstraction à figure humaine, une personnification mythique, symbolique de la nature endormie pendant l’hiver, qui secoue au printemps les cendres moroses de l’âtre ou du poêle, se réveille au chant des oiseaux, et combat victorieusement les ténèbres et les frimas, représentés par des dragons acharnés à le dévorer.
Le génie français, même embrumé des brumes armoricaines, répugne à ces abstractions et personniifcations mythiques. Les rêves populaires prennent toujours un corps, et tous leurs nuages se résolvent en figures humaines. C’est ainsi que la Cendrillon bretonne, Cendrouse, est aussi une fille sage et naïve, à peine un brin coquette, dont une bonne fée réchauffe les stations solitaires sur la lande où elle garde son troupeau, et dont le triomphe a bon cœur, car nous ne trouvons pas trace d’un châtiment autre que celui de son bonheur, infligé à la marâtre persécutrice et aux sœurs jalouses. «Je tâcherai, dit-elle ingénument à la fée, qui lui conseille le pardon, de ne plus les détester, puisque tel est votre désir.» La fée lui donne aussi un carrosse sorti d’une citrouille et attelé d’un chat du foyer qui n’a pas peur d’elle, «parce que jamais elle ne lui a fait du mal,» et que trois coups de baguette transforment en un beau cheval. Cendrillon se promène donc en carrosse, sûre d’avoir avec sa baguette tout l’argent qu’elle désirera, et, après une épreuve dont triomphe sa bonté et qui montre que la fortune ne l’a rendue ni fière, ni égoïste, ni ingrate, elle épousera un beau monsieur, qui, pour la trouver belle, n’a pas eu besoin de mesurer sa beauté et son amour à la petitesse de sa pantoufle. Ce sont là jeux de prince.
(Ainsi que nous avons eu déjà l’occasion de le remarquer, la féerie a sa zoologie, son ornithologie, sa botanique particulières, c’est-à-dire qu’il est un certain nombre d’animaux, d’oiseaux, de plantes, plus spécialement consacrés à servir d’intermédiaires et d’instruments aux rapports du fantastique avec le réel, de la fée avec l’homme. Le lion, le loup, le renard, la biche, le cerf, la chèvre, le taureau, le crapaud, la grenouille, le lézard, le serpent, la souris, l’aigle, le pigeon, la poule, le corbeau, sont, pour la fée et la féerie, des animaux habituels, favoris, plus aptes que les autres à l’incarnation et à la métamorphose. Ce sont des animaux fatidiques par excellence.
Nous ne parlons pas de la ménagerie exclusivement fantastique, le dragon, la salamandre, l’hydre, l’hippogriffe, la licorne, la gorgone, la méduse, le phénix, le roc, gardiens des châteaux magiques, compagnons de l’enchanteur solennel et du nain malicieux.
De même, à côté de la rose, de l’aubépine, du trèfle, de la verveine, du lotus, chers de tout temps à la magie, nous ne citons pas les plantes ou fleurs purement fabuleuses, comme le rameau d’or ou la mandragore qui chante.
Mais, pour en revenir aux bêtes, s’il est un animal qui, par la souplesse de ses mouvements sinueux, son œil de topaze, son poil électrique, son museau moustachu, sa patte de velours à griffes, soit plus propre qu’un autre à jouer un rôle dans l’œuvre féerique, c’est le chat, qui semble dépaysé dans le jour de la réalité, le chat frileux qui rêve et ronronne devant le feu, le chat noctambule dont la volupté amoureuse a les cris et les trépignements du sabbat, le chat qui se caresse à l’homme si égoïstement, le chat de tout temps favori de l’alchimiste et du sorcier, le chat d’Agrippa et de Flamel qui glisse sans encombre, en vertu d’un privilège mystérieux, à travers les parchemins, les cornues et les alambics.
Il y a un chat, un maître chat, un chat fée, un chat sorcier, dans la plupart des légendes féeriques, et Perrault ne pouvait oublier le Chat botté, dont on retrouve encore des héritiers abâtardis dans les Chats sorciers de la croix de Meurtsell ou de la croix de Gouéhas sur la lisière de la lande de Frehel, dans les légendes bretonnes.
De tout temps, ces chats, comme tous les animaux féeriques, ont eu le privilège de la parole, et le Chat botté est un joli type de ces chats d’esprit, amis de l’homme, et le plus souvent ministres auprès de lui de la faveur féerique.
Si le Chat botté ou le Maître chat de Perrault ne sort pas de la IXe Nuit de Strapparole, traduite dès1579d’italien en français, par Pierre de Larivey, Champenois, il sort du Pentamerone. Il est, dans l’esprit de Perrault comme dans celui de ses devanciers, le symbole de ces faveurs capricieuses du sort qui font de tel pauvre bellâtre de la veille un enrichi du lendemain. Il personnifie, non sans ironie, cette chance inouïe, cette fortune subite de certains parvenus, heureux sans se donner d’autre peine que la peine de l’être, dont tout l’effort consiste à laisser faire à leur étoile, à profiter sans scrupule de la bêtise humaine, toujours prête à s’engouer des gens heureux, les dispensant d’être habiles et même d’être honnêtes, et trouvant plaisir à applaudir la voiture neuve qui passe de tous les marquis de Carabas.
Dans Strapparole, ce n’est pas un chat, c’est une chatte qui sert d’instrument à la fortune du déshérité Constantin, et qui représente l’aveugle etnarquoise complicité du destin dans certaines élévations subites, inexplicables par le mérite et le travail, et qu’il faut bien attribuer à quelque influence surnaturelle dont l’instrument, par une vengeance du bon sens populaire, est ironiquement rapetissé.
Dans le conte napolitain, c’est un chat qui remplit cet office de courtier du hasard, nous ne pouvons dire de messager de la Providence, car ces fortunes subites et scandaleuses feraient croire à l’absence de la Providence, si elle n’attestait bientôt sa présence par la leçon d’une chute aussi exemplaire que l’élévation l’a été peu. Strapparole néglige de dire ce que Constantin, devenu roi par la grâce féline, fit pour récompenser l’animal ingénieux, industrieux, à qui il devait tout. Le Pentamerone est plus explicite, et son dénouement, que Perrault n’a pas reproduit, et que nous citerons, car il en vaut la peine, nous fait assister à l’inévitable ingratitude de Gagliuso et à son juste châtiment.
(Perrault, qui est bonhomme, dont l’expérience est sans amertume malgré ses soixante et dix ans, préfère, dans l’histoire du Chat botté comme dans celle de Cendrillon, comme dans toutes les autres, ce trait est à remarquer, la solution optimiste, le dénouement favorable à l’humanité. Cendrillon pardonne à sa belle-mère et à ses sœurs, la femme de Barbe-Bleue n’a pas la gorge coupée, son bourreau ayant laissé débonnairement, plus prompt aux menaces qu’aux coups, le temps d’arriver aux frères libérateurs. Le Chat botté coule des jours heureux et repus auprès de son maître reconnaissant, témoin honoré de la fortune dont il est l’auteur.) La moralité du conte napolitain est plus amère et peut-être plus juste, comme on va en juger.
«Quand Cagliuso se vit si extraordinairement riche et heureux, il remercia le chat plus qu’on ne saurait dire, et reconnut qu’il devait à ses fidèles services sa vie et sa grandeur. «Maintenant, lui dit-il, tu peux, ta vie durant, disposer de moi et de mes biens comme il te plaira, et, si nous avons le malheur de te perdre un jour, que je souhaite le plus éloigné possible, je te ferai embaumer, mettre dans un cercueil d’or et porter dans ma chambre pour y rester toujours sous mes yeux et te rappeler à mon souvenir.»
«Le chat voulut s’assurer de la sincérité de ces magnifiques promesses; le lendemain, il s’étendit tout de son long dans une allée du jardin et fit comme s’il était mort. La femme de Cagliuso, la princesse, le vit la première et s’écria: «Ah! mon mari, quel malheur! le chat est mort.–Au diable le chat! répondit-il, mieux vaut lui que nous.–Qu’allons-nous en faire? demanda la femme.–Bah! prends-le par les pattes et jette-le par-dessus le mur.»
«En entendant cette réponse, le chat se releva et lui dit: «Voilà donc ma récompense et mon remerciement pour vous avoir tiré de votre misère! Voilà mon salaire pour vous avoir donné un palais, de beaux habits, et tous les plaisirs de la vie, à vous qui n’étiez qu’un pauvre diable, un meurt-de-faim, un va-nu-pieds! Ah! je le vois bien, à laver la tête d’un âne on y perd son temps et sa lessive. Maudit soit le jour où je vous ai secouru! Vous ne méritez pas que je vous crache à la figure. Il est beau l’enterrement que vous vouliez me faire, et le cercueil d’or que vous m’aviez promis! Voilà ce qu’on gagne à obliger les gens de votre sorte. Poignez vilain, il vous oindra; oignez vilain, il vous poindra.» Et il lui tourna le dos. Cagliuso eut beau lui demander pardon le plus humblement du monde; rien ne put l’apaiser. Il partit sans regarder derrière lui, grommelant entre ses dents: «Dieu nous garde d’un riche devenu pauvre et d’un pauvre devenu riche!»
Dans la version norvégienne du Chat botté, Maître Pierre, le protégé du chat qu’il a eu si bon nez de recueillir et de garder, en dépit de la modicité d’un tel héritage, coupe la tête à son bienfaiteur; mais son excuse, c’est que c’est par son ordre, comminatoire même: «Si tu ne le fais pas, dit le chat, je te crève les yeux.» Maître Pierre s’exécute, frappe en fermant les yeux, et les rouvre pour voir le chat métamorphosé ou plutôt démétamorphosé en une belle princesse qu’il épouse en récompense de son désenchantement, et avec laquelle il règne sur le domaine du Troll, ou ogre Scandinave, dépossédé.
Ce conte du chat qui fait la fortune de son maître, dont il compose tout le patrimoine, se retrouve, avec des variantes diverses, dans le recueil des Contes et Nouvelles qu’écrivait, en1535, un simple ouvrier sellier, Nicolas de Troyes. Il y a une version allemande (recueil des frères Grimm, no70: les Trois Frères heureux), tschèque, serbe; une version anglaise bien connue: Wittington et son chat. Mais le chèf-d’œuvre de ces divers récits est incontestablement celui que Perrault a habillé à la française, paré de détails empruntés aux faits et aux mœurs de son temps, et marqué au coin de sa bonhomie fine et malicieuse. Il a ramené à la mesure de la sagesse bourgeoise et à son sourire sans fiel l’amertume satirique et ironique de la moralité populaire.:
Du noble appauvri Dieu me gard!
Et d’un croquant passé richard!
Il se contente de dire en souriant:
L’industrie et le savoir-faire
Valent mieux que les biens acquis.
Mais son sourire en dit long sur ce qu’il pense, sans le dire, de certaines fortunes subites, scandaleuses, odieuses, ridicules; de ce qu’il pense, lui arrivé par la probité et le travail, de certains parvenus du hasard, de certains Carabas de la finance, dont un intendant habile, un subalterne industrieux, sans scrupules sur les moyens, sachant exploiter la peur des petits et la vanité des grands, ont fait à peu de frais la fortune, le domaine et le nom.
L’idée de Barbe-Bleue est vieille comme le monde. C’est le péché de curiosité et sa punition. Notre première mère Ève et Pandore sont des personnifications, des incarnations de ce joli et funeste défaut que les hommes disent féminin. Le recueil sanscrit intitulé Vrihaï-Katha, et l’Hitopadesa contiennent des histoires identiques. Dans les Mille et une Nuits, le calender, exposé par les quarante dames, ses belles amies, à la même épreuve que la femme de Barbe-Bleue, n’est pas plus discret qu’elle, et, pour avoir trop vu, devient borgne et doit s’estimer heureux de ne pas devenir aveugle.
Il est donc superflu de suivre ce thème, un des plus anciens de la féerie, avec celui des deux frères ou des deux sœurs, l’un favori, l’autre disgracié, ancien comme Caïn et Abel, à travers toutes ses variations, soit allemandes, soit danoises, ou finnoises, gaéliques, vénitiennes, valaques, catalanes. Car il est autant de versions de ce sujet unique: un époux féroce épousant successivement les trois sœurs; toutes les trois enfreignant la défense d’ouvrir une certaine porte, les deux premières tombant victimes de leur curiosité et ressuscitées à temps par la troisième, qui fait punir leur tyran.
Le conte de Perrault est celui qui contient le plus de détails originaux, dont une part est traditionnelle, et l’autre de son invention. Le mari ne s’appelle que chez lui Barbe-Bleue, ce qui rappelle par son sobriquet Gilles de Laval, sire de Rays et maréchal de France, pendu et brûlé à Nantes le26octobre1440pour des crimes de férocité et de lubricité qui devaient être bien avérés et bien abominables, en dehors de l’exagération légendaire, pour avoir entraîné, au mépris de l’impunité féodale, l’exécution d’un tel personnage.
Il peut y avoir aussi, dans les modifications sinon dans la création du personnage, type de la tyrannie féodale et conjugale prête à tout pour assurer le secret et l’impunité de ses orgies, aux abominables mystères, qui mêlaient au vin d’une cruelle ivresse le sang de féminines ou enfantines victimes, il peut y avoir du souvenir de cet Henri VIII, Barbe-Bleue couronné, qui sacrifiait ses femmes sur l’échafaud à mesure qu’il les connaissait ou qu’elles le connaissaient trop; divorce sanglant auquel la sixième, Catherine Parr, n’échappa que par miracle, pour se remarier, dès l’année qui suivit la mort de l’époux dont la perte ne la laissa pas inconsolable. Il y a encore du souvenir de tous les tyrans conjugaux et féodaux légendaires, depuis le sire de Fayel qui faisait du cœur de son rival, le sire de Coucy, un rôti monstrueux, jusqu’aux barons brigands des châteaux-repaires d’Auvergne (Fléchier nous a raconté leurs exploits), dont l’audace bravait jusqu’à l’autorité de Louis XIV, et ne céda que devant les robes rouges de ce parlement ambulatoire suivi du bourreau.
Faut-il y voir aussi, comme Paul de Saint-Victor, un souvenir de ce roi breton, Comorus, qui tuait ses femmes, que ressuscitait saint Gildas, ou de ce sire de Carnoët, qui égorgeait aussi ses femmes quand elles devenaient fécondes, par crainte sans doute et par pudeur de voir continuer la race en lui maudite? Tout cela peut être vrai. S’il y a de tout dans tout, c’est surtout dans les contes populaires, résultat d’un véritable travail d’alluvions successives. Toujours est-il que c’est un des contes où Perrault a le plus ajouté de son cru et de celui du temps, tout en respectant certains détails, certaines formules dont l’archaïsme forme un si piquant contraste avec l’allure aisée et le tour vif de son récit. C’est être original que d’imiter ainsi. Cette originalité de Perrault éclatera bien davantage dans la Belle au bois dormant, Peau d’Ane, dont il a brodé de si poétiques et si piquants détails le canevas chevaleresque ou oriental, et dans Riquet à la Houppe, type immortel de la supériorité de l’âme sur la bête, de la victoire de l’esprit sur la beauté, dont la création lui appartient entièrement.
La Belle au bois dormant, comme Cendrillon, comme Peau d’Ane, a un fond qu’on peut dire mythique, symbolique, emblématique, et dont il demeure des traces dans le nom des deux enfants que leur grand’mère veut croquer, Aurore et Jour, Soleil et Lune selon la version du Pentamerone. Il est facile de s’apercevoir, qu’il y a dans ce récit, soit en italien, soit en français, deux récits originairement distincts qui ont été ensuite soudés l’un à l’autre, car il y a deux actions, une comédie et un drame, dans l’aventure de la princesse endormie réveillée par un beau prince qu’elle épouse, et l’histoire, beaucoup moins romanesque, des appétits féroces de sa belle-mère, des stratagèmes qui déjouent ses plans et lui arrachent ses victimes.
Perrault, avec son bon sens français, ennemi des obscurités et des vapeurs du symbolisme, ) ne s’est pas demandé, comme un savant allemand, si son prince conquérant du château enchanté, qui réveille de son sommeil séculaire la princesse piquée à sa quenouille, n’est pas le Sigurd, de la légende de l’Edda, franchissant l’enceinte de flammes qui le sépare de Brynhild, endormie par Odin à la suite d’une piqûre d’épine, et si ce ne sont pas là des personnifications de la nature endormie par l’hiver et réveillée par le soleil du printemps. Il ne s’est pas inquiété non plus du rapport qui pouvait exister entre la Belle au bois dormant et la princesse Zélandine du roman de Perceforest, endormie aussi d’un sommeil magique, dont l’éveille le chevalier Troylus; encore moins de celui qui peut exister entre le petit Jour sauvé par le cuisinier fidèle de l’appétit carnivore de sa grand’mère et le petit Cyrus, fils de Mandane, sauvé par Harpage de l’arrêt de mort prononcé par son grand-père Astyage, roi des Mèdes. Il a pris dans la tradition populaire cette double aventure de la princesse endormie par le maléfice d’une fée Guignon, et de la grand’mère anthropophage aimant ses petits-enfants jusqu’au point de les vouloir manger. Il a arrangé le tout à la sauce piquante, et l’on peut dire que la sauce vaut mieux que le poisson.
Il en est de même de sa Peau d’Ane, un des contes favoris du seizième siècle, comme en témoignent Noël du Fail avec son Cuir d’Asnette et Oudin avec son Cuir d’Asnon. Là aussi on pourrait retrouver trace d’un fondement mythique, la résurrection de la terre au printemps, se parant des robes nuptiales couleur du soleil, couleur de la lune et couleur du temps, c’est-à-dire couleur de l’air, couleur du ciel. Mais, encore une fois, Perrault ne se soucie point de symbolisme, et quand il en fera dans Riquet à la Houppe, ce sera sans le savoir, comme M. Jourdain faisait de la prose, mais d’une façon humaine, animée, vivante. Il ne soutiendra pas une thèse, il ne prétendra pas prouver quelque chose, et ne l’en prouvera que mieux, en nous intéressant peu à peu à cette laideur de Riquet à la Houppe, que l’esprit transfigure et qui finit par paraître moins disgracié, et enfin assez beau même pour être épousé, à celle qu’il ne saurait se flatter de conquérir du premier coup, mais qu’il gagne peu à peu à sa cause, à force de patience, de souplesse, de courtoisie, de grâce galante, d’esprit enfin, comme ce poète, Alain Chartier, dont la belle Madeleine d’Écosse voulut baiser pendant son sommeil la bouche d’où sortaient tant de belles choses.
L’esprit embellit la laideur, la constance fait tourner à son profit jusqu’aux disgrâces de la nature. Pour être aimé, il faut surtout être aimable. Ce sont là des axiomes à la fois aristocratiques et populaires d’une sagesse proverbiale et galante fort ancienne, auxquels maint conteur des veillées de la chaumière, maint trouvère ou troubadour, hôte ambulant et passager charmeur des châteaux, trouvait trop son compte personnel pour négliger de les vulgariser.
Il y a un conte en vers latins du milieu du quatorzième siècle, par Gottfried de Tirlemont, qui porte, dans son recueil, le titre de Asinarius vel Diadema, dont le héros triomphant est moins encore qu’un homme laid; c’est un âne, lequel, il est vrai, cache un prince métamorphosé en baudet, et à qui l’amour rend sa forme première. Les graves et savants continuateurs de l’Histoire littéraire de la France, MM. Victor Leclerc et Ernest Renan, ne dédaignent pas de chercher et de trouver des rapprochements entre les aventures de ce prince Peau d’Ane et l’âne ou le serpent du Pantcha-Tantra ou d’un autre recueil de contes indiens. Dans Strapparole, c’est un porc, devenu le roi Porco, et l’on trouve là un nouveau témoignage du caractère ironique et gouailleur des légendes italiennes. Dans le Pentamerone, c’est la princesse Preziosa qui est une ourse, mais non une ourse mal léchée, puisqu’elle reconquiert par le mariage sa forme et sa beauté première.
Tous ces récits n’ont pas, croyons-nous, au point de vue de la conception de Riquet à la Houppe, même une valeur germinale, embryonnaire. On ne retrouve nulle part l’analogue de ce conte, dont les frères Grimm n’hésitent pas à attribuer la paternité entière à Perrault; c’est une opinion que nous partageons, car ce conte est plein de son génie, plein du génie français et si sympathique aux instincts de notre race, qui a toujours fait, dans les triomphes galants, la plus large part aux victoires de l’esprit, que son modèle, dont l’auteur n’a imité personne, est celui qui dans notre littérature a eu le plus d’imitateurs, dont les copies ne sont pas à dédaigner, et auxquels le sujet a porté bonheur: le Prince Marcassin, la Belle et la Bête, Zémire et Azor.