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IV.
ОглавлениеRome, 5 frimaire an VI (25 novembre 1797).
Joseph Bonaparte, etc., au général en chef de l'armée d'Italie.
J'ai reçu votre lettre du 24 brumaire. Le général Provera est parti le lendemain du jour de la réception de votre dépêche, sans que j'aie eu besoin de faire pour cet effet de nouvelles démarches auprès du gouvernement de Rome; il s'est retiré à Naples.
Les détenus pour opinion politique ont été presque tous mis en liberté. Je vous ai déjà écrit à ce sujet.
Le cardinal secrétaire d'État sort à l'instant de chez moi; il se plaint de la municipalité d'Ancône, qui a publié l'espèce de manifeste dont vous trouverez ci-joint une copie. Le pape a été très alarmé de sa lecture, et il a ordonné à son ministre de vous dépêcher un courrier et un autre à Paris pour réclamer la restitution d'Ancône; il serait possible que la dépêche dont ce courrier sera porteur vous parvienne avant la présente.
L'officier cisalpin chargé des dépêches du ministre des relations extérieures n'a éprouvé aucune difficulté pour la reconnaissance de la nouvelle République.
Le secrétaire d'État vient de me donner lecture de la lettre qu'il a écrite à ce sujet au ministre des relations extérieures de la République cisalpine, et, à dire le vrai, Sa Sainteté lui en avait donné l'ordre le premier de ce mois, d'après les instances du cardinal et ce que je lui en avais dit moi-même dans la dernière audience.
Vous saurez sans doute que le duc de Parme s'est enfin décidé à consentir au projet d'échange auquel l'Espagne paraît tenir beaucoup: c'est M. le comte de Valde Pariso, ministre d'Espagne près l'infant, qui le mande à M. le chevalier Azara. Il est à désirer que la détermination de ce prince ne soit pas trop tardive, et que l'on soit à temps pour traiter avec le roi de Sardaigne.
Je ne vous envoie pas encore votre courrier, n'ayant rien de très pressant à vous marquer.
Après son retour à Paris en décembre 1797, à la suite du meurtre du général Duphot, Joseph reçut du Directoire l'offre de l'ambassade de Berlin qu'il refusa pour entrer au conseil des Cinq-Cents dont il venait d'être nommé membre par le collège du département du Liamone (Corse). Napoléon étant parti pour l'expédition d'Égypte, les deux frères entrèrent de nouveau en correspondance.
Le 25 juillet 1798, Napoléon, étant au Caire, eut connaissance par des lettres de Paris des bruits qui couraient sur Joséphine. Il en éprouva un violent chagrin et écrivit à son frère Joseph la lettre ci-dessous qui n'a pas été insérée dans la correspondance de l'empereur et ne l'a été qu'en partie dans les Mémoires du roi Joseph. La voici tout entière:
Tu verras dans les papiers publics le résultat des batailles et la conquête de l'Égypte qui a été assez disputée pour ajouter une feuille à la gloire militaire de cette armée. L'Égypte est le pays le plus riche en blé, riz, légumes, viande, qui existe sur la terre; la barbarie y est à son comble. Il n'y a point d'argent, pas même pour solder les troupes. Je puis être en France dans deux mois.—Je te recommande mes intérêts.—J'ai beaucoup de chagrin domestique, car le voile est entièrement levé. Toi seul me restes sur la terre, ton amitié m'est bien chère, il ne me reste plus pour devenir misanthrope qu'à la perdre et te voir me trahir... C'est une triste position que d'avoir à la fois tous les sentiments pour une même personne dans un seul cœur... Tu m'entends.
Fais en sorte que j'aie une campagne à mon arrivée, soit près de Paris ou en Bourgogne; je compte y passer l'hiver et m'y enfermer, je suis ennuyé de la nature humaine! J'ai besoin de solitude et d'isolement, les grandeurs m'ennuient, le sentiment est desséché. La gloire est fade. À 29 ans, j'ai tout épuisé, il ne me reste plus qu'à devenir bien vraiment égoïste! Je compte garder ma maison, jamais je ne la donnerai à qui que ce soit. Je n'ai plus que de quoi vivre! Adieu, mon unique ami; je n'ai jamais été injuste envers toi! Tu me dois cette justice malgré le désir de mon cœur de l'être... Tu m'entends! Embrasse ta femme, Jérôme.
Au mois d'octobre 1802, Napoléon, qui déjà songeait à faire participer avec lui ses frères aux affaires de l'État, écrivit à Joseph une courte lettre dans laquelle se reflètent ses pensées sur son frère aîné. La voici; elle n'a pas encore été publiée.
J'estime qu'il est utile à l'État et à moi que vous acceptiez la place de chancelier, si le Sénat vous y présente. Je jugerai le cas que je dois faire de votre attachement et de vous, par la conduite que vous tiendrez.
Dans le premier volume des Mémoires du roi Joseph, on trouve un fragment historique que l'ex-roi de Naples et d'Espagne avait écrit pendant son séjour en Amérique. Il comprend la période qui s'écoule de la naissance de Joseph à son arrivée à Naples (1806). À la page 97, il est question de la mort du duc d'Enghien. On a supprimé de ce fragment les lignes suivantes que nous rétablissons:
Ma mère était tout en larmes, et adressait les plus vifs reproches au premier consul qui l'écoutait en silence. Elle lui dit que c'était une action atroce dont il ne pourrait jamais se laver, qu'il avait cédé aux conseils perfides de ses propres ennemis, enchantés de pouvoir ternir l'histoire de sa vie par une page si horrible. Le premier consul se retira dans son cabinet, et peu d'instants après arriva Caulaincourt qui revenait de Strasbourg. Il fut étonné de la douleur de ma mère qui se hâta de lui en apprendre le sujet. À cette fatale nouvelle, Caulaincourt se frappa le front et s'arracha les cheveux en s'écriant: «Ah! pourquoi faut-il que j'aie été mêlé dans cette funeste expédition!»
Vingt ans se sont écoulés depuis cet événement et je me souviens très bien que plusieurs des personnes qui cherchent aujourd'hui à se laver d'y avoir pris part, s'en vantaient alors comme d'une fort belle chose, et approuvaient hautement cet acte. Pour moi, j'en fus très peiné à cause du respect et de l'attachement que je portais au premier consul; il me parut que sa gloire en était flétrie.
Quelques jours après, ma mère me dit qu'elle avait été assez heureuse pour faire parvenir à une dame que le prince affectionnait, son chien et quelques effets qui lui avaient appartenu.
J'arrive maintenant au grand et important événement qui plaça la couronne impériale sur la tête du premier consul; il s'écoula plusieurs mois entre son élection et le couronnement. Pendant ce temps, l'empereur, voulant entourer le trône de toute la dignité et de tout le respect nécessaire au pouvoir monarchique, rétablit l'ancienne étiquette et la fit observer avec soin. Dès ce moment je cessai d'avoir des relations aussi intimes avec lui, et pendant quelque temps je me trouvai par mon grade et par mes fonctions relégué dans le salon d'attente le plus éloigné de ses appartements.
Je n'en murmurai point et je concevais parfaitement que cela dût être ainsi. Mais il ne manqua pas de gens, courtisans ou autres, qui, sous le masque de l'intérêt, blâmèrent cette manière d'être de Napoléon à mon égard.
En 1805, pendant que l'empereur Napoléon combattait les empereurs d'Autriche et de Russie en Allemagne, Joseph, resté à Paris avec pleins pouvoirs de son frère, écrivit le 19 novembre à ce dernier la lettre ci-dessous, omise dans la Correspondance et les Mémoires:
Jérôme est parti hier. J'avais dû lui donner lors de son premier départ, il y a vingt jours, quarante mille francs. J'ai dû lui en procurer soixante mille avant-hier, pour qu'il pût partir. Il lui aurait été impossible sans cette somme de quitter Paris. Si Votre Majesté veut faire donner l'ordre de me rembourser cette somme de cent mille francs, elle me fera plaisir, parce que je ne suis pas dans le cas d'en faire longtemps l'avance à Jérôme. Je suis honteux d'entretenir Votre Majesté d'un si petit détail.
Napoléon trouva fort mauvais ce qu'avait fait Joseph et lui répondit de Schœnbrunn, le 13 décembre 1805, la lettre suivante, également omise:
Mon frère, j'ai lieu d'être surpris que vous ayez tiré des mandats sur un préposé de ma liste civile. Je ne veux rien donner à Jérôme au-delà de sa pension; elle lui est plus que suffisante et plus considérable que celle d'aucun prince de l'Europe. Mon intention bien positive est de le laisser emprisonner pour dettes, si cette pension ne lui suffit pas. Qu'ai-je besoin des folies qu'on fait pour lui à Brest? C'est de la gloire qu'il lui faut et non des honneurs. Il est inconcevable ce que me coûte ce jeune homme pour ne me donner que des désagréments et n'être bon à rien à mon système. Sur ce, je prie Dieu qu'il vous ait en sa sainte et digne garde.
Votre très-affectionné frère.
Joseph, voyant que son frère s'était mépris en partie sur ce qui avait été fait à l'égard de Jérôme, écrivit de Paris le 22 décembre 1805:
Sire, j'ai reçu la lettre de Votre Majesté du 22 frimaire, relativement à Jérôme. V. M. a été induite en erreur, je ne me suis pas permis de tirer des mandats sur aucun des préposés de sa liste civile, seulement j'ai demandé à M. Lemaître, préposé du trésorier, s'il trouvait des inconvénients à avancer à Jérôme quatre mois de sa pension; sur son hésitation, je lui ai dit que si M. Estève le trouvait mal, je ferais remettre cette somme dans sa caisse sur-le-champ. Voilà le fait. V. M. est trop juste pour ne pas voir que je n'ai rien pris sur moi qui pût lui déplaire. Jérôme ne pouvait partir sans argent et mon intendant n'avait pas un sol que je puisse lui donner dans ce moment, au-delà des quarante mille francs que je lui ai donnés précédemment.
Je me suis plaint tout le premier au ministre de la police du journaliste qui avait parlé des honneurs qu'on lui rendait. Sur mon ordre, le ministre a fait défense aux autres journalistes de copier cet article qui effectivement n'a pas été répété depuis.
J'ai fait la même plainte au ministre de la marine qui m'a dit qu'il avait une lettre de Jérôme qui démentait les assertions du journaliste et qu'il était très satisfait de lui[7].
Je suis, etc.
Jusqu'alors aucun différend un peu sérieux ne s'était élevé entre les deux frères. Napoléon écrivait avec quelque rudesse à son aîné, mais toujours en lui montrant une grande affection. Ce fut quelque temps après la création de l'empire et les succès de la campagne de 1805, lorsque la politique fut en jeu, que survint la première mésintelligence sérieuse.
Napoléon, une fois sur le trône, voulut mettre une couronne sur la tête de Joseph et songea à fonder le royaume de Lombardie. L'aîné des Bonaparte, peu ambitieux de sa nature, refusa obstinément, donnant pour prétexte que son frère n'ayant pas d'enfant de son mariage avec Joséphine, il ne voulait pas aliéner ses droits sur la couronne de son propre pays. En vain l'empereur essaya-t-il de le faire revenir sur cette résolution, Joseph s'obstina, et le royaume d'Italie ayant été fondé, le beau-fils de Napoléon, le prince Eugène de Beauharnais, en fut nommé vice-roi par l'empereur. Toutefois, ce n'était qu'une étape dans les vastes projets du conquérant. Immédiatement après la bataille d'Austerlitz et le traité de Presbourg, dès qu'il eut lancé de son camp impérial de Schœnbrunn (27 décembre 1805) le manifeste par lequel il déclarait à la face de l'Europe que les Bourbons de Naples avaient cessé de régner sur cette partie de l'Italie, Napoléon nomma Joseph son lieutenant-général dans le sud de la Péninsule, mit sous ses ordres l'armée française destinée à faire la conquête de ce royaume, bien décidé, une fois que son frère serait à Naples, à mettre la couronne des Deux-Siciles sur sa tête. Il laissa donc d'abord Joseph faire la conquête et entrer à Naples; puis, ce prince ayant demandé à avoir auprès de lui pour les attacher à son service deux personnes qui lui inspiraient une grande confiance, une véritable amitié, les conseillers d'État Miot de Mélito et Rœderer, l'empereur les lui envoya. Avant d'expédier le premier, il le fit venir dans son cabinet et lui dit:
Vous allez partir pour rejoindre mon frère. Vous lui direz que je le ferai roi de Naples, qu'il restera Grand Électeur et que je ne changerai rien à ses rapports avec la France; mais dites-lui bien aussi qu'il ne faut ni hésitation ni incertitude. J'ai dans le secret de mon sein un autre tout nommé pour le remplacer, s'il refuse. Je l'appellerai Napoléon. Il sera mon fils. C'est la conduite de Joseph à Saint-Cloud, son refus d'accepter la couronne de Lombardie, qui m'a fait nommer Eugène mon fils. Je suis résolu à en faire un autre s'il m'y force encore. Tous les sentiments d'affection cèdent maintenant à la raison d'État. Je ne connais pour parents que ceux qui me servent. Ce n'est point au nom de Bonaparte qu'est attachée ma famille, c'est au nom de Napoléon. Je n'ai pas besoin d'une femme pour avoir un héritier. C'est avec ma plume que je fais des enfants[8]. Je ne puis aimer aujourd'hui que ceux que j'estime. Tous ces liens, tous ces rapports d'enfance, il faut que Joseph les oublie; qu'il se fasse estimer; qu'il acquière de la gloire; qu'il se fasse casser une jambe; qu'il ne redoute plus la fatigue; ce n'est qu'en la méprisant qu'on devient quelque chose. Voyez, moi, la campagne que je viens de faire, l'agitation, le mouvement m'ont engraissé. Je crois que si tous les rois de l'Europe se coalisaient contre moi, je gagnerais une panse ridicule.
Je donne à mon frère une bonne occasion. Qu'il gouverne sagement et avec fermeté ses nouveaux États; qu'il se montre digne du trône que je lui donne. Mais, ce n'est rien d'être à Naples où vous le trouverez sans doute arrivé. Je ne crois pas qu'il y ait eu de résistance; il faut conquérir la Sicile. Qu'il pousse cette guerre avec vigueur; qu'il paraisse souvent à la tête de ses troupes; qu'il soit ferme, c'est le seul moyen de s'en faire aimer. Je lui laisserai 14 régiments d'infanterie, 5 brigades de cavalerie, à peu près 40,000 hommes. Qu'il m'entretienne cette partie de mon armée, c'est la seule contribution que je lui demande. Surtout, qu'il empêche X..... de voler. Je veux que ce qu'il fera payer aux peuples du royaume de Naples tourne au profit de mes troupes et ne vienne pas engraisser des fripons. Ce qui a été fait dans les États vénitiens est épouvantable. Ce n'est point une affaire terminée. Qu'il le renvoie donc à la première preuve qu'il aura de malversation.
Quant à Rœderer, je n'ai pas voulu le refuser à mon frère. C'est un homme d'esprit qui pourra lui être utile. Il est déjà assez riche. Que mon frère ne laisse pas déshonorer son caractère.
Vous avez entendu, je ne puis plus avoir de parents dans l'obscurité. Ceux qui ne s'élèveront pas avec moi ne seront plus de ma famille. J'en fais une famille de rois qui se rattacheront à mon système fédératif.
Ce discours familier tenu par Napoléon à l'ami, à l'un des futurs ministres de Joseph, nous paraît résumer la pensée intime de l'empereur et la ligne de conduite qu'il était décidé, dès ce jour, à suivre avec ses frères. Nous allons voir du reste qu'il ne s'en écarta plus.
Les recommandations relatives à X....., l'empereur les adressa à son frère à plusieurs reprises, notamment dans une lettre datée du 2 mars 1806. Dans cette dépêche, un passage supprimé dans les Mémoires du roi Joseph a été rétabli dans la Correspondance de l'empereur (page 146, 12e volume). Le voici: «Soyez inflexible pour les voleurs. X..... est haï de toute l'armée; vous devez bien vous convaincre aujourd'hui que cet homme n'a pas l'élévation nécessaire pour commander des Français.»
L'empereur, dans une autre lettre à Joseph, exigea que ce dernier fit rendre les millions pris dans les États vénitiens. Cette lettre, en date du 12 mars, contient le passage suivant:
«X..... et Solignac ont détourné six millions quatre cent mille francs, il faut qu'ils rendent jusqu'au dernier sou.» En la recevant, Joseph, très-lié avec X....., le fit venir et lui demanda de restituer de bonne grâce les millions qu'il avait détournés. X..... ne paraissait pas disposé à ce sacrifice. «Écoute, lui dit le roi de Naples, prends garde; tu connais mon frère, il te fera fusiller. Si donc tu ne veux pas rendre l'argent, embarque-le avec toi sur le navire américain en ce moment dans le port de Naples et file dans le Nouveau-Monde. Si tu veux rendre, je te promets de te faire donner par l'empereur une partie de ce que tu restitueras.» X..... consentit enfin. Quelque temps après eut lieu la prise de Gaëte. Reynier était fort embarrassé dans les Calabres. Joseph demanda à X..... de s'y porter avec 30 mille hommes. X..... commença par refuser si on ne lui laissait pas la faculté d'agir dans ce pays comme bon lui semblait. En vain Joseph lui promit de lui faire donner par l'empereur lui-même une grosse somme, il voulut rester libre de faire ce qui lui conviendrait.
Cela n'empêchait pas Napoléon de rendre justice au mérite de X.....; aussi écrivait-il au prince Eugène, le 30 avril 1809, après la bataille de Sacile: «X..... a des talents militaires devant lesquels il faut se prosterner. Il faut oublier ses défauts, car tous les hommes en ont, etc.» Mais revenons à Joseph.
Pendant presque tout le règne à Naples du frère aîné de l'empereur, les relations entre les deux souverains furent affectueuses, surtout pendant l'année 1806. De temps à autre, néanmoins, Napoléon lançait dans ses lettres quelques mots de blâme à Joseph. Ainsi, le 24 juin 1806, il lui écrit de Saint-Cloud la lettre ci-dessous, omise dans la Correspondance et aux Mémoires:
J'ai reçu votre lettre du 15 juin. Je vous prie de bien croire que toutes les fois que je critique ce que vous faites, je n'en apprécie pas moins tout ce que vous avez fait[9].
Je vois avec un grand plaisir la confiance que vous avez inspirée à toute la saine partie de la nation.
Je ne sais s'il y a beaucoup de poudre à Ancône et à Civita-Vecchia, mais j'ai ordonné que, s'il y en avait, on vous en envoyât sur-le-champ.
Le roi de Hollande est arrivé à La Haye, il a été reçu avec grand enthousiasme.
Je vous ai déjà écrit pour l'expédition de Sicile qu'il fallait débarquer la première fois en force.
Je vous prie de mettre l'heure de départ de vos lettres, afin que je voie si l'estafette fait son devoir, etc.
La reine Julie n'avait pu encore rejoindre son mari avec ses enfants; le roi l'attendait avec impatience, et l'empereur désirait son départ. Joseph lui écrivit la lettre suivante:
Ma chère Julie, j'ai reçu ta lettre du 11; je sais que ta santé n'est pas bonne, pourquoi t'obstines-tu à aller le dimanche et le lundi aux Tuileries? tu dois rester chez toi et ne t'occuper que du rétablissement de ta santé; tu sais que rien ne lui est plus nuisible que les veilles et la contrariété; reste donc chez toi avec tes filles et ta sœur et tes nièces, amuse-toi avec elles, fais des contes à Zénaïde, à Lolotte et à Oscar[10] et pense que c'est tout ce que tu peux faire de mieux pour elles, pour toi et pour moi, puisque tu rattrapes par là ta santé.
Tout va bien ici, la ville est tranquille, je m'occupe beaucoup des affaires et je vois avec plaisir que ce n'est pas sans succès; je ferai l'expédition de Sicile dès que j'en aurai les moyens, mais tu ne dois avoir aucune inquiétude pour moi. Cela fait, s'il entrait dans les arrangements de l'empereur de marier Zénaïde ou Charlotte avec Napoléon[11] au lieu d'un étranger, je m'estimerai heureux si, par l'adoption de notre neveu, l'empereur réunissait sur lui seul toutes ses affections, sans que mon honneur en fût blessé; je demanderai d'être, moi, l'organe de sa volonté au Sénat; par ce moyen je reviendrai vivre avec toi à Mortefontaine, et je m'arracherai, avec plaisir, à cette vie que je ne mène que pour obéir à l'empereur, soit qu'il me voulût à la tête d'une armée, soit que s'y mettant lui-même, il me laissât le soin d'être l'organe de sa volonté à Paris comme il l'a déjà fait une fois. Je crois que l'intérêt de toute la famille, de l'empereur surtout, qui reste seul exposé aux complots ennemis, toutes ces affections de mon cœur se trouveraient réunies dans ce projet.
Il est plus que probable que nous n'aurons pas de garçons; d'après cela, qu'y a-t-il de plus glorieux pour moi que de centraliser avec l'empereur toutes nos affections sur le même enfant qui devient aussi le mien? Je crois que tu pourrais en dire deux mots à l'empereur, s'il t'en offre l'occasion.
Je le répète, il ne doit pas rester seul à Paris, la Providence m'a fait exprès pour lui servir de sauvegarde, aimant le repos, pouvant supporter l'activité, méprisant les grandeurs et pouvant porter leur fardeau avec succès; quelles que soient les brouilleries qui ont existé entre l'empereur et moi, il est vrai de dire, ma chère amie, que c'est encore l'homme du monde que j'aime le mieux. Je ne sais pas si un climat, des rivages en tout semblables à ceux que j'ai habités avec lui m'ont rendu toute ma première âme pour l'ami de mon enfance, mais il est vrai de dire que je me surprends pleurant mes affections de 20 ans comme celles de quelques mois; si tu ne peux pas venir tout de suite, envoie-moi Zénaïde; je donnerais tous les empires du monde pour une caresse de ma grande Zénaïde et une caresse de ma petite Lolotte; quant à toi, tu sais bien que je t'aime comme leur mère et comme j'aime ma femme; si je puis réunir une famille dispersée et vivre dans le sein de la mienne, je serai content et je m'adonne à remplir toutes les missions que l'empereur me donnera, comme général, gouverneur, pourvu qu'elles soient temporaires, et que je conserve l'espoir de mourir dans un pays où j'ai toujours voulu vivre.
Je ne sais pas pourquoi je n'écris pas ceci à l'empereur, mais ce sera la même chose si tu lui donnes cette lettre à lire, et je ne vois pas pourquoi je ne lui donnerais pas mon âme à voir tout comme à toi-même.
Le 28 juillet 1806, Napoléon, dans une autre lettre, reproche au roi Joseph sa trop grande douceur et termine par cette phrase: «Ce serait vous affliger inutilement que de vous dire tout ce que je pense.» Et un post-scriptum: «Au milieu de tout cela, portez-vous bien, c'est le principal.»
Le 9 août, Napoléon dit à son frère, au milieu d'une longue lettre: «Votre correspondance est régulière mais insignifiante.» Le 12 novembre 1806, ayant appris que Joseph montrait quelquefois ses lettres à ses amis, il termine celle qu'il lui écrit ce jour-là de la manière suivante: «Peut-être ai-je tort de vous dire cela, mais si vous montrez mes lettres pour des choses indifférentes, j'espère que celle-ci sera oubliée par vous, immédiatement après que vous l'aurez lue.»
L'idée favorite de Napoléon était d'imposer à l'Europe un système fédératif de rois pris dans sa famille. Il avait placé successivement Joseph sur le trône de Naples, Louis sur le trône de Hollande, Jérôme sur celui de Westphalie. Roi d'Italie, il avait fait son beau-fils, Eugène de Beauharnais, vice-roi. Un seul de ses frères, Lucien, persistait à se montrer rebelle à l'attrait du pouvoir suprême, préférant au sceptre une vie de famille douce et paisible. Depuis 1803, il vivait à Rome dans une sorte d'exil, marié à une femme qui lui convenait, mais que Napoléon ne voulait pas reconnaître pour sa belle-sœur. Un mot sur l'existence de Lucien jusqu'à son entrevue avec l'empereur à Mantoue, en 1807.
Lucien était né à Ajaccio le 21 mars 1775. Obligé de se réfugier en France par suite de la proscription que Paoli avait fait prononcer contre la famille Bonaparte, Lucien, dont la mère était complètement ruinée, sollicita et obtint un emploi dans l'administration des subsistances de l'armée des Alpes-Maritimes, et, peu de temps après, la place de garde-magasin des subsistances militaires de Saint-Maximin, dans le département du Var. Reçu membre et bientôt élu président de la Société populaire de cette ville, Lucien épousa Mlle Christine Boyer, qui appartenait à une famille peu aisée mais très honorable du pays. Nommé à la fin de 1795 commissaire des guerres, il fut envoyé deux ans et demi après, par le département de Liamone, au Conseil des Cinq-Cents en qualité de député de la Corse.
Lucien n'avait alors que vingt-trois ans: l'âge légal exigé par la Constitution était vingt-cinq ans; mais la commission chargée de la vérification des pouvoirs, soit par sympathie pour le nouveau membre, soit par considération pour le général Bonaparte qui venait de conquérir l'Italie, passa sur l'illégalité de sa nomination.
Lucien était né orateur: quelques jours lui suffirent pour faire apprécier la puissance de sa parole. Il combattit avec force et succès le Directoire, et ne cessa de signaler à la France les conséquences inévitables des violations journalières faites à la Constitution. Ce fut lui qui fit accorder des secours aux veuves et aux enfants des soldats morts sur le champ de bataille, qui fit repousser l'impôt que le gouvernement voulait établir sur le sel et sur les denrées de première nécessité, et qui décida le Conseil, le 22 septembre 1798, à renouveler son serment de fidélité à la Constitution de l'an III. Convaincu qu'il sauvait la République en arrachant le pouvoir aux hommes du Directoire, Lucien, qui venait d'être porté à la présidence des Cinq-Cents, seconda de toutes ses forces le projet de son frère Napoléon. Ce fut lui qui décida, par l'énergie de son caractère et la puissance de sa parole, le succès des journées du 18 et du 19 brumaire. Nommé membre du Tribunat, institué par la constitution consulaire, et peu de temps après ministre de l'intérieur en remplacement de Laplace, Lucien déploya dans cette nouvelle position toutes les ressources de son esprit, et marqua son ministère par plusieurs actes importants. Ce fut sous son administration que les préfectures furent définitivement organisées et que les arts et les sciences, négligés par le gouvernement directorial, attirèrent de nouveau l'attention et la sollicitude du pouvoir. Envoyé en Espagne, en qualité d'ambassadeur extraordinaire de la République, il décida Charles IV à s'allier étroitement à la France, força le Portugal à signer, le 29 novembre 1801, le traité de Badajoz, conclut avec les deux pays plusieurs conventions très avantageuses à la France, et prit enfin une part importante à la création du royaume d'Étrurie et à la cession faite à la France des duchés de Parme, de Plaisance et de Guastalla.
Rentré en France au commencement de 1802, Lucien fut chargé par son frère de présenter le Concordat à la sanction du Tribunat; il prononça, à cette occasion, un discours remarquable, dont la sagesse et la modération furent louées par tout le monde. Le 18 mai suivant, il fit adopter le projet d'institution de la Légion d'honneur; son discours, plein de vues supérieures, obtint les applaudissements de toute l'assemblée. Lucien fut nommé grand officier et membre du grand conseil d'administration de l'ordre et enfin membre du Sénat. Peu de temps après, l'Institut national, réorganisé sous ses auspices par décret du 3 février 1803, l'élisait membre de la classe des langues et de la littérature.
Lucien aimait réellement la République; il y voyait le salut de la France et le seul gouvernement compatible avec les circonstances. Ses vues différaient de celles du premier consul, et plus d'une fois cette différence avait provoqué de violentes discussions entre les deux frères. Également tenaces, également convaincus de la supériorité de leurs idées, Napoléon et Lucien défendirent leurs opinions politiques avec la même force; et, comme on devait le prévoir, n'ayant pu se convaincre mutuellement, ils se brouillèrent. Une affaire de famille acheva de séparer les deux frères. Lucien avait perdu sa femme, à peine âgée de vingt-six ans. Il voulait épouser Mme Alexandrine de Bleschamp, alors une des femmes les plus belles et les plus spirituelles de Paris, veuve de M. Jouberthon, mort à Saint-Domingue où il avait suivi l'expédition du général Leclerc. Le premier consul, soit qu'il prévît les grandes destinées réservées à ses frères et sœurs, soit qu'il eût des vues secrètes pour Lucien, voulut s'opposer au mariage de son puîné; mais Lucien épousa malgré lui la femme qu'il avait choisie. La rupture fut alors complète entre les deux frères. Lucien quitta la France au mois d'avril 1804, et alla se fixer à Rome, où il fut accueilli avec la plus haute bienveillance par le vénérable Pie VII.
L'empereur cependant n'avait pas renoncé à faire rentrer dans son système le seul de ses frères qui s'obstinât à ne pas s'y associer. Il fit faire officieusement par Joseph des avances à Lucien, lorsqu'à la fin de 1807, il se rendit lui-même à Milan pour ceindre la couronne de fer. Joseph, ayant vu Lucien à Modène, écrivit de cette ville à l'empereur, le 11 décembre 1807: