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II
CE QUE VOULAIT LE COMTE DE SAINT-GERMAIN.
ОглавлениеNous avons raconté ailleurs, dans un livre dont le mystérieux comte de Saint-Germain est l’acteur principal, la tentative criminelle de Damiens.
En cette circonstance, le comte de Saint-Germain, introduit chez le roi, avait prouvé au monarque que le couteau était empoisonné. Soit magie, soit réalité, le fait avait été palpable; si bien que le roi s’était trouvé trop heureux de voir sa blessure pansée de nouveau par le comte, après les soins de ses médecins ordinaires.
Mais le crime de Damiens avait eu un contre coup. Au premier moment de frayeur manifesté par le roi, la reine avait fait intervenir son confesseur; et celui-ci exigeait le renvoi de madame de Pompadour.
Le roi promit.
La marquise savait sa police et fut avertie avant que M. de Machault ne lui signifiât l’ordre de la part du roi.
Toutefois, la blessure étant reconnue peu dangereuse, la marquise n’abandonna pas son appartement.
–Le roi vous reviendra! lui avait dit son amie la plus fidèle, la maréchale de Mirepoix.
Si la marquise était inquiète, retirée dans ses appartements avec sa petite cour, deux hommes réunis dans un cabinet attenant à son salon ne l’étaient pas moins.
Ce salon donnait sur un escalier intérieur: celui que prenait Louis XV lorsqu’il venait rendre visite à madame de Pompadour.
Ces deux hommes étaient Lebel, le valet de chambre du roi, et le chevalier de Rancrolles.
Le chevalier était de ces étranges gentilshommes qui, ruinés jusqu’à la garde, faisaient flèche de tout bois, vivant au jour le jour, hier dans l’opulence, demain dans la misère, portant sur les épaules une tête impertinente qui en impose au vulgaire et que les honnêtes gens fuient par instinct. M. Berryer, le lieutenant de police, ne lui connaissait pas d’autres ressources que le jeu et son couvert mis tous les jours chez son beau-frère, M. de Romans, petit avocat au parlement et fort pauvre.
–Vous abandonnez la partie comme cela? s’écriait le chevalier en secouant les bras de Lebel consterné.
–Le roi est à la dévotion, je vous dis, et il n’est pas homme à se donner une Maintenon! Fût-elle même madame d’Esparbès, il s’ennuierait!
–Qui sait? Sachez, ou plutôt sachons la choisir comme il la faudrait. J’ai un projet.
–Mon règne est passé! fit Lebel avec un réel désespoir.
–Bah! après la marquise une autre, répondit le chevalier.
–Non! madame de Pompadour est la favorite par excellence. Elle n’a plus rien à obtenir et ne demande jamais rien. Elle ferme les yeux sur les caravanes du Parc-aux-Cerfs qu’elle me laisse diriger à mon gré. Si une autre arrivait et accaparait le roi pour elle seule, adieu ma faveur.
–Et les profits, ajouta Rancrolles.
–Oh! j’en fais peu de cas, répliqua le premier valet de chambre, c’est la faveur du roi que je désire avant tout.
–Le fait est que vous pouvez plus qu’un ministre, papa! fit le chevalier en lui frappant sur le ventre.
M. Lebel fit la grimace à cette familiarité: mais il ne voulait pas se fâcher avec un homme qui lui avait déjà été fort utile.
–Cependant vous aviez à me parler, dit-il en regardant le chevalier en dessous.
–Oui, j’ai découvert un trésor de beauté, et surtout d’innocence.
–A quoi bon? dit piteusement Lebel, le roi se range!
–Voyez toujours, on ne sait pas ce qui peut arriver, je vous dis que c’est une merveille.
–Est-ce à Versailles?
–Non, à Paris, rue des Marmousets, à deux pas du parvis Notre-Dame.
–Bien, écrivez-moi tous vos renseignements et nous verrons.
–Les voici, dit le chevalier en tirant un papier de sa poche.
–Je vous aime, chevalier, fit Lebel avec bonhomie, vous n’êtes jamais embarrassé, ni en retard, vous!
–Eh! j’ai ma fortune à faire. Je l’ai attendue pendant trente ans dans mon lit et je me suis aperçu qu’il valait mieux courir après. Çà, je vous laisse, s’il y a du nouveau, écrivez-moi.
Le chevalier quitta le cabinet et rentra dans le salon de la marquise.
Peu de temps après, on annonça le comte de Saint-Germain.
Personne ne savait le service rendu au roi; mais on augura généralement bien de l’arrivée du sorcier. La maréchale de Mirepoix surtout, qui le traita tout haut de bon génie.
La marquise fit sortir tout le monde pour le recevoir. Celui-ci entra immédiatement en matière.
–Madame, dit-il, le mal est plus grand encore que vous ne pensez, et votre position plus menacée que jamais. Cette jeune fille de l’avenue de Saint-Cloud..
–Ah!comte, épargnez-moi, je vous en supplie! Il semble en effet que tout conspire pour m’accabler à la fois. J’ai des nouvelles: madame du Hausset est venue me rendre compte.
–Elle ne vous a rien dit, car elle n’était pas de retour lorsque j’ai quitté cette jeune fille.
–Vous l’avez vue?...
–Oui, je partais pour Paris, où j’ai besoin de faire quelques recherches, lorsque je fus attiré dans cette maison par des cris. J’entrai malgré tout le monde, et l’on m’apprit, lorsque je déclarai être venu par votre ordre, que cette malheureuse connaissait l’attentat. Cette horrible nouvelle a précipité l’instant attendu, et elle est accouchée d’un enfant mort.
–Ociel! fit la marquise. Mais elle reprit aussitôt: C’est peut-être une grâce du ciel!.
–Oh! je n’ai pas fini, madame. Apprenez que la pauvre fille est folle!
–Folle!…
–Rien n’était plus dangereux que de la laisser dans cette maison; alors je l’ai fait transporter dans une voiture et l’ai conduite chez moi. Il y a une chambre matelassée où les paroles et les cris sont étouffés.
–Ah! comte, que de remercîments! vous me sauvez!... fit la marquise, qui jugeait toute l’étendue du danger auquel elle échappait.
–C’est vrai, marquise, je vous sauve, car il ne faut pas en ce moment attirer l’attention sur les peccadilles du roi Louis XV, n’est-ce pas, et encore moins épouvanter le roi?
–Ah! comment vous récompenser?…
–Avant de songer à me récompenser, il faut s’occuper de vous faire rentrer en faveur; je veux vous en fournir le moyen, et il réussira, j’en ai la conviction.
–Mais vous êtes un homme adorable, comte, fit la marquise, que l’assurance de cet homme gagnait, et qui l’eût volontiers embrassé de bon cœur.
–Madame d’Esparbès est à Paris?…
–Oui, depuis sa petite disgrâce; le roi ne veut plus la voir; elle le compromet, dit-il.
–M. d’Argenson vient de lui écrire cette lettre.
–Voyons… fit la marquise avec une avidité qui fit sourire Saint-Germain.
–Tout à l’heure, dit-il, en tirant lentement une lettre cachetée de sa poche, le courrier de confiance du comte passait sur la route, à franc étrier, au moment où j’allais entrer dans votre maison de l’avenue de Saint-Cloud; je me suis douté que cet homme portait la fortune de son maître, et je l’ai arrêté. Cela m’a coûté vingt mille livres; mais c’est une bagatelle auprès de votre triomphe, marquise!
–Que contient cette lettre?… fit impatiemment madame Pompadour.
–Je vais vous le dire.
–Mais elle est fermée.
–Oh! je n’ai pas besoin de décacheter les lettres. moi, pour les lire! Voici, mot pour mot, ce qu’elle contient: «L’indécis est enfin décidé: elle est renvoyée. Vous allez «revenir, ma chère comtesse, le roi le veut; il vous ai«mera, et nous serons les maîtres du tripot.»
–Quelle horreur! fit la marquise.
–Remplacée, vous voyez, et promptement!
–Ah! c’est trop habile à M. d’Argenson, et sa maîtresse est adroite. Donc il s’agit de remettre ceci au roi. Faites venir Lebel.
–Mais qui m’assure qu’il y a bien là?
–Je vous dis que j’en suis sûr… Voulez-vous une preuve sur autre chose. Tenez, fermez ce livre; indiquez la page que vous voulez que je lise... ou plutôt vous avez là, à ce doigt, une bague double; il y a quelque chose de gravé à l’intérieur…
La marquise frissonna de tout son corps et cacha sa main en pâlissant.
–C’est une date, continua Saint-Germain, sans paraître remarquer son trouble: 1738et trois noms…
–Oh! ne prononcez pas ces trois noms!… s’écria la marquise au comble de la terreur.
–Soit, je me tairai; mais aussitôt que vous aurez envoyé cette lettre au roi, je vous dirai quelle est la première faveur qu’il faut lui demander quand il aura passé une heure à vos pieds.
Madame de Pompadour sonna vivement. On lui dit que Lebel venait précisément d’arriver, le visage tout bouleversé. Elle courut le joindre dans son petit cabinet.
–On vous remercie, madame, dit-il; c’est tout à fait décidé! et le roi se convertit!
–Non, si vous portez ceci à Sa Majesté à l’instant même.
–J’y vais, fit le valet de chambre en s’élançant hors de l’appartement.
La marquise rentra, et trouva Saint-Germain appuyé sur le marbre de la cheminée. Son visage était sombre, et la marquise n’osa affronter son regard, tant elle redoutait de lui laisser lire ce qu’elle s’efforçait de cacher.
On s’occupait beaucoup à Paris de l’attentat de Damiens, mais par pure curiosité. Louis XV n’était plus le Bien-Aimé, et l’on sentait dans les masses les sourds grondements des orages qui, plus tard, devaient emporter la monarchie. Les impôts étaient écrasants et le peuple murmurait.
Il n’ignorait pas quelles sommes immenses engloutissaient les plaisirs du roi; et les ennemis de la Pompadour se plaisaient à chiffrer les prodigalités de Louis XV envers cette favorite. On nous saura gré d’en donner un aperçu, en remarquant toutefois que la valeur de l’argent et des propriétés a aujourd’hui plus que triplé.
En1745, douze ans avant l’époque où nous sommes arrivés, il n’y avait pas six mois que madame d’Etioles était la maîtresse du roi et elle possédait déjà cent dix mille livres de rentes, un logement à la cour, un autre dans les maisons royales et le marquisat de Pompadour. Un an après, elle acheta du fermier général Roussel la terre de la Selle Saint-Cloud pour cent cinquante mille livres que le roi lui donna, ainsi que sept cent cinquante mille autres livres pour acheter la terre et le château de Crécy. Toujours la même année, le roi lui donna la charge de trésorier des écuries qu’elle vendit cinq cent mille livres, et comme cette charge était fort importante, il en créa une seconde qu’elle vendit encore au même prix.
Le1er janvier1747, elle reçut un présent de trois cent mille livres dont cent cinquante en diamants, et pour son frère la capitainerie de Grenelle, valant cent mille livres.
En1749, un hôtel à Fontainebleau qu’elle acheta trois cent, mille livres, mandatées à cet effet; plus, le château d’Aulnoy que le roi donna pour augmenter Crécy en y ajoutant quatre cent mille livres. L’année suivante, le roi lui acheta Brimborion six cent mille livres et donna la terre de Marigny à son frère. Et deux ans plus tard, la terre de Crécy n’étant pas suffisamment arrondie, le roi l’agrandit de celle de Saint-Remy, qui valait douze mille livres de rentes; et pour faire passer un aussi mince présent, il y joignit trois cent mille livres pour acheter un hôtel à Compiègne.
En1755, elle acheta l’hôtel d’Evreux à Paris, situé au faubourg Saint-Honoré, avec cinq cent mille livres que le roi donna pour cet usage en y ajoutant cinq cent mille livres pour le rendre habitable.
Il y eut alors une émeute du populaire parisien contre la courtisane titrée, les maçons furent chassés à coups de pierres et les murs de l’hôtel furent illustrés de dessins grotesques et plus spirituels qu’académiques.
C’était le palais de l’Elysée, aujourd’hui complètement transformé, mais qui a toujours été une merveille d’élégance et de somptuosité, sans parler du jardin, qui est un des plus beaux du monde.
Madame de Pompadour était une femme de beaucoup d’esprit et d’autant de prévoyance; elle ne se trompait pas à ce déluge de libelles pleuvant sur elle, et sentait, elle aussi, venir l’orage: elle avait placé cette immense fortune, qui s’accroissait encore chaque jour, sur les banques étrangères, sans se soucier beaucoup de priver la France du bénéfice de ces opérations.
C’est, du reste, la belle habitude de tous ceux qui mordent au pouvoir.
Le comte de Saint-Germain paraissait riche à millions; il ne semblait animé par aucun désir d’ambition; de sorte que la marquise se demandait ce qu’il pouvait avoir à exiger, car il était évident que c’était pour lui-même qu’il venait de rendre un service à la favorite.
Quand elle fut assise, le comte prit une attitude presque douloureuse et dit, en montrant la main de la marquise.
–Vous avez eu tort, madame, de ne pas me laisser achever tout à l’heure. Cette date de1738a pourtant une grande et grave signification.
–De grâce, comte…
–Au contraire, madame, parlons-en. A cette époque, il y a de cela dix-neuf ans, vous étiez une belle jeune fille, oui bien belle!... douée de toutes les perfections de l’éducation: vous faisiez la joie et le désespoir de tous les hommes qui vous approchaient, et, soit prescience de l’avenir, soit calcul, votre mère déclarait qu’un roi seul était digne de l’adorable Antoinette. N’est-ce pas ce nom-là, madame, qui est gravé sur l’un des anneaux de votre bague?
–C’est vrai, fit la marquise en souriant, mais rien d’étonnant à cela, ajonta-t-elle d’un air qu’elle essaya de rendre enjoué.
–A cette époque, il y avait dans la maison du fermier général Tournehem, un jeune homme…
–Comte! s’écria la marquise.
–Laissez-moi achever, dit Saint-Germain d’une voix calme et en la clouant immobile à sa place d’un regard, ce jeune homme était admis dans toutes les fêtes du fermier général, grâce à ses talents de musicien, et fut aimé par Antoinette, bien qu’elle eût déjà accueilli les hommages d’un homme qu’on appelait Sylvio.
–Sylvio!… fit la marquise avec épouvante.
–C’était, disait-on, un Italien, que ce Sylvio, il était marquis de Montferrat et passait pour posséder de grandes richesses; mais le cœur lui préférait René, le beau musicien… Ah! vous aviez déjà de l’ambition alors, madame, beaucoup d’ambition, et l’avenir a prouvé que c’était avec quelque raison.
Depuis qu’il avait prononcé ce nom de Sylvio, la marquise considérait le comte avec une attention étrange, bien qu’elle n’osât cependant le regarder en face: tantôt elle glissait sur lui un coup d’œil rapide, tantôt elle interrogeait dans la glace le profil sévère de cet homme qui était déjà un problème vivant pour tout le monde et qui prenait maintenant à ses yeux des proportions gigantesques.
Le comte continua.
–Oui, la séduisante Antoinette avait beaucoup d’ambition, et tellement, qu’outre le marquis de Montferrat, elle se laissait courtiser par le neveu de M. de Tournehem; ces deux-là c’était pour le mariage, et il n’y avait pas à s’en choquer. Cependant René était jaloux, et Sylvio soupçonneux autant que méfiant; si bien que tous deux, tous deux, n’est-ce pas, obtinrent. des preuves de l’affection de leur maîtresse.
–Mais comment savez-vous!… fit madame de Pompadour atterrée.
–Je vous le dirai. Laissez-moi continuer. Sylvio était méfiant, ai-je dit, c’est pourquoi, à la veille de demander votre main officiellement, il eut l’idée de pénétrer, de nuit, grâce aux complaisances d’une servante, dans votre appartement. Cette fille savait qu’elle se rendait complice d’un crime, mais l’or peut tout. Oui, un crime, car Sylvio trouva son rival dans les bras de celle qu’il était assez fou pour vouloir prendre pour femme légitime.
–Comte, vous oubliez…
–Eh! madame, je parle d’une Antoinette, d’une jeune fille qui n’est plus, ou qui, du moins, a tellement oublié son passé, qu’elle a l’air d’en écouter le récit comme si elle lisait un roman de M. Voltaire ou de M. de Crébillon. Il y eut alors un combat horrible entre ces deux hommes, dans lequel l’adresse lutta avec le courage et la force. En vain Antoinette suppliait, ils furent tous deux inflexibles et se battirent sous ses yeux avec un acharnement effroyable. Enfin, Sylvio fut blessé mortellement par son adversaire, déjà blessé lui aussi, et il tomba. Antoinette et René eurent l’horrible courage de soulever ce cadavre pour le porter au dehors; ils traversèrent ainsi un long jardin pour arriver à une petite porte, et comme il fallait avant tout sauvegarder la réputation de la jeune fille, René se chargea du reste. Un an après, la belle Antoinette épousait M. d’Étioles.
–Ah!… fit la marquise qui sembla respirer.
–Chose étrange, continua Saint-Germain, René ne reparut jamais devant sa maîtresse. Qu’était-il devenu? Elle ne s’en inquiéta jamais, pas plus que de savoir où avait été enterré le corps de Sylvio.
–Et vous savez cela, vous, monsieur? demanda la marquise.
–René porta le cadavre jusqu’à la Seine avec l’intention sans doute de la lui donner pour sépulture; mais la fraîcheur de la nuit ranima Sylvio, et il poussa un gémissement.
–Il n’était pas mort!
–Non, il revint au contraire tout à fait à la vie, sur la berge même du fleuve; et quand il rouvrit les yeux, il remarqua les regards farouches que son rival jetait sur lui. C’était un méchant garçon, madame, que ce jeune musicien; l’amour avait pu l’embellir à vos yeux, mais je vous jure qu’il n’était pas digne de votre affection, car il eut la pensée exécrable de jeter vivant à la rivière celui qu’il n’avait pu vaincre entièrement.
–C’est impossible!
–C’est exact. Heureusement il était blessé, lui aussi, et ses forces le trahirent; si bien que Sylvio se releva et ramassa son épée, car René l’avait apportée dans l’intention de la faire également disparaître. Le combat recommença entre ces deux hommes, sous l’arche du pont au Change, la lune seule l’éclairait; tous deux étaient déjà affaiblis par leurs blessures et la perte de leur sang; mais, cette fois, ce fut René qui tomba pour ne plus se relever.
–Ah! fit madame de Pompadour en se cachant le visage.
–Sylvio tomba aussi, et se réveilla en prison; mais, comme il était horriblement blessé, et que, par conséquent, on ne put l’accuser d’assassinat, il n’y resta pas longtemps.
–Affreux souvenirs!… pauvre René!…
–Je vous ai dit, madame, que ce René était un fort mauvais garçon, et vous faites preuve d’une trop belle âme en le plaignant, tandis que vous n’avez pas un seul mot pour le marquis Sylvio.
–C’est vrai, c’était un noble cœur que Sylvio. répondit madame de Pompadour.
–A la bonne heure!
–Et maintenant, madame, je vais vous dire quels sont les deux autres noms qui se trouvent gravés sur votre bague.
–Taisez-vous, de grâce!…
–Il y a ceux de Sylvio et de René.
–Mais comment savez-vous donc toutes ces choses!...
–Madame, cette bague vous a été remise par un moine récollet, le14novembre1738, le jour où vous avez mis au monde une fille dont M. d’Étioles n’a jamais entendu parler, car vous l’avez épousé peu de temps après.
–Silence! monsieur, ne parlez jamais de cela!
–Et pourquoi donc? On s’égaie déjà tant sur votre compte, qu’une. calomnie de plus ou de moins…
–Comte, vous vous oubliez!… fit la marquise, essayant de reprendre sa hauteur.
–Il ne me reste donc plus, marquise, qu’à vous dire ce qu’il faut demander au roi; car, croyez-moi, il sera demain, ou après, redevenu sinon votre esclave, au moins votre ami dévoué.
–Que voulez-vous?
–Rien pour moi, madame, tout pour elle.
–Pour qui donc? fit la marquise en le contemplant avec une épouvante plus grande encore que précédemment.
–M. le duc d’Orléans a un fils, ce fils a dix ans, mais les princes se marient jeunes. Je veux donc, vous entendez, madame, je veux que, d’ici à trois mois, M. le duc de Chartres soit fiancé à mademoiselle Jeanne-Renée-Sylvia de Néris.
–Le premier prince du sang!... fit madame de Pompadour avec stupeur.
–Rien de trop, madame, pour la fille de Sylvio do Montferrat.
–Un petit gentilhomme piémontais!...
–Non, madame, mieux que cela, le marquis de Montferrat était de race royale.
–Mensonge!…
–On le prouvera quand il sera temps, madame, mais cela n’est pas nécessaire. Ce qui l’est, c’est que Jeanne de Néris soit un jour duchesse d’Orléans, et puisse, en cas de déchéance, ou à défaut d’héritier mâle de la branche aînée de Bourbon, devenir reine de France.
–Ah!… fit madame de Pompadour avec fierté, c’est un beau rêve, cela!
–Oui, madame, et je m’étonnerai toujours que vous n’y ayez pas songé pour mademoiselle d’Etioles, que vous voulez faire duchesse de Richelieu.
La favorite lança vers le comte un regard qui semblait vouloir dire: il est encore temps; mais celui-ci ne s’en offusqua nullement.
–Non, madame, ce serait de la folie, et tout le monde crierait. Tandis que pour mademoiselle de Néris, qui peut prendre le nom de son père, celui de ses aïeux même s’il le faut...
–Mais Jeanne n’est pas…
–Jeanne est la fille de Sylvio ou de René, vous ne sauriez vous-même dire le contraire, et vous seriez bien embarrassée à ce sujet. Or, de deux noms, il vaut mieux adopter le plus beau, c’est logique cela!
–Jamais je ne consentirai…
–Il le faudra bien, pourtant.
–Le roi ne voudra jamais.
–Ceci est votre affaire. D’ailleurs, il n’aime pas beaucoup les Orléans, et il ne serait pas fâché de leur voir faire ce qu’il ne manquera pas d’appeler une mésalliance,
–Non, c’est impossible!… s’écria la marquise, qui réfléchissait tout en écoutant les paroles de Saint-Germain.
–Je le veux, madame, répliqua le comte d’une voix grave.
–Vous! de quel droit?...
–Du droit que je possède et que vous reconnaissez, car votre regard ne ment pas, si vous essayez de faire taire voire bouche. du droit que doit avoir celui dont les traits sont restés dans votre souvenir, malgré dix-neuf ans écoulés, et que vous avez reconnu, là, tout-à-l’heure, dans cette glace.
–Sylvio!
–Madame, je suis le comte de Saint-Germain.
–Mais c’est impossible, je vois en vous le même homme qu’il y a vingt ans, plus jeune même; je croyais qu’un simple jeu de hasard.
–Madame, je ne vous dirai pas l’âge que j’ai, cela importe peu.
–Vous vous donnez plusieurs siècles, dit-on, répliqua madame de Pompadour en essayant de sourire avec mépris, tandis que son cœur battait à lui rompre la poitrine.
–Ce n’est ni le lieu ni le moment de sonder les mystères de Dieu, madame. Sylvio de Montferrat, c’est moi, et je vous ordonne…
–Comte, vous oubliez…
–Je n’oublie rien. Je veux que ma fille soit un jour duchesse d’Orléans.
–Non! non! fit avec force la marquise, c’est me perdre qu’exiger.
–Vous ne vous perdrez pas. D’ailleurs, le roi est encore sous le coup de l’émotion, je l’ai sauvé d’une mort inévitable, et nous lui arracherons cela par reconnaissance.
–Fable, que ce couteau empoisonné!
–Non, madame, réalité!
–Mais cet assassinat est l’œuvre…
–Des jésuites, je n’en doute pas, et personne n’en doute. Ils ont hâte de voir régner M. le dauphin, qui les protège; et ils vous renversent.
–Si vous le voulez, peut-être.
–Moi, madame, je ne combats point avec les armes de la calomnie, je marche droit et ferme dans ma route.
–Prenez garde, comte, elle peut vous conduire.
–A la Bastille? fit Saint-Germain, avec un sourire de mépris.
–Et mon pouvoir serait impuissant pour vous en faire sortir.
–Madame, on ne met pas les hommes comme moi à la Bastille, et ceux qui en auraient seulement la pensée, seraient en peu de temps brisés comme verre, sachez cela!
–Je n’ignore pas que vous êtes un habile chimiste, mais là, je crois, se borne votre puissance.
–Je vous engage, madame, à ne pas l’essayer.
–Ainsi, c’est la guerre entre nous, comte?
–Non, madame, et la preuve c’est que j’ai travaillé à vous rendre le roi. Réfléchissez un peu, et vous comprendrez bientôt que mes exigences rentrent dans le domaine du possible.
Sur ces paroles, Saint-Germain s’avança galamment vers la marquise qui se laissa prendre la main, et il déposa sur cette main un baiser dont l’action fut telle, sur cette organisation si éprouvée par les émotions de la journée et de la veille, que la favorite se sentit mourir.
–Oh! c’est un homme étrange! murmura-t-elle en le regardant s’éloigner.