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I
LA SURINTENDANTE DES PLAISIRS DU ROI.
ОглавлениеL’appartement que. madame de Pompadour occupait au château de Versailles était situé dans la partie centrale, et comprenait, entre autres, les salles du Musée affectées aujourd’hui, au rez-de-chaussée, aux portraits des guerriers célèbres, à la suite de la deuxième série des Maréchaux de France.
Les fenêtres de cet appartement sont les premières que l’on trouve à gauche, en quittant le vestibule de la chapelle, pour entrer dans les jardins. Elles ont vue sur le parterre du nord.
Cet appartement, du reste, était prédestiné, car il avait été habité déjà par la plus brillante des maîtresses de Louis XIV, la belle et altière marquise de Montespan.
C’était une merveille d’ameublement et de tentures: l’or et la soie s’y mariaient avec l’élégance svelte et la galante harmonie qui ont contribué à assigner aux modes de cette époque le nom de la beauté qui en tenait le sceptre d’une manière vraiment royale.
En effet, le genre Pompadour est encore aujourd’hui l’expression la mieux appliquée pour classer la plus gracieuse; sinon la plus correcte des ornementations.
La marquise aimait les arts, elle était excellente musicienne et peignait avec un certain talent; c’est dire que ses appartements étaient ornés de véritables trésors artistiques: toutes choses qui, quoiqu’il n’y fût point très-sensible, avaient contribué à attirer sans cesse Louis XV en ces lieux charmants qu’il appelait, croyant en faire honneur aux charmes seuls de la marquise, un petit coin du paradis.
Le5janvier de l’année1757, la belle Antoinette Poisson, cette suave madame d’Étioles que le roi avait créée, sans marquis, marquise de Pompadour, était assise au coin d’une cheminée, dans un grand fauteuil de satin broché. Elle paraissait soucieuse et son attitude semblait pourtant celle de la résignation.
Devant elle, allant et venant par la chambre, marchant gravement et comme s’il comptait sérieusement les rosaces du tapis, passait et repassait un homme d’admirable prestance, au visage noble et beau, à peine marqué par l’âge et dont la vaste poitrine resplendissait de dentelles sur lesquelles s’étalait un large cordon bleu.
Ce personnage était Sa Majesté Louis XV, roi de France et de Navarre.
–Eh bien?… fit-il en s’arrêtant tout à coup.
–Eh bien! sire, je m’arrête à votre plan et, puisque elle est votre volonté; il en sera ainsi dans la suite, si…
Et madame de Pompadour continua sans pouvoir cacher un violent effort:
–Si pareil événement se représente.
Le roi saisit sur la cheminée une sonnette dorée délicatement ciselée, et l’agita avec un frémissement de satisfaction auquel sa maîtresse ne se trompa point. Elle devina quel soulagement il éprouvait de voir enfin l’issue d’une conversation pénible, et lui fit signe de s’asseoir en face d’elle, en lui recommandant de la laisser parler.
Madame du Hausset, la première femme de chambre de la favorite, entra discrètement.
–Ma chère du Hausset, dit la marquise, il faut que vous alliez passer quelques jours à l’avenue de Saint-Cloud.
–Dans votre hôtel, madame?
–Non, dans une maison où je vous ferai conduire. Vous y trouverez une jeune personne prête à...
Madame de Pompadour prononça le mot à voix si basse et avec un accent tellement désespéré, qu’à peine si sa femme de chambre l’entendit. Celle-ci, muette d’étonnement, regarda le roi qui détourna la tête en rougissant faiblement.
–Vous serez la maitresse de la maison, et vous présiderez à… l’événement, comme la déesse Lucine, ajouta la marquise en essayant de sourire. On a besoin de vous pour que tout se passe suivant la volonté du roi, et secrèment. Secrètement, vous entendez?
–Oui, madame.
–Vous assisterez au. baptême, continua la marquise, qui prononça ce mot avec un effort et comme s’il lui écorchait les lèvres,–et vous indiquerez les noms du père et de la mère.
–Ma chère du Hausset, dit le roi en souriant, le père, croyez-le, est un très-honnête homme.
La marquise se leva et, tendant sa main au roi qui la baisa doucement, elle ajouta vivement:
–Aimé de tout le monde, et adoré de tous ceux qui le connaissent.
Puis elle s’avança vers une armoire, en tira une petite boîte qu’elle ouvrit, d’où elle sortit une aigrette de diamants qu’elle fit étinceler devant les yeux du roi.
–Je n’ai pas voulu qu’elle fût plus riche, dit-elle, afin d’arrêter les suppositions.
–Elle l’est encore trop, marquise, lit le roi en l’attirant sur ses genoux et l’embrassant sur le cou, je vous aime, vous êtes bonne!
La marquise posa sa main sur le cœur du monarque. –C’est votre cœur que je veux, sire, votre cœur avant tout.
–Je le sais, dit le roi en détournant la tête autant pour cacher son embarras que pour feindre une lueur d’émotion.
–Ah çà! continua-t-il en riant, ces diamants, d’où les tenez-vous?
–Mais de M. Bœhmer, votre joailler, sire. Pourquoi cette question?
–Parce que vous pourriez les avoir achetés au comte de Saint-Germain.
–Au comte de Saint-Germain? Oh! la bonne folie! d’abord le comte ne vend pas les diamants qu’il a l’art de fabriquer, il les donne.
–Que me dites-vous là, marquise, il est aussi magnifique que cela, ce diable de Saint-Germain! Savez-vous qu’alors, s’il le voulait bien, il me détrônerait et se mettrait à ma place.
–Sire, M. de Saint-Germain est un gentilhomme fort savant en chimie, tout occupé de problèmes ardus à résoudre et que les splendeurs du trône ne tentent pas.
–Un savant chimiste, oui, c’est vrai, dit le roi, devenu tout à coup sérieux, presque sombre,–il a même la prétention de lire dans l’avenir.
–Oh! fit la marquise en riant, il vous aura fait quelque vilaine prédiction.
Le roi ne répondit pas et, se levant assez brusquement, s’approcha de madame du Hausset, à laquelle la marquise avait remis l’écrin contenant l’aigrette.
–C’est pour. la jeune personne, dit le roi. Au grand moment, vous ferez avertir Guimard de se rendre auprès de vous.
–Mais nous ne parlons pas du parrain et de la marraine, dit la marquise.
–Oui, reprit le roi, vous les annoncerez comme devant arriver; puis, un moment après, vous aurez l’air de recevoir une lettre qui vous apprendra qu’ils ne peuvent venir. Alors vous ferez semblant d’être embarrassée, et Guimard dira:–Il n’y a qu’à prendre les premiers venus. Guimard vous dira les noms du père et de la mère.
–Est-ce tout, sire? demanda la femme de chambre.
–Guimard donnera les dragées; mais quant à vous, il est bien juste que vous ayez les vôtres.
Et le roi tendit à madame du Hausset une bourse gonflée d’or, avec cette mine gracieuse qu’il savait prendre dans l’occasion et que n’avait personne mieux que lui dans tout son royaume.
–Mon chancelier vous dira le reste, ajouta le roi en désignant la marquise qu’il salua affectueusement en ouvrant la porte.
–Vous partez déjà, sire?
–Oui, je vais à Trianon.
–Vous en arrivez.
–J’ai promis d’y retourner.
–Ah! sire, je voudrais vous voir toujours auprès de moi, dit madame de Pompadour d’une voix altérée.
–C’est fort aimable à vous, marquise, mais j’ai promis à mes filles.
–J’ai peur quand vous êtes loin... peur pour vous.
–Est-ce que vous êtes comme ce pauvre Berryer qui voit partout des ennemis armés contre moi?
–Sire, M. le lieutenant de police a raison, il a reçu des avis. Je vous ai montré, moi, ceux que l’on m’a adressés.
–Assez, marquise, je vous en prie, fit le roi d’assez mauvaise humeur,–vous, Berryer et Saint-Germain, vous me feriez mourir si j’étais assez faible pour vous écouter.
–Allons, reprit-il en revenant et en embrassant la marquise sur le front et sur la main, occupez-vous de notre petite affaire, cela vaut mieux.
–C’est vrai, dit la marquise en suivant le monarque des yeux.
–Et après, pensez sérieusement à ce que vous a proposé M. de Bernis.
–Quoi! ces statuts étranges, plus qu’étranges!.
–Oui, marquise, dit le roi en lui baisant de nouveau la main,–au revoir.
Restée seule avec sa femme de chambre, elle la regarda.
–Eh bien! dit-elle, comment trouvez-vous mon rôle?
–C’est celui d’une femme supérieure et d’une excellente amie, répondit madame du Hausset.
–C’est à son cœur que j’en veux, et toutes ces petites filles du Parc aux Cerfs, toutes sans esprit et sans éducation, ne me l’enlèveront pas. Ah! je ne serais pas aussi tranquille si je voyais quelque jolie femme de la cour ou de la ville tenter sa conquête.
Mais, malgré son apparente philosophie, la favorite ne put cacher une larme qui brillait dans un coin de son œil et, se sentant devinée:
–Je suis malheureuse! s’écria-t-elle.
–Je vous plains bien, madame, tandis que tout le monde vous envie.
–Ah! ma vie est un combat perpétuel, dit la marquise avec tristesse. Il n’en était pas ainsi des personnes qui avaient su gagner les bonnes grâces de Louis XIV. Son petit-fils est un homme terrible, il lui faudrait le sérail du grand Turc!
–Madame de La Vallière s’est laissé tromper par madame de Montespan; mais ce fut sa faute, le produit de sa bonté et de sa confiance. Elle était sans soupçon dans les premiers temps, parce qu’elle ne pouvait croire son amie perfide ni son royal amant infidèle. Madame de Montespan a été ébranlée par madame de Fontanges et supplantée par madame de Maintenon; mais, par sa hauteur et ses caprices, elle s’était aliéné le cœur du roi. Elles n’avaient pas des rivales comme les miennes: mais aussi le peu que sont ces rivales fait ma sûreté. Je n’ai en général à craindre que des infidélités. Louis XV aime le changement, mais aussi il est retenu par la force de l’habitude. Il craint les éclats et déteste les intrigantes.
–C’est vrai, madame.
–La petite maréchale de Mirepoix me disait l’autre jour: «C’est votre escalier que le roi aime; il est habitué à le monter et à le descendre. Mais s’il trouvait, au bout de votre escalier, une autre femme à qui il parlerait de sa chasse et de ses affaires, cela lui serait égal au bout de trois jours!»
–Madame la maréchale va un peu loin.
–Elle a raison. L’essentiel est donc pour moi que le roi ne se déshabitue pas de mon escalier, dit la marquise avec un sourire mélancolique.
–C’est à vous, madame, à le joncher de fleurs.
–Ah! ces statuts de l’abbé Bernis, c’est une honte!...
–Qu’est-ce donc, madame?
–La loi du sérail.
–M. de Bernis connaît le roi; il veut être fait cardinal.
–Oh! il le sera!…
–Et ces statuts?...
En disant ces mots, la marquise désignait un petit meuble de bois de rose où sa femme de chambre trouva en effet un cahier de papier mignon et satiné et cousu de faveurs roses.
Madame de Pompadour l’ouvrit avec une sorte de répuguance et y jeta les yeux; puis, comme révoltée de la rédaction de cette œuvre, elle la laissa glisser à ses pieds.
Narrateur fidèle, nous devons au lecteur la connaissance de ces statuts que nous ont conservés les mémoires du temps: ils formeront d’ailleurs le frontispice indispensable de ce livre. Le lecteur se contentera du moins des seuls extraits, du reste excessivement curieux, que nous pouvons copier.
«De très-jeunes personnes, vierges, autant qu’on en pourra juger, seront admises dans cette espèce de couvent qui prendra le nom de Parc-aux-Cerfs.
Les demoiselles, dont le nombre demeure illimité, y vivront séparément, et sans avoir la moindre communication entre elles, soit pour éviter de détruire la diversité de naturels, d’humeurs et d’esprits que doit offrir au maître les charmes de la variété, soit afin de prévenir que, par des communications trop communes dans les pensions, les jeunes recluses n’altèrent, ne flétrissent même les trésors de charmes réservés aux plaisirs du roi.
Des agents sûrs et dévoués seront chargés de parcourir le royaume, pour y découvrir des beautés neuves et inconnues.
Les autorités recevront l’ordre secret, non-seulement de n’entraver en aucune manière la mission des fonctionnaires du Parc aux Cerfs, mais encore de leur prêter assistance et main-forte au besoin.
Des bordereaux approximatifs seront remis aux trésoriers de la couronne, qui seront tenus de faire les fonds nécessaires à l’entretien de la chaîne d’entremetteurs, d’affidés, d’agents et indicateurs établis d’un bout à l’autre de la France, et qu’il sera juste de salarier largement, de peur que, par une parcimonie mal entendue, le service ne vienne à souffrir.
Un autre fonds sera alloué pour conduire à Versailles les demoiselles recrutées; pour les décrasser, les habiller, les parfumer, et relever, en un mot, tous les moyens de séduction qu’elles pourront posséder.
Les néophytes, à leur arrivée à Versailles, seront d’abord présentées à madame la marquise de Pompadour, qui, seule, pourra les introduire dans les petits appartements, où le roi prononcera sur leur admission ou leur rejet.
Une indemnité honnête sera donnée aux aspirantes qui n’auraient pas le bonheur de plaire à Sa Majesté; elles seront, par les soins des agents du Parc aux Cerfs, remises au lieu d’où elles auront été enlevées: l’institution n’entendant toutefois contracter aucune responsabilité quant aux accidents qui pourraient survenir à la vertu des beautés réformées avant admission.
Le sieur Lebel est nommé surintendant du Parc-aux-Cerfs; il aura la haute main sur les détails extérieurs et intérieurs. La dame Bertrand, qui, selon les circonstances, pourra prendre encore le nom de Dominique, sera directrice de la maison; elle correspondra directement avec le roi et avec madame de Pompadour.
Les avantages des pensionnaires du Parc-aux-Cerfs varieront d’après le degré de satisfaction qu’elles auront procuré au roi, suivant leur position dans le monde, et surtout relativement à la fécondité ou à la stérilité du commerce qu’elles auront eu avec Sa Majesté. Mais une jeune personne congédiée de la maison ne pourra jamais obtenir moins de cent cinquante mille livres; il sera le plus ordinairement pourvu à son mariage, afin que Sa Majesté n’ait pas le désagrément de voir tomber dans le désordre une femme honorée de ses bontés.
La première entrevue des arrivantes avec le roi aura lieu dans le petit appartement de deux pièces attenant à la chapelle: Sa Majesté y passera pour un seigneur polonais parent de la reine, et qui par cette raison logera au château. Le monarque se rendra secrètement dans cet endroit: les sentinelles devant lesquelles il devra passer auront l’ordre de lui tourner le dos quand elles l’entendront venir. Les entrevues suivantes se passeront dans l’intérieur du Parc-aux-Certs; à moins que Sa Majesté n’ait la fantaisie de recevoir une des pensionnaires au château, dans lequel cas des ordres spéciaux seraient donnés à la dame Bertrand.»
Plus tard, Louis XV, enchanté de ces statuts, écrivit au bas Approuvé, et les signa avec autant de gravité que s’il se fût agi d’un édit bursal ou d’une réforme parlementaire.
On voit que l’abbé de Bernis n’a pas volé son chapeau de cardinal.
La marquise resta longtemps pensive et sa rêverie fut troublée par un grattement particulier à la porte. Elle se hâta de cacher les statuts de M. de Bernis, et un valet de chambre introduisit deux gentilshommes qui avaient leurs grandes et petites entrées auprès de la favorite.
C’étaient le duc de Richelieu et le marquis de Moléon.
Leur entrée chassa toute préoccupation funeste de l’esprit de la marquise, car elle ne douta point que l’un ne vînt lui parler de sa fille, et l’autre l’entretenir de son fils.
La marquise poursuivait le mariage de sa fille Alexandrine avec le duc de Fronsac, fils de Richelieu; quant au fils du marquis de Moléon, elle voulait le marier à la fille de madame de Néris, sa meilleure amie; seulement elle n’en avait jamais parlé.
–Marquise, dit M. de Moléon, vous vous rappelez avoir promis de signer au mariage de Jeanne de Néris et d’y faire également signer le roi.
–Eh bien! est-il décidé, ce mariage?
–Certainement, nous avons enfin trouvé pour Jeanne un parti superbe: un homme possédant quelque chose comme une dizaine de millions, neveu et seul héritier d’un fermier général.
–Fi! s’écria madame de Pompadour.
–N’est-ce donc pas un riche parti?
–Oui, certainement; mais il y a mieux que cela. Jeanne peut aspirer aux honneurs du tabouret, et si nous ne la faisons pas duchesse, au moins me paraîtrait-il possible d’en faire.
–Une marquise!… Au fait, pourquoi pas? s’écria le duc de Richelieu. Ton fils et Jeanne ont joué ensemble étant enfants, Moléon, cela ferait un couple charmant.
La marquise ne répondit pas, mais elle jeta au duc un regard tout chargé de remercîments.
–Écoutez!… dit-elle tout à coup.
On entendait dans tout le palais une sourde rumeur, puis des éclats de voix; la marquise s’approcha d’une fenêtre et vit courir des lumières dans le château.
–Qu’y a-t-il donc? fit-elle en pâlissant tout à coup. Elle se précipita hors de la chambre, agitée d’un horrible pressentiment.
Restés seuls, le duc et le marquis se regardèrent.
–Marquis, est-ce que tu ne t’es jamais demandé quelle peut être la cause de l’intérêt excessif que porte la marquise à mademoiselle Jeanne de Néris?
–Elle est sa marraine, je crois.
–Oui, madame de Néris et elles se sont beaucoup connues, alors que la marquise n’était encore que madame d’Étioles.
–Eh bien! que vois-tu là d’étonnant? demanda M. de Moléon,
–Eh bien! il doit y avoir un secret là-dessous, et si tu m’en crois, tu t’arrangeras pour le découvrir.
–Peu m’importe!
–Comment! mais il est toujours bon de savoir le secret d’une femme, surtout quand cette femme est la maîtresse du roi.
–Au fait, tu as peut-être raison, je consulterai le comte de Saint-Germain.
–Tu crois donc à ce sorcier, marqui?
–Oui, et toi, duc?
–Moi, je crois à ce que je touche, c’est M. de Voltaire qui m’a inculqué ce principe excellentissime.
Ils quittèrent l’appartement et, dès le vestibule, un homme se trouva devant eux, immobile et qui, les yeux fixes, l’oreille au guet, semblait écouter les bruits du dehors.
–Eh bien! le voici justement! fit M. de Moléon.
–Qui?
–Le comte de Saint-Germain.
–C’est vrai, fit le duc qui, lui aussi, écoutait les bruits extérieurs; je te laisse.
Et il s’élança au dehors.
Quant au marquis il s’avança vers l’homme immobile, et qui, en effet, n’était autre que ce fameux comte de Saint-Germain, en ce moment l’objet de toutes les curiosités et de toutes les conversations de la cour.
C’était un homme de haute taille; son visage, aux traits réguliers, avait quelque chose d’imposant et d’austère, bien qu’à l’occasion il s’éclaircît de toutes les séductions ce la plus gracieuse urbanité. Son front élevé et large, darré comme ceux des Allemands, avait une majesté olympienne, et de ses yeux enfoncés dans leurs orbites jaillissaient parfois des lueurs sombres et fauves bien faites pour inspirer aux esprits, soit une vive curiosité, soit une secrète terreur.
–Comte, fit le marquis, un mot, je vous prie.
–Dites, monsieur.
–Vous êtes l’ami de la marquise, et moi aussi; c’est vous dire que je suis animé pour elle des meilleurs sentiments, vous ne serez donc pas surpris de mes paroles.
–Parlez, monsieur, fit le comte avec plus d’attention qu’il n’en avait montré d’abord.
–Vous m’avez dit, comte, que votre vie était plus longue que celle de dix générations d’hommes mises à la suite, et que, par conséquent, il vous était facile de connaître mille particularités touchant les personnes et les événements.
–C’est vrai, monsieur, répondit Saint-Germain en fixant sur le marquis un œil profond.
–Eh bien, reprit M. de Moléon, légèrement troublé de la force de ce regard, vous connaissez peut-être le passé, tout le passé de madame de Pompadour?
Le comte de Saint-Germain fronça le sourcil, et son œil lança une flamme sombre qui, quoique rapidement éteinte, fit frissonner son interlocuteur.
Nous pouvons même l’ajouter: le marquis se repentit d’avoir été si vite et si loin; mais il s’était distingué à Fontenoy, il ne voulut pas reculer.
–Je connais, dit Saint-Germain, ce qui n’est ignoré de personne.
–Oui, mais si vous vouliez aller plus loin encore?
–A quoi bon?
–J’ai un fils, comte, et ce fils doit épouser, comme vous le savez, la fille du duc de Santa-Cruz; or, je serais curieux de savoir pourquoi madame de Pompadour voudrait voir mon fils épouser mademoiselle de Néris, sa filleule, lorsqu’il se présente pour elle un parti de six millions.
–Votre fils sera marquis, et M. Pinson ne sera jamais que M. Pinson.
–Bah! il est de force à dépenser cent mille écus pour se faire anoblir, et un million pour acheter un marquisat: j’en sais à vendre à meilleur compte.
–Six millions, dit le comte de Saint-Germain.
–Clairs et liquides, tandis que je n’ai pas vingt mille livres de revenus, moi, sans compter mon grade de maréchal de camp, bien entendu! Ce qui équivaut pour mon fils à fort peu de chose.
–Et vous, marquis, verriez-vous ce mariage avec votre fils d’un bon œil?
–Tenez, comte, je serai franc avec vous. J’aime beaucoup la marquise; c’est une femme excessivement spirituelle, une beauté presque sans égale; mais mon fils peut aspirer à être un jour, par substitution, duc de Santa-Cruz, et il me serait très-pénible d’y renoncer. Cependant je ne voudrais pas.
–Déplaire à la marquise, je comprends. Eh bien, atten. dez quelques jours, et je vous donnerai peut-être le moyen de la faire changer d’idée.
–Oui? Eh bien, si vous faites cela, comte, s’écria M. de Moléon, je veux vous...
Il s’arrêta en voyant Saint-Germain tirer une tabatière de sa poche et lui offrir du tabac. Cette tabatière, enrichie de diamants, avait une valeur extraordinaire.
–Je serai votre serviteur et votre ami, à la vie à la mort!
–A la mort! bien! fit le comte très-sérieusement en lui tendant la main.
Et il entra chez madame de Pompadour.
–Diable d’homme! se dit M. de Moléon en époussetant son jabot, sur lequel étaient tombés quelques grains de tabac; on ne peut pas le rémunérer, celui-là!
Il descendit l’escalier de la marquise, un peu étonné de l’agitation qui régnait dans le palais; mais il ne tarda pas à en avoir la terrible explication.
Un cri retentissait de toutes parts:
–Le roi vient d’être assassiné!