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V
LES BATTERIES DU CHEVALIER DE RANCHOLLES.
ОглавлениеLorsque Lebel et Rancrolles, qui avaient laissé la voiture sur le quai, entrèrent dans la boutique de la jolie mercière, ils ne trouvèrent que sa mère, la vieille madame Picard, essayant de lire dans un livre d’heures qu’elle tenait à l’envers.
–Est ce que mademoiselle Rose est absente? demanda Rancrolles.
–Non, monsieur le chevalier, elle est chez madame votre sœur.
–Ah!… fit Rancrolles visiblement contrarié, c’est que voici monsieur qui, avant de monter chez moi, désirerait acheter quelques dentelles.
–Je vais l’appeler, fit la vieille avec empressement. Et elle s’en alla prendre un manche à balai, au moyen duquel elle frappa au plafond de sa misérable boutique.
–Vous ne m’aviez pas dit que vous aviez de la famille dans la maison, fit Lebel à voix basse, et d’un air qui commençait à s’assombrir.
Mais sa figure se rasséréna bientôt à la vue du frais visage qui se montra tout à coup à la porte de l’arrière boutique.
–Eh bien! mademoiselle Rose, s’écria Rancrolles, allons donc, voici une affaire à traiter! Des dentelles, mordieu, et de belles! montrez tous vos cartons!
Après une heure employée à marchander et surtout à faire causer la jolie mercière, Lebel s’en alla ravi de ses grâces et de son ingénuité. Il refusa de monter chez Rancrolles, prétendant avoir déjà perdu assez de temps auprès de cette rare beauté, et fut reconduit par lui jusqu’au bout de la rue.
Tout le long du chemin, le chevalier l’empêcha de se retourner.
Il avait entendu, à leur départ, s’ouvrir la fenêtre du premier étage.
En revenant seul, il fit signe de loin à une jeune personne dont la tête ravissante était penchée à cette fenêtre, de se retirer au plus vite.
–Petite sotte! fit-il, elle va tout perdre!...
Le lecteur doit avoir déjà, de M. le chevalier de Rancrolles, la plus détestable opinion. C’était un de ces hommes profondément dépravés qui, désespérant de trafiquer encore avantageusement d’eux-mêmes, ne se faisaient aucun scrupule de pousser les autres dans l’abîme. Il était, du reste, d’assez mince noblesse, et c’était au moyen de machinations vraiment sublimes qu’il était parvenu à marier sa sœur, plus âgée que lui de cinq à six ans, et sans dot, avec M. de Romans, fils d’un conseiller au Parlement, et appelé, sans nul doute, à succéder à son père.
Mais la fortune honnête des Romans n’avait pu tenir longtemps, une fois le conseiller mort; car son fils, avocat peu couru des procureurs, se lança avec son beau-frère dans les travers de la vie facile; laissant au logis se morfondre sa femme et s’inquiétant fort peu de la manière dont elle élèverait leur unique enfant, Diane, une petite fille adorable malgré son caractère décidé et presque indomptable, fruit d’une éducation peu sévère et d’un amour maternel plus exagéré qu’intelligent.
L’âge était venu et avec lui la misère, cette misère horrible qui marche en habits râpés, en linge jauni et ravaudé, en souliers éculés, toujours à la veille d’une catastrophe définitive, fertile en expédients, féconde en déboires et qui est la plaie vivante de cette partie de la société qui côtoie la richesse d’autre ou dédaigne le travail. Mais il faut dire que dans cette maison les privations extérieures n’étaient supportées que par M. et madame de Romans: malgré tout, ils continuaient à élever leur fille en princesse, ne la laissant manquer de rien et l’habituant à faire bon marché de tout bien-être intérieur, pourvu que les apparences fussent sauvées.
M. de Romans allait au Palais avec sa robe d’avocat, grâce au voisinage; cela avait l’avantage de cacher ses habits et son linge, et, quant à sa femme elle ne quittait presque jamais la chambre. Tous deux louchaient à la cinquantaine, et il y avait longtemps déjà qu’ils étaient faits au sacrifice.
Diane était pimpante et fraîche dans ses robes de soie; son goût naturel savait leur donner une tournure sans pareille, et son amitié avec Rose Picard avait l’avantage de la fournir de rubans et de dentelles à satiété. La vieille madame Picard criait beaucoup et faisait mettre régulièrement en écrit tout ce qui montait chez ses voisins; mais ses affaires n’allaient pas non plus d’une manière très-brillante, de sorte qu’il lui arrivait parfois d’ahurir l’avocat ou sa femme de ses plaintes et de ses demandes de paiement. Une caresse de Diane, un mot de Rose, et tout rentrait dans le silence.
Le chevalier avait dit un jour un mot qui, répété depuis à chaque occasion pressante, et même à tout propos, était devenu la réponse obstinée aux jérémiades des uns et au désespoir des autres.
–Diane sera un jour très-riche; sachons attendre.
En attendant, le peu de bien-être de cette triste maison de la rue des Marmousets provenait des rares causes confiées au piètre avocat et des éclairs d’opulence qui jaillissaient sur le chevalier par intervalles trop rares. Il était malheureux au jeu, et s’en était corrigé pour ne plus hasarder de parties qu’à coup sûr. La ressource était scabreuse, surtout avec les sévérités de M. Berryer, lieutenant de police; mais depuis quelques semaines on voyait de temps en temps quelques pièces d’or au logis. Était-ce parce que M. Berryer se relâchait de ses rigueurs envers un ami de M. Lebel, ou pour toute autre cause? Le chevalier gardait à cet égard une discrétion absolue.
Quand il quitta Lebel, il revenait donc vers sa maison, fort contrarié de l’apparition de Diane à la fenêtre, car c’était en effet sa nièce qui avait avancé sa tête curieuse sur la rue.
–Heureusement Lebel ne l’a pas vue, se dit-il en montant l’escalier.
Ce fut Diane qui lui ouvrit.
C’était en effet une personne ravissante. Elle avait dix-neuf ans, des cheveux noirs, un teint éclatant de fraîcheur, le nez d’une forme exquise, petit, surmontant agréablement une bouche rieuse, aux lèvres rouges comme le feu, les joues modelées par la main des Grâces, et sur le velours desquelles les Ris avaient laissé leur empreinte charmante en deux fossettes provoquantes. Le chevalier ne se lassait pas de vanter ce visage dans des roncetti exagérés que souvent le bon avocat se mettait à rimer et envoyait au Mercure, qui ne les insérait jamais.
Tout enfin, dans son attitude, dans sa démarche, dans ses yeux bleus, disait:
–Je suis belle!
Et le chevalier disait tout bas à sa sœur, comme avait fait jadis madame Poisson, de celle qui était destinée à être la Pompadour:
–C’est un morceau de roi!
Nous n’avons donc pas beaucoup de mérite à laisser deviner au lecteur quelles étaient les secrètes aspirations de l’aimable et peu respectable oncle de cette mignarde, créature.
Lorsqu’il entra, sa nièce lui présenta son front qu’il baisa du bout des lèvres, tandis qu’il lui serra la main avec force.
–Oh! vous avez l’air soucieux, bel oncle, fit-elle en l’examinant à la dérobée.
–Je ne le suis que de ton bonheur, Diane, n’oublie jamais cela.
–Quel bonheur d’avoir un oncle qui vous aime tant que cela! dit-elle en riant.
–Ne ris pas, mon enfant, car je connais plus de deux cents oncles, moi, et je les vois tous fort indifférents pour le sort de leurs neveux ou nièces.
–C’est très-mal; mais vous n’êtes point pourtant, monsieur le chevalier, le modèle de la gatanterie, car vous avez promis à Rose de la conduire au bal de l’Opéra.
–Tandis que je te l’ai refusé, à toi?. N’est-ce pas là ta pensée?…
–Précisément.
–Eh bien, mon ange, tu as eu tort de l’écouter avec tant de complaisance. Tout ce que je fais ou dis, te concernant, est le résultat des plus sérieuses réflexions.
–Oh! fit la jeune fille avec une petite moue pleine de séduction, je cherche en vain quelles peuvent être les réflexions qui vous ont conseillé de me priver de ce plaisir, d’autant plus que vous m’avez dit un jour, l’année passée: Je t’y conduirai.
–L’année passée, c’était bien différent.
–En quoi?
–Voyons, Diane, dit Rancrolles en lui prenant les deux mains, puis-je me fier à toi?
–Oui, répondit la jeune fille en le regardant entre les yeux.
–Ah!… fit en hésitant Rancrolles, et sans pouvoir cacher son embarras.
–Tenez, je vais vous le prouver, chevalier. Je sais, entendez-vous bien, je sais quel est l’homme qui était avec vous tout à l’heure.
–Toi! fit le chevalier d’un air incrédule.
–C’est le premier valet de chambre du...
–Silence!… Ah! rusé serpent, comment as-tu découvert?
–C’est bien simple. Un jour que vous m’avez conduite à Versailles voir manger le roi, cet homme est venu parler à voix basse à Sa Majasté. Vous étiez trop loin de moi, et j’ai demandé à ma voisine qui il était.. Ah! vous faites des cachotteries avec moi! Eh bien! si vous voulez, bel oncle, que je vous octroie mon pardon, vous me direz tout de suite ce qu’il est venu faire chez madame Picard.
–Il y a acheté des dentelles, voilà tout, il passait, ou plutôt nous passions.
–Comme c’est naturel, quand il y a les fournisseurs de la cour.
–Eh bien! apprenez tout...
–Vous allez me tromper.
–Non! Je l’amenais ici, chez nous, il s’intéressait au Sort de ton père, il voulait le voir, causer avec lui, prendre cette pétition au roi, cette fameuse pétition que M. de Romans tient toujours prête; mais à moitié chemin, j’ai réfléchi. j’ai dit que votre père était absent, et nous sommes entrés chez Rose.
–Vous aviez donc peur que M. Lebel me vît?
–Chut! fit le chevalier effrayé de cette question, car elle était trop bien l’expression de sa pensée propre.
–Essayez donc de dire vrai une bonne fois, vilain oncle! fit Diane avec impatience.
–Eh bien! oui, j’avais peur qu’il ne te vît… Ah! Diane, tu ne peux te figurer le plan magnifique que j’ai conçu à ton sujet. C’est gigantesque!… Il y a des moments où je suis effrayé de moi-même, ma parole d’honneur!
–Vous allez encore mentir! dit Diane en tendant vers lui son petit doigt rose.
–Diane, aie confiance en ton oncle, ma chère enfant, car il joue un jeu à se faire rompre le cou, ou, pour le moins, à se faire fourrer à la Bastille jusqu’à la consommation des siècles.
–Ainsi soit-il! fit dévotement la rieuse jeune fille.
–Merci.
–Avec tout cela, vous ne me dites rien.
–Tu sauras tout, te dis-je, d’abord je ne puis pas faire autrement.
–A la bonne heure, au moins, voilà de la franchise!
–Et pour commencer, je veux combler ton désir, mais à une condition.
–Laquelle?
–C’est que tu ne diras rien à qui que ce soit, excepté à ta mère, bien entendu, car elle sera forcément du complot.
–Je vous donne ma parole, mon oncle, et vous savez si je la tiens d’ordinaire.
–Bien. Alors, ma chère enfant tu peux faire tes préparatifs. Je te mènerai à l’Opéra.
–Avec Rose?
–Sans Rose.
–Mais. voulut objecter la jeune fille qui ne comprenait pas.
–Corbleu! ne dis pas un mot de cela, à Rose surtout, ou tout est perdu, et tu n’irais pas.
–Je me tairai.
–Ainsi, c’est entendu, ta mère et toi, préparez vos dominos, vos masques, vos ajustements; fais-toi belle dessous le domino, on ne sait pas ce qui peut arriver, un accident, une déchirure, un ordre général de se démasquer par ordre du roi.
–Le roi y sera?… fit vivement Diane, dont les yeux brillèrent d’une flamme étrange et aussitôt éteinte.
–Oui, fit Rancrolles en l’examinant à la dérobée, le roi y sera. Il veut se montrer en public et faire un peu de popularité. Ainsi, c’est convenu, tu as huit jours pour te préparer, mais jusque-là, silence!…
–Soyez tranquille, mon oncle.
Pendant huit Jours, Diane eut la force de voir la jeune mercière amonceler les rubans sur le plus ravissant domino rose, sans exprimer par le moindre mot qu’elle était conviée, elle aussi, à cette fête qu’elle se représentait avec toutes les féeries enfantées par sa riche imagination; mais elle s’en consolait en travaillant secrètement avec sa mère à confectionner les dominos noirs les plus simples.
Rosé Picard était certainement aussi heureuse que peut l’être une jeune fille à la veille de réaliser un rêve longtemps caressé; car à cette époque le bal de l’Opéra avait tout son prestige, et constituait aux yeux de la majeure partie du sexe féminin une annexe fort brillante du paradis; mais elle était cependant tourmentée d’une arière-pensée.
Elle n’avait pas revu M. Melchior Pinson depuis cette explication assez vive dont le chevalier avait saisi les derniers éclats au tournant de la rue des Marmousets. Il arriva alors ce que redoutait le plus Rancrolles, c’est qu’au fur et à mesure que le jour du bal de l’Opéra arrivait, mademoiselle Rose paraissait se soucier de moins en moins d’y assister. Or, le chevalier avait dressé sur ce caprice de la jolie mercière de si formidables batteries qu’il commençait à perdre la tramontane et à devenir sérieusement inquiet.
Enfin, le jour du bal se leva, aussi radieux que pouvait l’être un17janvier, mais M. Pinson n’avait pas reparu.
Elle regarda son domino rose du coin d’un œil rempli de larmes et déclara nettement à Rancrolles qu’elle avait réfléchi et que, bien que sa mère lui eût permis d’aller au bal en la compagnie d’une personne aussi honorable que M. le chevalier, elle était décidée à rester au logis.
–Eh bien, ma chère enfant, dit le chevalier comme s’il prenait son parti, vous êtes la maîtresse, j’irai seul.
Mais il n’avait pas encore dépassé le seuil de la boutique qu’un homme y entrait mystérieusement, et attendit pour parler qu’il fût parti.
Rancrolles resta dans l’escalier un instant, et quand il eut entendu cet homme sortir de la boutique, il monta au plus vite chez lui. Il habitait deux petites pièces situées sur le derrière de la maison et dont la porte s’ouvrait sur le même palier que celle de l’appartement de son beau-frère.
Il avait à peine ôté son chapeau et décroché son épée de sa ceinture qu’il entendit frapper doucement à sa porte.
–Entrez, fit-il d’une voix forte et en hochant la tête avec un sourire.
Mais au lieu d’entrer, la personne qui frappait glissa un petit billet sous la porte.
Le chevalier ramassa le billet, lut les deux lignes qu’il contenait, reprit son épée, son chapeau et passa ensuite chez sa sœur
–J’étais bien sûr qu’elle viendrait, murmurait-il.
Et comme il ne chercha nullement à savoir la cause d’un revirement aussi complet dans la résolution de mademoiselle Rose, nous avons de graves présomptions qu’il y était pour quelque chose.
La nuit venue, un carrosse s’arrêta à l’angle du quai des Morfondus, et peu d’instants après, deux dominos noirs y montèrent; le carrosse partit aussitôt.
Cinq minutes après, un autre carrosse s’arrêta au même endroit; et un cavalier de mine assurée, portant un domino noir plié sous son bras et accompagné d’une personne couverte d’un domino rose, montèrent dans cette voiture.
Vingt minutes après, le carrosse faisait queue sur la place du Palais-Royal, alors fort étranglée par les maisons voisines; mais les personnes qu’il contenait n’eurent pas la patience d’attendre que la queue s’écoulât, il faisait très-beau, un temps sec, un clair de lune superbe, elles sautèrent sur le pavé. Cette action, du reste, avait été accomplie par un grand nombre de masques empressés d’entrer à l’Opéra.
Comme le chevalier marchait, tenant le domino rose tout tremblant à son bras, il fut abordé par deux dominos noirs.
–Chevalier, dit l’une des femmes, de cette voix fausse et claire que le masque a fait naître, puisque vous voilà, vous allez nous introduire au bal, nous avons perdu nos cavaliers.
–Mesdames, fit Rancrolles avec embarras, ce serait avec plaisir, mais.
–0h! vous nous connaissez, dit-elle en se haussant jusqu’à l’oreille du chevalier, où, sans doute, elle glissa un nom
–Mademoiselle, dit Rancrolles en se penchant vers le domino rose, vous permettez?.
–Certainement, répondit la voix flûtée de Rose Picard. Et tous les quatre entrèrent dans la salle.
Le2janvier1716avait eu lieu le premier bal autorisé par le regeut, dans la salle de l’Opéra, situé au Palais-Royal depuis la mort de Molière; laquelle fut brûlée en 1763. On dut à un moine l’invention du mécanisme fort simple qui élevait pour ces nuits de plaisir le plancher du parterre au niveau de la scène. Le bal, à celle époqne, avaient lieu trois fois par semaine, mais il était loin doffrir le spectacle plus que débraillé qu’on y voit de nos jours. On y dansait modérément et l’assemblée n’était pas assez compacte pour qu’on y étouffât, comme aujourd’hui.
Depuis l’attentat de Damiens, il s’était passé des choses graves à la cour. MM. d’Argenson et de Machault avaient été renvoyes du ministère. A l’un, le roi reprochait in petto, d’avoir trop vivement accédé au désir témoigné par lui de laisser le fardeau des affaires au Dauphin; à l’autre, madame de Pompadour ne pouvait pardonner d’être venu lui conseiller de se retirer.
C’est dire que la faveur de la marquise était revenue. Un soir que le hasard ou peut-être la force de l’habitude l’avait conduit devant un escalier sur le palier duquel s’ouvrait sa. petite salle à manger, transformée depuis en salle de billard par Louis XVI, ainsi que le grand salon de Vénus, le roi mit le pied sur la première marche et, se laissant aller, descendit l’escalier jusqu’au bout.
Or, cet escalier aboutissait précisément en face d’une porte de l’appartement de madame de Pompadour, et, comme il supposait qu’elle se trouvait peut-être en ce moment chez elle, il tourna le bouton de la porte.
La marquise poussa un petit cri de joie en voyant entrer son royal amant, et Sa Majesté eut la délicatesse d’avouer qu’elle était entrée sans y prendre garde, et qu’en quittant ses appartements elle avait tout d’abord songé à cette pauvre Antoinette, qui devait être dans les larmes.
Toute réjouissance publique, tout spectacle avait été interrompu par suite de l’attentat de Damiens; mais les choses avaient bientôt repris leur cours, par ordre supérieur; Louis XV avait voulu paraître au bal de l’Opéra, le jour où il rouvrirait. Il y avait donc réunion brillante, le soir où Rancrolles y introduisit Rose Picard et les deux dominos noirs inconnus.
Cependant Rancrolles était resté seul avec Rose, paraissant se soucier peu de courir après les deux dominos; mais la petite mercière ne faisait que l’entretenir de M. Pinson.
–C’est un monstre, disait-elle, et je suis sûre qu’il est ici?
–Lui! fit le chevalier, un si timide jeune homme.
–Pas si timide, s’il y est. Et tenez, je veux vous le dire, ce n’est que parce que j’ai reçu une lettre anonyme qui m’en informe que je suis venue à ce bal.
–Merci, fit Rancrolles d’un air qu’il essaya de rendre piqué.
–Je ne vous en suis pas moins reconnaissante, monsieur, car c’est vraiment bien beau tout cela, ce monde, ces riches toilettes, c’est dommage qu’on voie si peu de visages!
–C’est vrai, mais, en revanche, les épaules et... le reste ne manquent pas.
–Est-il permis!. fit Rose, il n’y a que les grandes dames pour oser se décolleter ainsi!
–Eh! vous ne perdriez pas, mademoiselle, à imiter les grandes dames.
–Mais où peut-il être, ce monsieur? s’écria-t-elle, je voudrais arracher tous ces masques.
–Venez de ce côté, nous le trouverons peut-être, et nous aurons la chance de voir le roi.
–Et la marquise de Pompadour, la verrons-nous aussi, monsieur le chevalier?
–Sans doute, et à sa place je craindrais fort votre voisinage! Si le roi vous voyait, elle pâlirait.
–On la dit si belle!
–Bah! vous êtes bien plus jolie, vous, et vous n’avez pas trente-six ans!
Ils marchèrent dans la direction de l’escalier qui menait aux premières loges, et comme ils tournaient dans le grand corridor, un homme masqué et vêtu d’un domino gros bleu se présenta devant eux.
–Bonjour, chevalier, fit-il en examinant curieusement le domino rose.
Ils se serrèrent la main et échangèrent quelques paroles indifférentes.
–Ah çà! cela tient toujours? demanda l’inconnu sans quitter des yeux Rose Picard.
–Toujours, pardieu! C’est pour demain.
–Quoi donc? demanda d’un air distrait la petite mercière.
–Rien, mon ange, une affaire entre hommes. Mais, continua-t-il en s’adressant au domino gros bleu, le roi est-il arrivé? mademoiselle désire beaucoup le voir.
–Vrai, mademoiselle? fit l’inconnu sans pouvoir cacher sa joie.
–Oui, monsieur, répondit Rose, je ne l’ai jamais vu, et l’on dit que c’est le plus joli homme de son royaume.
–On ne vous a pas trompée, mademoiselle, répliqua l’inconnu, mais si vous voulez le voir commodément, venez de ce côté.
Le domino bleu marcha en avant, suivi de Rancolles et de sa compagne; il se retournait à chaque instant pour examiner, non sans se frotter les mains.
–Mettez-vous là, dit-il, Sa Majesté ne va pas tarder à passer. Ne bougez pas, surtout.
–Où allez-vous donc? demanda Rancrolles en le voyant s’éloigner rapidement.
–Je reviens. Attendez-moi.
Le domino bleu disparut, et presque aussitôt Rancrolles désignait à sa compagne un grand masque en costume de magicien qui passait à dix pas de là, se dirigeant vers l’intérieur de la salle.
–Je parie, dit-il en se penchant à son oreille, que voilà M. Pinson.
–Je veux en avoir le cœur net! s’écria Rose, dont les yeux brillèrent tout à coup d’une vive colère.
Et, sans plus de ménagements, elle quitta le bras au chevalier et se lança à la poursuite du grand monsieur, lequel, d’un pas grave et magistral, venait de s’engouffrer dans la salle du bal.
Aussitôt le chevalier s’approcha d’une femme vêtue d’un domino noir, qui restait, comme paralysée, dans un léger enfoncement de la muraille, à deux pas de là.
–Allons, allons, s’écria-t-il, et promptement!
Et, d’une main sûre, il arracha le domino noir des épaules de cette femme, laquelle paraissait vêtue d’un autre domino rose, abondamment garni de rubans, d’une forme absolument identique à celui de Rose Picard, et dont elle rabattit, d’une main tremblante, le capuchon sur sa tête.
–Du courage, dit Rancrolles, nous jouons une couronne, peut-être!
Ce mot sembla ranimer cette femme, qui s’appuya sur son bras et le serra vivement.
Il était temps que la métamorphose s’accomplit, car le domino gros bleu reparut et s’approcha d’eux avec empressement.
–Mademoiselle, dit-il en s’adressant au domino rose, vous avez bien envie de voir le roi, n’est-ce pas?
–Oui, monsieur, répondit le domino rose d’une voix si faible qu’à peine on l’entendit.
–Et seriez-vous flattée qu’il vous parlât?
Ici le domino rose joua si bien l’étonnement que le domino gros bleu se hâta d’ajouter:
–Je plaisante, mais si vous voulez m’agréer pour cavalier, seulement pendant dix minutes, je vous conduirai beaucoup mieux que M. de Rancrolles.
En disant ces mots, il s’empara doucement du bras de la compagne du chevalier, lequel se confondit en remerciments et ne savait comment reconnaître une telle obligeance.
Le domino gros bleu fit quelques pas dans le corridor et poussa ensuite une porte devant laquelle se tenait une foule de masques dont les dominos entr’ouverts laissaient voir des rubans bleus et de riches vêtements. Ils se trouvèrent dans un petit salon, et au fond de ce salon deux rideaux d’une portière de satin se soulevèrent presque aussitôt sous la main d’un gentilhomme qui se retira ensuite discrètement.
Le domino bleu poussa la jeune femme dans la pièce qui s’ouvrit, et s’assit carrément dans un fauteuil placé à côté des rideaux qui s’étaient refermés sur elle.
En entrant dans le second salon, dont l’un des angles ouvert, laissait voir l’intérieur d’une loge d’avant-scène du théâtre, le doinino rose resta immobile au milieu du tapis, n’osant faire un pas et sentant ses jambes se dérober.
Mais aussitôt un homme qu’elle avait vu assis au fond de la loge et qui s’était retourné en l’entendant entrer, s’élança vers elle et lui tendit la main pour la conduire vers une ottomane.
Diane, car le domino rose n’était autre que mademoiselle de Romans, reconnut le roi et baissa la tête. Elle était presque morte de frayeur.
–On m’a dit que vous étiez admirablement belle, mademoiselle, dit Louis XV en dénouant rapidement les cordons du masque de la jeune fille.
La beauté vraiment souveraine de Diane resplendissait à la lueur du petit lustre de ce salon, et le roi, saisissant vivement sa main, la baisa avec ardeur.
–Jamais, dit-il, je n’ai vu beauté plus accomplie!
–Sire… balbutia Diane, je n’ose…
–N’ayez pas peur, mon enfant, je veux que vous ne voyiez en moi, désormais, que le premier de vos sujets, et cette jolie main-là tremble trop pour me rassurer sur l’état de votre cœur.
–Sire, fit Diane en le regardant timidement, quoiqu’avec un commencement d’assurance, il y a longtemps que...
–Achevez donc, fil le roi en souriant; et, lui prenant la main, il se mit à lui adresser les paroles les plus passionnées et les plus faites pour ôter toute appréhension à cette ravissante créature.
Mais Diane le repoussa, cacha sa tête dans ses deux mains, et deux belles larmes passèrent au travers de ses doigts roses.
–Est-ce donc un secret terrible que vous retenez entre vos lèvres? demanda Louis d’une voix douce et en écartant les mains de la jeune fille qu’il baisa l’une après l’autre. –Sire, c’est le secret de toute ma vie, depuis que...
–Allons, depuis?…
Elle n’acheva pas, les rideaux de satin s’ouvrirent et le domino gros bleu parut.
–Qu’est-ce? fit le roi avec un regard qui manqua renverser le malencontreux serviteur.
–Sire, j’ai promis de ramener immédiatement mademoiselle.
Et il se tourna vers Diane qui, à sa vue, avait remis précipitamment son masque.
Le roi se leva, offrit la main à la jeune fille, la conduisit avec une sorte de respect vers la portière, et se penchant vers cette main, y déposa un baiser dont Diane tressaillit de tout son corps.
–A demain, dit-il, vous me le promettez?
–Oui… fit Diane d’une voix si faible qu’à peine si le roi l’entendit.
Le domino bleu, qui n’était autre que Lebel, le lecteur l’aura deviné, saisit à son tour la main de la jeune fille et l’entraîna rapidement, se préoccupant fort peu des petits murmures et des chuchotements éveillés sur leur passage dans l’espèce de cour qu’ils traversèrent. Il semblait oppressé, et au tremblement et à la moiteur de sa main, Diane sentit qu’il se passait quelque chose.
Dès que Diane eut été emmenée par Lebel, un quart d’heure auparavant, car l’entrevue du roi et de la jeune fille avait duré ce temps-là à peu près, le chevalier de Rancrolles fut abordé par un domino noir qui paraissait furieux.
–Où est-elle? demanda ce domino.
–Là, chère sœur, répondit imperturbablement le chevalier; ne soyez pas si courroucée, on la retrouvera.
–Mais pourquoi nous avoir quittées?
–C’était une raison pour ne pas quitter Diane, vous?.
–Eh! nous avons été séparées par un flot de ces horribles masques! Mais pour Dieu, chevalier, où est-elle donc?
–Du calme, vous dis-je.
–Vous me ferez damner, avec votre tranquillité, vraiment!
–0femmes! fit Rancrolles, peu de patience, et pas de politique!. Chère sœur, Diane va nous revenir, et demain peut-être vous vous réveillerez millionnaire.
–Que voulez-vous dire?…
–Chut!. plus tard, vous saurez tout. Gardez toujours ce domino qu’a jeté Diane.
–Ah! chevalier, vous êtes un homme bien étrange!... toujours des mystères!
Cela dura sur ce ton l’espace d’un bon quart d’heure, puis le chevalier s’élança au-devant du domino rose, qu’il vit revenir près de lui, au bras du domino bleu.
Lebel tendit la main à Rancrolles, la lui serra avec force et lui dit à l’oreille:
–Dans une heure; tout va bien.
Et il s’éloigna aussitôt.
–Suivez-le, j’ai peur, fit Diane à voix basse en se dressant sur ses pieds pour voir où allait le valet de chambre.
–Diable! et moi aussi j’ai peur, dit le chevalier.
Il venait de voir Lebel entrer dans la loge de la Pompadour.