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VII
DE LA MANIÈRE DONT ÉTAIENT TRAITÉS CERTAINS PRISONNIERS DANS CERTAINES PRISONS D’ÉTAT.

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Table des matières

Le sacrifice était consommé, M. Melchior Pinson avait cru devoir convenir, afin de rassurer sa conscience aux abois, que mademoiselle Rose Picard était une fieffée coquette, puisqu’elle l’avait quitté, en plein bal, pour rejoindre un homme aussi décrié de mœurs que M. le chevalier de Rancrolles. En conséquence, le lendemain, et malgré la volonté pourtant bien exprimée du comte de Saint-Germain, il y avait grande réunion chez madame de Néris, pour la signature du contrat.

Madame de Pompadour avait ordonné, et le marquis de Moléon s’était nettement prononcé.

Jeanne résolut donc de se sacrifier.

C’était, pensait-elle, une manière de se libérer envers celle qui lui avait servi de mère.

–Crois-moi, lui avait dit madame de Néris, c’est pour ton bonheur que je te résiste ainsi, et un jour viendra où tu me remercieras.

–Pensez-vous ce que vous dites-là, ma mère?

–Oui, car il importe, afin d’éviter de très-grands malheurs, que tu sois mariée au plus tôt. Nous n’avons pas le temps de ramener à nous le marquis de Moléon, madame de Pompadour préférerait certainement te voir épouser son fils; mais elle ne comprend pas, comme moi, l’importance de tout ceci et nous sert tièdement.

La vérité était que madame de Pompadour, non encore bien raffermie sur son trône de favorite, ne pouvait faire nommer duc M. de Moléon, comme elle en avait eu la pensée, et de la sorte faire taire ses ambitions de grandesse espagnole pour son fils. Il fallait l’emporter de vitesse avec le terrible Sylvio, et, s’il l’exigeait, ne lui rendre sa fille qu’alors qu’il serait devenu impossible d’en faire une duchesse d’Orléans.

–Madame, avait ajouté Jeanne, je ne pourrai jamais trouver la force de signer ce contrat.

–Du courage, mon enfant, le notaire ne viendra qu’à onze heures, et jusque-là..

–Jusque-là. oh! j’aimerais mieux en finir, toutes ces lenteurs m’assassinent.

–Jeanne, je l’espère, vous ne me ferez pas l’affront d’un éclat ridicule.

–Madame, répliqua Jeanne avec un sanglot déchirant, vous prenez une terrible responsabilité. Vous aurez un jour à répondre devant Dieu d’avoir fait le malheur de l’orpheline qui vous a été confiée.

–Ma fille!...

–Allons au salon, ma mère, je veux essayer de m’étourdir autant que possible et m’efforcer de vous faire honneur.

La baronne embrassa tendrement cette victime de l’intrigue des cours; elle se sentait défaillir elle-même et elle fondit en larmes au moment où elles allaient franchir la porte du salon, car Jeanne s’écria:

–Oh! j’en mourrai!...

Mais elles entendirent retentir des éclats de rire dans le salon, et après s’être remises, elles échangèrent un triste sourire et entrèrent.

Il y avait nombreuse et brillante réunion: c’était d’abord la maréchale de Mirepoix, la comtesse d’Amblimont, la duchesse de Brancas, l’abbé de Bernis, le marquis de Marigny, le docteur Quesnay, toute la société de madame de Pompadour.

Puis le duc de Richelieu, le marquis de Moléon, une grande dame italienne, la Tadolini, et sa fille, admises depuis peu aux petits concerts d’amateurs de la Pompadour, et dont l’immense fortune faisait excuser le talent; quelques jeunes gens, parmi lesquels le chevalier Dorvigny, poëte, qu’on disait tout bas fils naturel du roi, dont il était le vivant portrait, menant grand train de vie, jetant l’argent par les fenêtres, et qui se montrait l’inséparable de Pinson.

Le docteur Quesnay, selon son habitude, s’était fait un cercle d’auditeurs, charmés par la vivacité de ses saillies et l’à-propos de ses apologies.

Avant l’arrivée de madame de Néris, Melchior s’était laissé agréablement plaisanter sur ses millions; si bien que, lorsque ces dames entrèrent, la discussion était des plus vives entre le docteur, M. de Moleon et Dorvigny.

Le docteur soutenait que l’argent était tout, le poëte qu’il n’était rien sans le talent, le marquis que la noblesse tenait lieu de l’un et de l’autre.

–Ma foi, s’écria Quesnay, ces dames arrivent fort à propos, elles décideront, et ma petite Jeannette surtout, car elle est intéressée à la chose; mais auparavant, je demande qu’on me laisse raconter…

–Une fable? demanda Dorvigny.

–Non, un rêve, dit le docteur.

–Va pour le rêve! dirent tous les assistants, en applaudissant d’avance.

–Écoutez. J’étais dans le pays des anciens Germains, dit Quesnay; ma maison était vaste, et j’avais des tas de blé, des bestiaux, des chevaux en grand nombre et de grands tonneaux pleins de cervoise; mais je souffrais d’un rhumatisme, et ne savais comment faire pour aller à cinquante lieues de là, à une fontaine dont l’eau devait me guérir. Il fallait passer chez un peuple étranger. L’enchanteur Merlin parut et me dit:

«–Je suis touché de ton embarras: tiens, voilà un petit paquet de poudre; tous ceux à qui tu en donneras te nourriront et te feront toutes sortes de politesses.»

–Et comment appelez-vous cette substance? demandai-je à l’enchanteur, en palpant et flairant, comme je ferais aujourd’hui.

«–La poudre de Prelinpinpin, répondit Merlin.»

–Docteur, dit madame de Mirepoix, avez-vous retenu la recette, au moins? J’en voudrais avoir plein mes coffres.

–Et moi, donc! fit M. de Moléon, d’un air contrit.

–Eh bien! reprit Quesnay, cette poudre, c’est l’argent

que vous méprisez.

–Je ne le méprise pas!

–Mais vous le mettez, vous, au-dessous de la noblesse, et M. Dorbigny au-dessous du talent; ph bien! voyons, dites-moi un peu, vous tous, mesdames et messieurs, quel est l’homme qui, après le roi, produit, à la cour et à la ville, le plus d’effet?

Chacun cita le personnage qui, selon son opinion, était le plus et le mieux entouré de la faveur publique; il avait le choix entrp M. de Voltaire, M. de Soubise, le duc de Richelieu, le comte de Saint-Germain.

–Vous n’y êtes pas, dit Quesnay, c’est M. Pàris de Montmartel, fils d’un aubergiste de Moras, banquier de la cour. Il n’est si considéré que parce qu’il a ses coffres pleins de poudre de prelinpinpin.

Tout le monde se récria sur cette énormité, mais Melchior Pinson applandit.

Le docteur plongea sa main dans la poche de son gilet et en tira quelques louis qu’il fit sauter dans le creux de sa main.

–Mesdames et messieurs, reprit-il, tout ce qui existe est renfermé dans ces petites pièces dor qui peuvent vous conduire commodément au bout du monde. Tous les hommes obéissent à ceux qui possèdent cette poudre; tous s’empressent de les servir. C’est mépriser le bonheur, la liberté, les jouissances de tout genre, que de mépriser l’argent.

–Et Sénèque? fit une voix.

–Sénèque, en quatre ans, avait amassé quelque chose comme soixante millions de noire monnaie.

–Mon cher docteur, dit M. de Moléon, j’ai le cordon bleu, moi, eh bien! j’en suis bien plus satisfait que de la possession de mille et mille de vos pièces de prelinpinpin.

–Bah! quand je demande au roi une pension, n’est-ce pas comme si je lui disais: Sire, donnez-moi le moyen d’avoir un meilleur dîner, d’avoir un habit plus chaud, une voiture pour me garantir de la pluie et me transporter sans fatigue? Mais celui qui demande ce beau ruban à Sa Majesté, s’il osait dire ce qu’il pense…

–Eh bien! que dirait-il?

–Je ne parle pas de vous, marquis, vous avez gagné le vôtre sur le champ de bataille, et il pourrait être teint en rouge avec le sang que que vous y avez versé; mais la généralité.

–Allons, dites la pensée de la généralité, docteur! firent toutes les dames.

–Elle pense ceci: J’ai de la vanité, et je voudrais bien, quand je passe, voir le peuple me regarder d’un œil admirateur, se ranger devant moi; je voudrais bien, quand j’entre dans un salon, produire un effet et fixer l’attention des gens qui se moqueront peut-être de moi après mon départ; je voudrais enfin être appelé monseigneur par mon valet de chambre et par la multitude.

–Il y a de cela! fit gaiement le marquis de Moléon, eu humant une prise de tabac.

–Tout cela, reprit Quesnay avec exaltation, n’est-il pas de la fumée, du vent? Ce ruban ne sert de rien dans un autre pays, il ne donne aucune puissance: mais mes pièces, corbleu! mes pièces d’or me donnent partout le moyen d’être salué jusqu’à terre, et, ce qui vaut mieux, de secourir les malheureux!

–Bravo! fit toute l’assemblée avec enthousiasme.

–Vive la toute-puissante poudre de prelinpinpin! s’écria le docteur en frappant sur l’épaule de Melchior Pinson, qui eut tout à coup sur sa face et dans ses yeux l’éclat métallique de ses six millions.

–Vive la poudre de prelinpinpin! répondit une voix derrière la porte de la chambre de la baronne, laquelle porte s’était légèrement entr’ouverte pendant cette discussion.

La porte s’ouvrit à deux battants, et l’on vit entrer le roi Louis XV. A son bras était madame de Pompadour. plus belle que jamais, et tout heureuse de faire son entrée en semblable compagnie.

–Docteur, dit gaiement le roi, pourriez-vous me donne; de votre poudre?

–Sire, je n’en fais pas; mais je soupçonne fort mon ami, le comte de Saint-Germain, de pouvoir satisfaire en ceci Votre Majesté.

–En attendant, votre conte est bon, docteur, fit le roi en se dirigeant, guidé par la marquise, vers madame de Néris qui, toute confuse et interdite de l’arrivée si inattendue du roi, ne savait quelle contenance tenir.

–Madame, dit gracieusement le monarque, avec cette voix et cet accent qui lui gagnaient toujours et partout le cœur de toutes les femmes, j’avais promis de signer au contrat de mademoiselle de Néris, me pardonnerez-vous d’avoir désiré vous voir chez vous?

–Sire. cette faveur inestimable… cet honneur… balbutia la baronne, en cherchant Jeanne des yeux.

Le roi lui prit la main, la conduisit au fauteuil qu’elle avait quitté, et prit place à côté d’elle.

–Mesdames, dit-il ensuite, nous ne sommes pas ici en grand appartement, reprenez vos sièges comme si je n’étais pas là, je vous en prie.

Les dames obéirent et quelques-unes regrettèrent de n’avoir pas déployé, pour cette soirée intime, tous leurs atours et tous leurs charmes. La marquise avait pris la gauche de la cheminée et derrière son fauteuil se placèrent le docteur, le duc de Richelieu, qui, à l’arrivée de la favorite, avait quitté la Tadolini et sa fille.

Les hommes étaient restés debout, et Melchior Pinson ne savait où se fourrer: le pauvre garçon, malgré l’assurance que lui donnait la poudre de prelinpinpin, s’attendait si peu à se trouver si près de ce soleil en chair et en os ayant nom le roi de France, qu’il sentait sa tête déménager.

Maintenant, pour expliquer comment Louis XV, bien qu’il ne fût pas, comme son aïeul, fanatique de l’étiquette, avait pris le parti d’accompagner la marquise dans cette réunion intime, il nous faut absolument revenir un peu en arrière. Nous profiterons pour cela du répit que nous donne la marquise de Pompadour elle-même, qui venait de prier les deux Italiennes de chanter quelque morceau de leur pays.

La Tadolini ne se fit pas prier; mais sa fille eût sans doute préféré écouter les galanteries du duc de Richelieu, qu’elle voyait avec ennui absolument occupé de madame de Pompadour.

Le roi n’avait pas une passion fortimmodérée pour la musique; on sait qu’il possédait la voix la plus fausse de son royaume, et que les courtisans les plus fanatiques pouvaient seuls affronter les velléités de fredonner qui le prenaient parfois; or, disons-nous, tout en professant un goût passablement tiède pour l’art dans lequel excellait la marquise, il écouta avec politesse, et bientôt avec une très-réelle attention, le duo attaqué par les deux Italiennes.

Il est vrai que si la Tadolini était un admirable type de la beauté romaine dans tout son épanouissement, la signorina Angiolina était une merveilleuse créature.

Voici donc ce qui avait amené le roi chez madame de Néris.

La veille, en quittant l’Opéra, en compagnie de l’exempt du roi, Rose Picard fut priée de mouter dans un carrosse. Elle ne soufflait mot, toute à sa douleur, en proie aux plus vives appréhensions, elle cherchait cependant parfois par quel concours de circonstances elle pouvait se trouver mise en état d’arrestation, elle, une pauvre tille du peuple, vivant péniblement avec sa mère des minces produits d’un commerce très-restreint. Elle en arriva ainsi à supposer, comme avait fait le chevalier, qu’elle était victime d’une erreur de nom et de personne: elle n’était pas à ignorer quelles étaient les habitudes de la police, et que dans un cas de cette nature, le plus simple et surtout le plus prudent était d’abord de se soumettre.

Sa bonne, fraîche et nette conscience la rassurait sur tous les points, et son ingénuité n’alla nullement jusqu’à donner à son aventure une signification autre que celle d’une mesure de police.

Cependant elle trouva bientôt que de l’Opéra au For-l’Évêque, prison située rue Saint-Germain-l’Auxerrois, le trajet était démesurément long.

Elle frissonna en songeant qu’on la conduisait à Sainte-Pélagie, rue de la Clef, où sous le nom des filles repenties, on enfermait, dirent les mémoires du temps, les femmes trop gaies; mais il y avait déjà plus d’une heure que le carrosse roulait, et elle crut bientôt s’apercevoir, malgré l’obscurité, qu’il n’y avait plus de maisons des deux côtés de la route suivie. Alors, la peur la plus vive s’empara d’elle et, joint à cela un froid excessif, elle se mit à trembler de tous ses membres.

–Monsieur, monsieur. fit-elle en appelant l’exempt assis sur la banquette du devant, où me conduit-on donc?

Mais l’exempt dormait d’un profond sommeil.

Elle le secoua par le bras et réitéra sa question avec toutes les angoisses de sa situation.

–Au nom… du roi!… répondit l’officier de police sans interrompre son somme et en se calfeutrant le plus possible dans son coin.

–Bonté du ciel!… se dit Rose, c’est à Vincennes qu’on me conduit!

La pauvre petite se mit à interroger sa conscience plus sérieusement, et après bien des investigations dans ses plus secrets replis, elle finit par découvrir qu’elle avait chanté, il y avait au moins huit jours, un méchant couplet sur la marquise de Pompadour. Le danger de sa position lui devint alors beaucoup plus évident et elle se demanda s’il fallait courber la tête ou essayer de la résistance. Elle accueillit assez vivement ce dernier parti.

L’année précédente, il n’avait été question dans tout Paris que de l’évasion de la Bastille d’un certain M. Masers de Latude, et elle se demanda si une faible femme avait quelque chance de succès en tentant un si grand acte de rébellion à la force armée. Sa réflexion ne fut pas longue, et elle se dit que, puisque Latude était, depuis son évasion, l’objet d’un intérêt extraordinaire, à plus forte raison une jeune fille réunirait toutes les sympathies et serait aidée dans son entreprise.

L’occasion était belle, et Rose résolut de ne pas la laisser échapper.

L’exempt dormait toujours.

En conséquence, elle se retira, petit à petit, du coin de la voiture où elle se trouvait, pour gagner l’autre; elle dégagea avec une peine et des précautions infinies ses jupes entortillées dans les jambes de l’officier, et quand elle se fut assurée que ses mouvements étaient parfaitement libres et qu’en bougeant elle ne risquerait pas de le réveiller, elle fit glisser tout doucement, et par une progression presque insensible, la glace de la portière, et passa son bras au dehors pour en tourner la poignée.

Son intention, on la saisit facilement, était d’ouvrir la portière, de sauter sur la route, au risque de se blesser en tombant, et de se sauver à travers champs dans la direction que lui fournirait le hasard. Heureusement pour ce projet courageux, les chevaux du carrosse avaient un trot d’une allure assez modeste.

Mais la poignée était fort dure à jouer sur son axe et Rose fut obligée de se pencher en dehors pour parvenir à exécuter son dessein; si bien qu’au moment où elle sentit toute résistance vaincue de ce côté, elle se trouva saisie brusquement par la taille et rejetée sur le coussin de la voiture. Elle poussa un cri de désespoir et pleura.

–Ah! nous voulons nous échapper, ma colombe! fit l’exempt en riant aux éclats.

En même temps, un grand vacarme se fit sur la route, le carrosse se dérangea et se plaça sur un des bas-côtés et presque aussitôt une nuée de piqueurs et de valets, la torche au poing, passa rapidement, projetant une grande clarté dans l’intérieur du carrosse. Puis, trois ou quatre voitures superbes, attelées d’un nombre infini de chevaux, roulèrent avec fracas, glissant comme une succession d’éclairs, et tout ce bruit se perdit bientôt dans le lointain.

–C’est Sa Majesté! dit l’exempt qui s’était mis à la portière, la tête nue.

Rose, tout entière à ses larmes, ne vit rien et n’entendit que du bruit. Que lui importait tout cela! n’avait-elle pas horreur de ce roi, au nom duquel se commettait à son égard la plus horrible des injustices?

La voiture roulait toujours, et la pauvre enfant désespérant de pouvoir recommencer avec succès sa tentative se tint désormais tranquille et,–à cet âge la nature ne perd pas facilement son empire,–elle ne tarda pas à s’endormir.

Quand elle se réveilla. le carrosse était arrêté dans une petite cour sombre et elle aperçut l’exempt debout sur un perron élevé de plusieurs marches, causant à voix basse avec un homme tenant à la main une lanterne.

Plus de doute, c’était le geôlier de l’affreux donjon où sa jeunesse était condamnée à s’étioler, et elle fut saisie d’une frayeur plus grande que jamais: elle poussa de sourds gémissements, et quand ces deux hommes s’avancèrent pour la prier de vouloir bien descendre, cela le plus poliment du monde, elle ne vit que l’ordre odieux d’un implacable geôlier, se renversa en arrière et perdit connaissance.

Il fallut la tirer hors du carrosse, elle était transie de froid. On la porta dans une chambre dans la cheminée de laquelle brûlait un grand feu, et quand elle se ranima et rouvrit les yeux, on lui fit boire un verre d’eau sucrée.

Était-ce par suite de la fatigue de cette soirée agitée, par excès d’émotion, ou bien par la vertu toute-puissante du verre d’eau qu’elle avait bu; mais Rose s’endormit du plus profond sommeil.

Le lendemain matin, après une nuit passée en rêves de toutes sortes, les uns tristes, les autres colorés des plus riantes images, elle ouvrit les yeux comme tout à coup. Elle se rappelait son arrestation et se demanda où elle était. Mais, malgré l’obscurité répandue dans la chambre, elle ne fut pas longtemps à s’apercevoir qu’elle se trouvait couchée dans un lit fort moelleux, des plus confortables enfin, si nous osons nous servir de ce mot d’importation anglaise toute récente.

Quelle que fût sa complète innocence des choses et des usages du monde, et surtout son peu d’expérience sur le régime des prisons, elle se dit néanmoins que la finesse de ses draps n’était certainement pas habituelle et que, sans nul doute, l’erreur se continuait à son sujet. Elle resta ainsi une bonne heure, essayant de concentrer ses idées sur cette étrange aventure, et savourant, sans qu’elle s’en rendit bien compte, cette douce moiteur du lit, si précieuse en hiver et dont, il faut le dire, elle était généralement privée chez se mère. Là, en effet, il lui fallait dès le jour, sous peine de gronderies sans fin, quitter une couche assez maigre pour ouvrir la boutique et procéder aux menues ventes de la matinée.

Mais en songeant aux douceurs imprévues et inexplicables de sa prison, elle pensa aussi au désespoir de cette brave femme de mère qui, non-seulement n’avait pas vu rentrer sa fille après le bal, mais encore ne la verrait peut-être pas de longtemps animer de sa franche gaieté et de son joyeux babil les profondeurs obscures de la modeste boutique de la rue des Marmousets.

Elle sauta aussitôt de son lit, et sans s’apercevoir que, non-seulement un feu doux brûlait dans l’âtre de la cheminée, mais aussi qu’elle foulait sons ses petits pieds roses le plus moelleux des tapis, elle se dirigea vers la fenêtre dont les volets intérieurs laissaient filtrer de minces rayons de soleil, et essaya d’en faire mouvoir la lourde espagnolette.

A ce bruit, une clef tourna dans la serrure de la porte de la chambre, et Rose, honteuse de se trouver ainsi dans le plus simple des appareils, laissa retomber l’espagnolette et regagna en courant son lit, où elle s’envelit sous les couvertures.

Presque aussitôt la porte s’ouvrit, et une voix douce dit dans l’ombre:

–Mademoiselle est réveillée?…

–Qui est là? répondit Rose.

La personne qui venait d’entrer écarta les lames des volets, et des flots de lumière se répandirent dans l’appartement.

Rose se blottit davantage encore sous la courtine; mais elle laissa passer son regard entre les plis. Elle voyait aller et venir par la chambre une jeune femme, leste et vive, qui ravivait le feu, rangeait les meubles et qui, ensuite s’approcha du lit, l’air souriant.

L’extérieur de cette personne n’avait rien de bien effrayant, son sourire avait même une certaine expression de bonté; ce rapide examen rassura la jeune fille qui dégagea. lentement des draps sa jolie tête effarée.

–Mademoiselle déjeunera dans le bain ou après? demanda l’inconnue qui n’était autre qu’une femme de chambre.

Rose ne répondit pas et continua de regarder d’un œil surpris.

–Dans le bain... se dit-elle, voilà une prison où l’on est bien traitée!.

Elle se rappela que mademoiselle Clairon, la célèbre actrice, avait été renfermée au For-l’Évêque et que les échos de la ville ne tarissaient pas sur les recherches du luxe dont elle y avait été entourée..

–Laissons-nous toujours faire, se dit Rose.

Et, remarquant que la soubrette restait immobile devant son lit, attendant sans doute sa réponse:

–Dans le bain, dit-elle.

Aussitôt la soubrette ouvrit une petite porte, située au pied du lit, et Rose aperçut un cabinet des plus coquets au milieu duquel s’étalait une baignoire de bronze doré, d’où s’échappait une vapeur odorante.

–Comment tout cela finira-t-il?… se demanda, non sans une certaine inquiétude, la jolie mercière, tout en passant ses bras ronds dans les manches d’une soyeuse robe de cachemire blanc et ses pieds nus dans de jolies mules de satin rose.

Mais, arrivée dans la salle de bain, elle se trouva tout interdite des regards de la soubrette, qui, pourtant, semblait attendre docilement ses ordres, et la renvoya sous le prétexte d’avoir plus tôt son déjeuner.

Une fois seule, elle commença par aller refermer la porte, promena ses yeux de tous côtés, et, rassurée sans doute contre tout regard indiscret, laissa tomber ses vêtements et livra son corps frémissant aux ondes lactées dont elle ne tarda pas à ressentir la bienfaisante influence.

Elle déjeuna de bon appétit, sur une petite tablette posée en travers de la baignoire, riant comme une petite folle des réflexions bizarres que sa singulière position faisait naître dans son esprit, et quand elle eut fini, elle renversa sa jolie tète sur le rebord poli du bronze et se mit à considérer d’un œil demi-clos toutes les mignardes peintures de ce charmant réduit.

Le jour arrivait du haut, finement tamisé par une tenture de gaze, et éclairait de cette lumière douteuse si favorable aux coquettes élucubrations des peintres de cette époque galante. Les sujets de ces peintures n’étaient pas précisément des plus graves: c’étaient des amours roses et bouffis se jouant entre eux, des nymphes orgueilleuses d’étaler leurs charmes ou de les disputer d’une main faible et presque provoquante aux hardiesses de ces amours effrontés; c’étaient enfin toutes ces gracieuses et ravissantes images de la loi naturelle dont nos châteaux royaux conservent partout les precieux spécimens.

Rose était certainement une fille pieuse et honnête; mais elle n’avait jamais affiché les dehors de la dévotion et de la pruderie. Nous ne craindrons même pas de convenir qu’elle avait toujours été fort impressionnée à la lecture des romans, où la galanterie et les passions chevaleresques étaient dépeintes à la manière colorée du temps. Ces peintures légères, chantournées de festons et d’astragales, n’avaient donc rien qui l’effarouchât beaucoup, mais elles contribuèrent à lui faire considérer sa nudité présente sous un aspect moins gênant. Son image gracieuse et mutine, répétée dans toutes les glaces dont la salle était tapissée, la prédisposait d’ailleurs à la plus aimable indulgence.

Le résultat fut qu’elle accepta tous les soins minutieux de la soubrette et qu’elle se livra, après avoir hésité un peu, il est vrai, aux replis de flanelle éblouissante de blancheur que celle-ci tendit devant elle au sortir du bain.

Du reste, en personne bien apprise, la soubrette se multiplia pour la servir promptement. Toutefois, quand elle avait enveloppé dans la flanelle le corps délicat de cette rose et mignonne créature, son admiration n’avait pu se contenir.

–Oh! mademoiselle, s’était-elle écrié naïvement, que vous êtes belle!

Rose ne put s’empêcher de rougir, depuis les sourcils jusqu’à l’orteil; mais toute flattée qu’elle fût intérieurement de ce compliment, elle garda le silence et devint sérieuse;

Elle commençait à être inquiète.

Quand elle rentra dans la chambre, elle refusa de se recoucher et s’assit auprès du feu, pendant que la soubrette préparait ses vêtements. Elle regardait machinalement les jupes de satin broché, les rubans, les dentelles, que les jolies mains de cette fille disposaient avec un art exquis mais bientôt elle se demanda si c’était à elle-même qu’étaient destinés ces brillants atours.

Elle chercha des yeux les modestes vêtements quittés la veille, et qu’avait recouverts à l’Opéra son triomphant domino rose, et ne put les découvrir dans la chambre.

–Ce n’est pas là ma robe, dit-elle.

L’étonnement qui se peignit dans les yeux de la soubrette fut si largement exprimé, que Rose crut avoir dit une sottise, et alors lui revinrent à l’esprit ces mots dits la veille par M. l’exempt de Sa Majesté:

–Il m’est ordonné d’avoir pour mademoiselle les plus grands égards.

–C’est l’usage de la maison, pensa-t-elle, et les grands égards, cela signifie sans doute le lit d’une duchesse, le bain d’une reine et les habits d’une grande dame.

Elle se laissa habiller de ce délicieux costume, qu’on n’appelait pas encore Pompadour, dont les coupes et les ajustements seront toujours considérés, par les femmes de goût, comme la plus complète réalisation de l’élégance.

–Comment cela finira-t-il? répéta-t-elle pour la centième fois.

–Mademoiselle est adorable ainsi! fit la soubrette en sonnant.

–Que faites-vous donc? demanda vivement la jeune fille avec effroi.

Le personnage qui entra fut la réponse à cette question. C’était un petit homme, musqué, cambré, vif, pimpant, leste et preste malgré l’âge qui se lisait sur sa face ridée et qui, armé d’un peigne d’écaille, s’empara de la chevelure de Rose.

La jeune fille se laissa faire, et pendant qu’on la coiffait, bouclait et poudrait, regarda les peintures qui, comme pour la salle de bains, ornaient sa chambre à coucher.

D’un côté de la cheminée était une Vénus sortant de l’onde et entourée d’amours, un chef-d’œuvre de Boucher, et de l’autre, près de la fenêtre, un portrait d’homme de trente-cinq ans environ, vêtu de ce riche costume de cour dont la magnificence ajoutait aux grâces naturelles et qui, bien qu’il n’eût ni croix, ni cordons, reflétait une certaine majesté.

–Quel est ce seigneur? demanda Rose, quand le perruquier fut parti.

–Mademoiselle le trouve-t-elle bien? demanda à son tour la soubrette qui s’étonna prodigieusement de la question.

–Je n’ai jamais vu de plus belle figure, répondit franchement Rose.

–C’est M. le comte, dit alors la soubrette, non sans avoir hésité un peu.

–Le gouverneur du château, peut-être?demanda naïvement la petite mercière.

–Oui, mademoiselle. répondit en s’efforçant de retenir un sourire, la rusée suivante.

–Et bien! vous pouvez lui dire de ma part qu’on est mieux traité dans les prisons qu’il dirige que dans bien des ménages parisiens.

La soubrette n’y put tenir, et, tout en s’excusant de sa licence, partit d’un éclat de rire que partagea avec contrainte la prisonnière de ce cachot enchanté.

Mais Rose s’était levée fort tard; le bain et la toilette avaient pris une grande partie de la journée, et quand tout fut fini, le jour baissait déjà. La soubrette raviva le feu, alluma les bougies roses et parfumées des girandoles et se retira, laissant la jeune fille aux réflexions de toute nature suggérées par cette étrange aventure.

Nous avons dit qu’elle était. inquiète: lorsqu’elle se retrouva seule et que la nuit se fut répandue peu à peu sur les objets du dehors, elle se sentitagitée d’une vague frayeur. Elle alla à la fenêtre, et ne vit s’étendre sous ses yeux que des pelouses blanches de givre et des arbres dénudés de leurs feuilles. Le sombre hiver était là, avec toutes ses dévastations, et elle se réfugia dans la vaste bergère du coin du feu.

Elle se laissa aller à une demi-somnolence plus charmante que le sommeil lui-même, et, s’imaginant être transportée dans le pays des fées, sont petit égoïsme finit par lui suggerer la pensée que peut-être tout cela allait s’évanouir d’un coup de baguette.

Le bruit de la porte qui s’ouvrit la tira de ses rêveries. La soubrette entra et se mit immédiatement à fermer les volets intérieurs. Derrière elle était entré un seigneur richement vêtu, qu’à première vue Rose reconnut, bien qu’il fût un peu moins jeune, pour l’origiual du portrait qu’elle avait admiré précédemment.

Ce seigneur, ce monsieur le comte, n’était autre que Sa Majesté le roi Louis XV.

Le parc aux cerfs

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