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VI
DES ÉVOLUTIONS D’UN DOMINO ROSE, ET DE L’INFLUENCE D’UNE LETTRE DE CACHET.
ОглавлениеEn voyant le valet de chambre du roi dans la loge occupée par la marquise de Pompadour, le chevalier revêtit aussitôt le domino qu’il avait toujours conservé sous son bras; il mit un masque, en rabattit le capuchon, et, plaçant Diane et sa mère dans un angle obscur du corridor, il se posta en sentinelle devant la loge.
Il n’attendit pas longtemps, car cinq minutes ne s’étaient pas écoulées que Lebel sortit. Il était masqué et vêtu d’un domino noir, cette fois; mais le chevalier ne pouvait se méprendre à sa tournure.
Lebel sembla regarder de côté et d’autre avec crainte, et s’avança ensuite vers l’escalier situé au fond du corridor. Là, au lieu de descendre dans la salle, il passa rapidement, se dirigeant vers une partie du théâtre où les masques devenaient de plus en plus rares, au fur et à mesure qu’il avançait.
Il arriva ainsi devant un petit escalier absolument désert qu’il descendit péniblement, vu l’obscurité, et où cependant Rancrolles n’hésita pas à s’aventurer derrière lui.
Bientôt le chevalier remonta à la hâte et se mit à courir dans la direction de l’endroit où il avait laissé sa nièce. Dès qu’il l’aperçut, et sans lui donner le temps de faire aucune observation, sans dire un seul mot lui-même, il l’affubla avec précipitation du domino noir.
–Mais enfin, qu’y a-t-il? demanda Diane.
–Silence, ou nous sommes perdus! Sortez du bal et rentrez à la maison, vite, vite!
Et laissant les deux femmes plutôt mortes que vives, il s’éloigna en toute hate et se plongea dans la salle du hal.
Il chercha de tons côtés, essayant de distinguer, parmi tous les masques revêtus d’un costume de magicien, celui qui pouvait avoir au bras un domino rose.
Ce magicien, il le découvrit enfin assis dans une loge du rez-de-chaussée, essayant de consoler Rose qui pleurait, sans se soucier de laisser voir son visage à tous ceux qui passaient et repassaient. Le magicien paraissait lui-même fort mal à l’aise, et son embarras ajoutait encore à l’étrangeté du spectacle; sa figure, car il avait également ôté son masque, ne pouvait laisser aucune incertitude au chevalier sur son identité.
–C’était donc bien le Pinson! fit Rancrolles, l’instinct de l’amour avait parlé, elle l’a reconnu.
Il vint s’appuyer sur le bord de la loge.
–Vous aimez trop monsieur, mademoiselle Rose, fit-il en lui prenant la main.
–Mais! fit le magicien avec un violent haut-le corps.
–Ah! vous voici, chevalier!... fit Rose, allons-nous-en bien vite d’ici, j’étouffe.
–Soit, ma chère enfant; mais d’abord, commencez par remettre votre masque, ou je renonce à traverser la foule. Les jolis visages comme le vôtre excitent trop de murmures sur leur passage.
–Soit. Au moins vous rendez justice au mérite des gens, vous; on voit bien que vous êtes gentilhomme.
Et la charmante enfant, sans donner le temps au magicien de répliquer, ni de hasarder un geste pour la retenir, sauta sur sa chaise, enjamba le rebord de la loge et vint tomber dans les bras du chevalier.
–Emmenez-moi! s’écria-t elle, monsieur m’ennuie! Le chevalier ne se le fit pas redire et l’entraîna rapidement.
De son côté, le magicien sortit de la loge, mais par la porte, si bien qu’il tomba sur un domino qui s’empara immédiatement de son bras.
–Ah! je vous tiens, cher monsieur! fit ce domino.
–Monsieur de Moléon! s’écria Pinson, qui reconnut la voix du marquis.
–Oui, c’est moi, et je suis enchanté de vous rencontrer. Eh bien, à quand la noce?
–La noce?... fit le jeune homme tout troublé, et qui eût bien voulu courir après Rose, à l’égard de laquelle il éprouvait réellement de la jalousie.
–Oui, avec Jeanne, pardieu!
–Ah! s’écria Pinson, que l’idée de mademoiselle de Néris ramena à la raison, et qui s’applaudit au fond de l’âme d’être retenu; ce qui lui évitait de montrer du caractère vis-à-vis de celle qu’à son tour il traitait de perfide.
–Peste! on voit bien que vous êtes un homme recherché, monsieur Pinson! fit le marquis.
Pinson se gonfla d’aise à la remarque, mais son visage prit néanmoins un air piteux.
–Hélas! fit-il, je voudrais que la noce eût lieu demain, mais. Mademoiselle Jeanne n’a pas la mine d’être fort amoureuse de votre serviteur.
–Bah! qu’est-ce que cela vous fait! Que vous importe! dit le marquis avec légèreté.
–Comment! ce que cela fait! mais beaucoup. Comment, ce qu’il m’importe! mais-énormément.
–Enfin, sur quoi basez-vous ce dire que la prude madame de Néris blâmerait fort?
–Sur ce que mademoiselle Jeanne ne me regarde jamais.
–Voulez-vous donc qu’on vous dévore des yeux, dès le premier jour! Laissez aller les choses, corbleu!
–Que je laisse aller… c’est facile à dire. Je parierais presque que ma future ne connaît pas même mon visage.
–Le mariage est une loterie. Heureux ceux qui vont les yeux fermés! fit le marquis en riant.
–Je ne suis pas aussi philosophe que cela, monsieur le marquis, dit Pinson avec conviction.
–Mon Dieu, laissez faire, vous dis-je! Qu’avez-vous besoin que votre femme soit folle de vous! C’est d’abord fort ridicule au siècle où nous vivons… et puis, cela vous ôterait la liberté de chercher ailleurs des. distractions.
–Mais, monsieur, fit Pinson effarouché de cette morale plus que relâchée, j’ai l’intention d’être un mari modèle.
–Alors, vous romprez avec votre genre de vie?
–Oui, répondit le jeune homme avec un extrême embarras.
–C’est dommage, car vous avez, mon jeune ami, une réputation.
–Oh! oh! oh! fit Pinson en se rengorgeant.
–Excellente, par la sambleu! Ce n’est pas moi qui vous l’imputerai à crime, séducteur fieffé que vous êtes!
–Oh! marquis!... exclama Pinson extrêmement flatté.
–Au fait, vous avez une fortune qui vous permet d’affronter toute. oui, toute l’échelle féminine, et qui vous garantit le succès.
–Ah! marquis, fit le jeune homme avec fatuité, vous voudrez bien m’accorder. vous me ferez, je l’espère, l’honneur de croire que ce n’est pas à ma fortune seule…
–Pourquoi vous en défendre?. Ce qu’on a payé bien cher a souvent une saveur triple.
–Ah! marquis, quelle détestable opinion des femmes vous avez!
–Aussi m’étonné-je du froid accueil que vous fait Jeanne.
–Je me plains qu’elle ne m’en fait aucun. Elle me semble toujours fort préoccupée.
–De vous, parbleu! de vous, s’empressa de dire M. de Moléon.
–Oh! sans être un aigle, je présume que ce n’est point de moi.
–Erreur! s’écria le marquis, qui savait pourtant fort bien à quoi s’en tenir sur ce point.
–J’ai peut-être tort, dit sérieusement Pinson après réflexion, de chercher à m’allier à plus élevé que moi. Lorsque les millions de mon oncle sont arrivés comme cela tout à coup, après la mort de son fils unique, j’étais un petit commis de la guerre sans ambition, et je ne songeais à épouser qu’une fille de ma condition.
–Voilà des principes absurdes. L’homme est fait pour monter et jamais pour descendre. Vous avez des millions, vous serez noble, baron, c’est juste; mais causons d’autre chose. Vous donnez cette nuit, après le bal, un souper de garçon pour enterrer votre indépendance?
–C’est vrai, répondit le jeune homme sans pouvoir chasser sa mélancolie.
–Vous avez invité mon fils?
–C’est encore vrai, je lui ai écrit.
–Henri ne viendra pas, dit le marquis. Mon Dieu, non, il vient de partir pour Tours avec sa compagnie, et ne sera de retour que dans un mois. Ordre du roi.
–Ah! c’est dommage.
–Mais rassurez-vous, je le remplacerai.
–Vous, monsieur le marquis!
–Pourquoi pas? je suis garçon, et quant à savoir tenir un verre, je vous en remontrerais à tous, s’écria l’aimable vieillard en imprimant à son compagnon une pirouette qui les fit trébucher sur leurs voisins.
–Quoi, vous voulez!
–A moins, baron de la Pinsonnière, que vous ne me trouviez pas assez bon gentilhomme.
–Ah! monsieur le marquis, tout l’honneur sera pour moi.
–Mais vous vous défiez de mes cheveux gris, d’abord la poudre les cache, et puis vous me verrez au combat. Y aura-t-il des dames, vos victimes?
–Oh! fit Pinson avec dignité, mes victimes. c’est aller bien loin.
–Vous êtes trop modeste. Ainsi, c’est convenu, après le bal, à votre hôtel.
–A mon?. fit Pinson tout étonné. Ah! c’est vrai, je ne puis jamais m’habituer à ma fortune, moi.
Ils se serrèrent la main, et le vieux marquis se mit à papillonner autour des dames, tandis que Pinson, poussé par son seul instinct, prit le chemin par lequel avait disparu Rose au bras du chevalier.
Au tournant d’un escalier, il fut arrêté par un grand masque tout noir qui lui mit la main sur le bras, et l’entraina à quelques pas dans l’ombre.
–Monsieur Pinson, dit cet inconnu d’une voix grave, est-ce que vous ne vous demandez pas la cause de l’empressement que met M. de Moléon à vous voir épouser mademoiselle de Néris?
Pinson regarda ce masque avec le plus large étonnement et balbutia; mais son interlocuteur lui appuya la main sur le bras avec une certaine autorité.
–Réfléchissez, dit-il.
–Mais, monsieur, le marquis est un charmant homme, il m’aime beaucoup, il aime aussi beaucoup…
Il s’arrêta, et, essayant de regarder dans les trous du masque de l’inconnu, il continua avec réserve.
–On a beaucoup jasé autrefois, m’a-t-on dit, et il faut croire que le marquis et madame de… Ma foi, que m’importe, c’est là une chose qui m’est parfaitement indiflerente.
–Vous avez tort. La curiosité est la première condition de la science.
–La science. la science. là, monsieur, auriez-vous l’intention de chercher à m’intriguer? demanda Pinson, que le calme de l’autre enhardissait.
–Non. Je ne vous connais pas.
–Mais vous savez cependant… Voyons, y aurait-il des particularités sur... sur mademoiselle Jeanne?
–Non, répondit vivement l’inconnu.
–Sur madame de Néris? demanda le jeune homme, qui commençait à s’intéresser à l’incident.
–Non.
–Sur le marquis, alors?
–Peut-être, répondit le masque d’une voix grave et qui fit froid au cœur de Pinson.
–Il a été. l’amant de…
–Non. Mais sachez qu’il a les motifs les plus puissants pour s’intéresser à ce mariage, et qu’il remuera ciel et terre pour que Jeanne devienne madame Pinson.
–Baronne de Néris! objecta vivement le jeune homme.
L’inconnu hocha la tête d’un air d’incrédulité.
–Mais, monsieur, qui vous fait supposer?…
–Prenez la poste et partez pour Tours. Si vous y trouve? M. Henri, je veux…
–Par la sambleu: fit Pinson rouge de colère, me tromperait-on!
–Allez à Tours, croyez-moi, fit l’inconnu en riant d’un petit air soc et s’éloignant au plus vite.
M. Pinson resta immobile.
–Ah!. fit-il avec un abattement extrême, tous ces grands seigneurs se moqueraient de moi… pour la sotte vanité d’être un jour baron, pour monter dans les carrosses du roi qui ne me regarde seulement pas, je fais fi d’un trésor de femme!… c’est par trop bête!… et Rose qui m’aime tant!… c’est sûr!… ma foi, au diable l’ambition et la fumée, je veux une femme pour moi!
Et sur cette noble résolution, le jeune homme se mit A chercher le ravissant domino rose qu’à cette heure il ne songeait plus à soupçonner ni d’être venu au bal pour un autre, ni de s’occuper du chevalier de Rancrolles, qu’il savait pertinemment n’être qu’un chevalier d’industrie.
Rancrolles était revenu, en compagnie de Rose, reprendre la place quittée précédemment par Diane et sa mère. Là, il attendait Lebel, ainsi qu’ils en étaient convenus sans doute avant d’entrer au bal.
–Ma chère enfant, dit-il à Rose qui paraissait toujours montée contre Pinson, il faut vous faire une raison, ce monsieur est absolument indigne de vous, ma parole d’honneur, et vous êtes vraiment faite pour briller au premier rang. Vous ne pouvez vous figurer tout ce que j’ai entendu dire sur votre compte tandis que vous étiez dans cette loge avec ce jeune rustre. Il y en a même qui soutenaient que si le roi vous voyait, madame de Pompadour en crèverait de dépit!
–La bonne folie! fit Rose en riant malgré elle. Madame de Pompadour a tous les talents, en plus de sa beauté, c’est une grande dame!
–Eh! le roi ne dédaigne pas les beautés plus modestes, et si je vous disais.
–Taisez-vous, vous êtes compromettant, si l’on vous entendait.
–Eh bien! qu’y a-t-il de mal à ce que je dis là? ce n’est un secret pour personne.
–Alors, je me garderai bien d’ôter mon masque.
–Pourquoi cela?
–Parce que je veux pas encourir la colère de madame de Pompadour, et que je n’ai nulle envie de lui enlever son amant.
–Vous êtes une honnête jeune fille, mademoiselle. dit Rancrolles malgré lui.
–Tiens, je n’ai que ma bonne réputation, moi, et j’y liens! C’est déjà beaucoup d’être venue ici avec vous! heureusement ma mère le sait et a confiance en moi.
–Elle a raison, dit le chevalier d’un air pénétré.
–Plus qu’en vous, je ne vous le cache pas, chevalier!
Comme la rieuse jeune fille prononçait ces paroles, Rancrolles tressaillit. Il apercevait venant vers le groupe qu’il formait avec cet adorable domino rose un exempt du roi armé de sa baguette d’ébène, suivi de quatre gardes françaises sans leurs fusils.
–Une arrestation!… murmurait tout le monde en suivant ces soldats avec curiosité.
–Voici l’instant fatal, pensa le chevalier; quelle heureuse inspiration j’ai eue!
Mais il se tourna vers la jeune fille, dont le frais sourire montrait ses perles à travers les dentelles du masque.
–Pauvre enfant!… fit-il mû par un sentiment de pitié dont il fut le premier surpris.
L’exempt s’approcha, et, ôtant son chapeau, s’inclina avec la plus exquise politesse pour saluer.
–C’est bien à monsieur de Rancrolles que j’ai l’honneur de parler? demanda-t-il.
–Oui, monsieur, répondit le chevalier en feignant le plus profond étonnement, qu’y a-t-il pour vous servir?
–Monsieur, je vous serais fort obligé de vouloir bien me suivre.
–0mon Dieu! s’écria Rose.
–Et où cela, monsieur? demanda Rancrolles en serrant d’une manière significative le bras de sa compagne qu’il sentait défaillir.
–Dans un petit salon, à deux pas d’ici, où j’aurais une communication à-vous faire.
–Soit, monsieur, fil le chevalier en quittant le bras de la jeune fille.
–Vous me quittez, monsieur? fit celle-ci avec un vif accent de frayeur.
–Pas pour longtemps, je suppose; attendez-moi.
–Pardon, reprit l’exempt en s’inclinant d’une façon plus courtoise encore devant Rose, mais il est extrêmement urgent que mademoiselle ne vous quitte pas.
–Ah! fit la jeune fille qui pâlit d’effroi sous son masque.
–Marchons, monsieur, dit l’exempt en montrant le chemin.
–Après tout, dit Rancrolles en se penchant vers Rose, ce n’est peut-être qu’une erreur ou un malentendu, et nous reviendrons aussitôt après l’explication de ce monsieur.
–Mais, voyez ces soldats!… fit Rose en désignant les quatre gardes qui, sans déranger personne, avait coupé, toute retraite et se repliaient vers le groupe qu’ils ne quittaient pas des yeux.
–Allons toujours, et n’ayez pas peur, ma chère enfant, dit le chevalier en affectant la gaieté; tel que vous me voyez, j’ai déjà été arrêté plus de vingt fois, puis relâché tout de suite; et jusqu’à présent rien ne fait présumer qu’il s’agisse d’une arrestation.
–Oh! chevalier, que je regrette d’être venue!. répéta-t-elle, la voix altérée.
Rancrolles l’avait portée, plutôt qu’elle n’avait marché; et, toujours suivant l’exempt, ils étaient arrivés au petit salon dont cet officier avait parlé. Quand la porte se fut refermée sur eux, l’exempt tira de sa poche une lettre à laquelle était appendu un sceau de cire, et étendit vers Rose sa baguette d’ébène.
–Mademoiselle, dit-il d’une voix solennelle, au nom du roi, je vous arrête!
–Moi!… fit la jeune fille en se jetant dans les bras du chevalier.
–Elle! dit le chevalier avec l’accent du plus extrême étonnement.
–Mademoiselle, répliqua l’exempt, je comprends tout ce que ma mission à de pénible; mais j’exécute des ordres reçus.
–Mais, monsieur, vous vous trompez! s’écria Rancrolles, et…
–Non, monsieur.
–Cependant, vous ne me connaissez pas, il y a erreur, repartit Rose avec force en se démasquant.
–Non, mademoiselle; j’ai reçu l’ordre d’arrêter une demoiselle vêtue d’un domino rose, ayant pour cavalier M. le chevalier de Rancrolles.
–Pourquoi? de quoi suis-je coupable?
–Ah! mademoiselle, ceci n’est nullement de ma compétence.
–Cependant, monsieur, dit Rancrolles, mademoiselle n’est pas la seule personne vêtue d’un domino de cette couleur, et le hasard.
–Non, monsieur, il n’y a pas de hasard; mademoiselle a été amenée au bal par vous et ne vous a pas quitté de la soirée: est-ce vrai?
–Mademoiselle m’a quitté; j’ai causé avec un grand nombre de personnes.
–Enfin, s’appelle-t-elle Rose Picard?
A ce nom, tous deux gardèrent le silence: Rose, parce qu’elle était accablée par la vérité; Rancrolles, parce qu’il craignait que des investigations plus profondes ne tissent découvrir quelle était la personne substituée un instant par lui à celle-ci.
–En ce cas, reprit l’exempt, vous voudrez bien, mademoiselle, obtemperer aux ordres du roi.
–Mais le roi ne peut me faire arrêter! s’écria naïvement Rose.
–Mademoiselle, je veux bien vous dire que la justice se rend au nom du roi; mais que Sa Majesté est complètement étrangère à ce qui se passe en ce moment.
–Je le crois, monsieur, car il n’y a guère apparence de justice! fit-elle indignée.
–Allons! dit l’agent, qui commençait à trouver les explications un peu longues.
–Permettez, dit Rancrolles; un mot à mademoiselle, avant de nous séparer.
–Nous separer? s’écria Rose en pleurant.
–Faites, monsieur, répondit l’exempt.
Rancrolles emmena la jeune tille dans un coin du salon, et lui prit les deux mains.
–Ma chère enfant, dit-il, il ne faut pas résister aux ordres du roi; ce serait non-seulement très-dangereux, mais encore fort inutile. Ne désespérez pas; vous pensez bien que je ne vous laisserai pas emprisonner comme cela.
–M’emprisonner?… ô ciel! exclama Rose en sanglotant plus fort que jamais.
–Ne craignez rien; on aura pour vous des égards, j’en suis sûr; et d’ailleurs ce ne peut être pour longtemps. Je connais tous les magistrats, M. le lieutenant de police; je me mettrai en quête dès le point du jour, et, j’en ai la conviction, il ne se passera pas une demi-journée sans que l’erreur dont vous êtes la victime soit reconnue.
–Faut-il vous croire, monsieur le chevalier? demanda la jeune fille fans pouvoir arrêter ses larmes.
–Oui, essuyez ces beaux yeux et comptez sur moi.
–Monsieur le chevalier, j’ai confiance en vous, car vous devez, en effet, connaître beaucoup de personnes de la cour; mais j’ai bien peur...
–Monsieur, dit Rancrolles en s’adressant à l’agent, votre devoir peut-il se concilier avec l’indulgence que je vous prierais.
–N’ayez aucune crainte, monsieur; il m’a été recommandé d’avoir pour mademoiselle les plus grands égards et de la loger dans une chambre à part.
–Vous voyez, Rose. fit le chevalier. Allons, bon courage; je vais m’occuper de vous immédiatement, car j’ai vu déjà ici des personnes fort importantes… Mais, si vous m’en croyez. remettez votre masque; il faut... ménager votre réputation, mon enfant.
Il embrassa la petite sur les deux joues, et la laissa dans le salon à la garde de l’exempt; mais, quand il eut passé le seuil de la porte, il ne put s’empêcher de pousser un profond soupir, suivi presque aussitôt d’un geste de colère et de dépit.
–Lebel m’a deviné!... se dit-il; et la pauvre enfant est perdue!.
Il rentra dans le bal, vraiment chagrin, et sa philosophie avait beau être des plus complaisantes, il n’était pas maitre de comprimer les remords qui l’étouffaient.
–C’est évident. madame de Pompadour a peur des filles de qualité Lebel a flairé Diane; il l’a entendue parler peut-être. Sans ma présence d’esprit, ce serait Diane qui, à cette heure, serait en route pour le For-l’Évêque ou Sainte-Pélagie. et Diane, bien certainement, n’en sortirait pas.
En réalité, Rancrolles ne savait à qui s’adresser pour tenter d’arracher la petite mercière à la prison; sa réputation n’était pas des mieux établies, et une jeune fille à laquelle il s’intéressait ne pouvait pas être entourée de fort grandes sympathies; aussi ne s’arrêta-t-il pas longtemps à cette idée, et, son égoïsme reprenant le dessus, il finit par se dire qu’au bout du compte tout était pour le mieux, et qu’il était bien naturel qu’il eût songé à sauver sa nièce de la haine de la favorite, par le seul moyen en son pouvoir.
–Oui; mais pourvu qu’un autre exempt ne soit pas chargé de m’arrêter aussi, moi! Ce Lebel est un drôle! il doit être furieux contre moi! Le fait est que lui donner une fille comme Diane à la place d’une petite mercière, c’était hardi, et le succès seul pouvait me faire absoudre. Me voilà perdu à ses yeux; plus rien à faire.
Comme il en était là de ses réflexions, son attention fut attirée par un grand mouvement qui avait lieu du côté de la loge royale:
C’était le départ du roi.
–Cela m’est bien égal!… se dit-il.
Mais un flot de monde le poussa malgré lui de ce côté, et il eut la douleur de voir Sa Majesté, masquée, en domino bleu de ciel, et tenant sous le bras une dame masquée également, mais dont le domino ouvert et le capuchon rabattu laissaient deviner l’étincelante beauté.
Un moment la rage le saisit.
–Elle ne parait certainement pas avoir vingt-cinq ans! dit-il; impossible de voir des bras, une gorge, des épaules aussi parfaits!…
La foule brillante et dorée passa au milieu d’un concert d’élogieux compliments.
–C’est égal, nous lutterons! se dit Rancrolles en serrant les poings.
Un domino gros bleu passa son bras sous le sien: il n’eut pas de peine à reconnaître le premier valet de chambre du roi.
–Eh bien, chevalier!… dit Lebel d’une voix railleuse. Rancrolles fit un soubresaut si violent, son visage exprima si parfaitement la frayeur, ses jambes se cambrèrent si bien, comme s’il eût voulu prendre la fuite, que Lebel éclata d’un gros rire qui fit retourner tout le voisinage, et serra violemment le bras du chevalier.
–Monsieur Lebel… balbutia Rancrolles d’une voix oppressée.
Lebel l’entraîna avec lui derrière le flot des courtisans, et, quand il se trouvèrent sous le péristyle du théâtre, il l’attira dans un coin.
–Çà, dit-il, vous avez donc des vues très-ambitieuses, chevalier?
–Moi!…
–Vous voulez supplanter la marquise?. Hum! c’est difficile, mon bon!
–Qui vous fait croire?
–Ah! jusqu’à ce jour vous avez été modeste!. on s’est assez bien trouvé des péronnelles que vous m’aviez indiquées ou fait connaître; mais… prenez garde, chevalier, vous jouez un jeu à vous faire fourrer à la Bastille jusqu’à la fin de vos jours!
Cette menace était si bien dans la pensée du chevalier, car il se la faisait à lui-même dix fois par heure, qu’il tressaillit de tout son corps et se sentit froid au cœur.
–Mais on ne m’en fait pas accroire facilement, à moi! Du reste, c’était bien joué! j’en conviens de bonne foi!
Le chevalier était sur les épines; il eût voulu descendre à cent pieds sous terre.
–Enfin, continua Lebel, qui jouissait de l’embarras du pauvre chevalier, je ne veux rien vous cacher; vous saurez tout.
–C’est toujours cela, répondit Rancrolles, qui au fond du Cœur, espéra se rattacher à quelque branche.
– Après avoir rendu la demoiselle, mon devoir était d’aller, selon, mon habitude, rendre compte à… quelqu’un, de l’effet produit.
–Et cet effet?… demanda avidement le chevalier.
–Assez bien… pas mal… répondit Lebel, affectant une assez froide indifférence.
–Ah! fit le chevalier désappointé.
–Mais, en racontant la façon dont s’était exprimée la demoiselle en parlant à Sa Majesté, la marquise a vu dans votre mercière une grande dame déguisée; absolument comme l’histoire que je vous ai contée à Versailles l’autre jour; et alors…
–Vous étiez donc témoin de l’entretien, vous? fit Rancrolles surpris.
–Parbleu! j’entendais, si je ne voyais pas…
–Et alors?.
–Alors, la marquise, qui a toujours sur elle une lettre de cachet… vous comprenez?…
–Oui… fit Rancrolles avec résignation.
–Mais ce qu’il y a de plus étrange, répliqua Lebel, c’est que, il y a un moment, la marquise est sortie de la. loge du roi, un peu avant Sa Majesté, pour regagner la sienne, afin de se préparer au départ. Je ne sais ce qui s’était passé entre eux, mais, en m’apercevant, la marquise m’a donné contre-ordre.
–Ah! quel bonheur! fit le chevalier, comme s’il était soulagé d’un grand poids.
–Attendez donc, ce n’est pas tout, car si je vous ai ainsi arrêté au passage, cher chevalier, c’est pour vous dire que demain j’aurai… quelques papiers à vous remettre.
–Comment! s’écria le chevalier au comble de la surprise.
–Eh bien, oui; au lieu de conduire la jeune fille au For-l’Évêque, l’exempt de Sa Majesté l’a conduite.
–Où donc?
–Au Parc-aux-Cerfs.
–Ah!… fit Rancrolles, qui demeura immobile et muet d’étonnement.
–Au revoir, chevalier, à demain! fit Lebel en s’éloignant et en se frottant les mains.
Rancrolles était demeuré stupide, absolument comme Cinna au cinquième acte de la tragédie de Corneille.
–C’était un piège! s’écria-t-il lorsqu’il recouvra son sang-froid; une partie si bien engagée!… Je suis volé!