Читать книгу Un coin du salon - Alphonse Brot - Страница 10
II.
ОглавлениеLe lendemain Mozart se leva de très-grand matin; il se sentit mieux; le ciel était beau à voir, l’air doux à respirer, il sortit; et comme si une pensée importune le poursuivait, il s’égara au loin dans la campagne. Ce fut vainement; toujours la pensée infernale le stimulait, l’aiguillonnait, se mêlait à ses pensées de joie, comme le calice d’amertume aux coupes d’ambroisie.
Le présent le tuait.
Il rejeta les yeux sur son enfance regrettée long-temps.
Heureux don que le ciel a fait à l’homme en lui donnant la mémoire de ce qu’il fut autrefois, en lui permettant de se replier sur son existence première, de recommencer le trajet d’une vie oubliée et interrompue par une autre vie et d’autres sensations, de revivre enfin dans le passé qu’on avait cru mort!
Et Mozart se rappela tous ses bonheurs d’enfant, ses voyages à Vienne auprès de l’empereur François Ier; sa présentation, à huit ans, à la cour de Versailles; l’accueil gracieux du roi d’Angleterre, Georges III; ses triomphes en Italie!
Ici s’arrêtèrent tout à coup ses souvenirs, son front se rembrunit, son corps frissonna: c’est qu’en Italie il y avait une ville féconde pour lui en événemens bienheureux et funestes.
Cette ville était Rome, Rome où vingt ans avant il entendait l e Miserere d’Allegri; Rome où il avait rencontré un homme qui lui jetait des sarcasmes et des malédictions au visage.
Cet homme s’était présenté de nouveau à ses yeux, il l’avait revu la veille. Et la veille, cet étranger, cet inconnu, ce démon lui avait commandé de mettre en musique le Requiem des morts!
Bizarre accouplement: cet étranger se rattachait à toutes ses joies d’enfance, à toutes ses superstitions d’homme!
Entraîné par ses rêveries et ses souvenirs, Mozart avait marché sans donner aucune attention au chemin et à sa fatigue; aussi, après quatre heures de marche, il rentra chez lui pâle et exténué.
C’est que, pour l’artiste qui n’a de patrie que sa chambre, de joie que ses amis, de ciel que ce qu’il peut en apercevoir à travers les vitraux de sa fenêtre, quatre heures de marche sont une course immense.
En apercevant sa figure défaite et ses yeux ternes, sa femme jeta un cri; mais, sur un geste d’impatience de Mozart, elle se retira en essuyant une larme furtive.
Mozart avait vu cette larme, et cependant il ne rappela point sa femme.
Que lui aurait-il dit qui n’ait point de nouveau arraché des pleurs à celle qui l’aimait plus que la vie, autant que Dieu?
Rentré dans son appartement, Mozart se sentit très-faible. Il se mit au lit, la fièvre le consumait: tant de secousses successives avaient altéré violemment sa santé languissante depuis trois mois! Il essaya de trouver le sommeil, cet oubli de la vie; mais le sommeil s’était retiré de ses yeux, et il médita, la tête appuyée sur des coussins.
Pendant une heure qu’il demeura de la sorte, la mort et l’existence se disputaient chacun de ses mouvemens, chacune de ses sensations, chacun de ses soupirs.
Par momens son visage se revêtait d’une pâleur de cadavre, et l’instant d’après redevenait rose.
Le sang alors reprenait sa libre circulation.
Ce fut dans un de ces accès bienfaisans que Mozart, dégageant son bras du lit, attira près de lui sa table de travail, où gîsaient pêle-mêle ses papiers et ses compositions.
Il jeta sur les uns et les autres un regard qui aurait pu ressembler à un adieu; puis il saisit avec une joie d’enfant un manuscrit, il le parcourut en tressaillant.
C’était sa première œuvre, le premier élan de son génie, sa première page musicale.
Mithridate composé à quinze ans.
Et il le rejeta en soupirant.
Mithridate était pour lui si plein de chers ressouvenirs!
Il s’empara d’un second cahier, sur la première feuille on lisait:
Die entführung ans dem serail. Il avait fait représenter cet opéra en1782, à vingt-six ans.
Il le quitta pour parcourir quelques morceaux de prédilection delle Nozze di Figaro, joué en1786; et son œil étincela, et l’on eût dit en ce moment qu’il lançait des éclairs de génie.
Mozart replaça ce manuscrit avec les autres...
Il semblait préoccupé.
–Don Giovanne! Don Giovanne! sécria-t-il quelques instans plus tard; et sa voix était forte et retentissante alors...
Il aperçut don Juan, ce chef-d’œuvre de musique et de science, relégué dans un coin de carton.
Oh! comme son ame de musicien se réveilla puissamment! comme il saisit avec transport les misérables feuilles de papier qui renfermaient un ineffaçable monument de sa gloire terrestre, son droit incontestable au souvenir des hommes, son blason d’immortalité chez les siècles futurs!...
Comme il l’étreignit avec transport! comme il l’approcha frénétiquement de ses lèvres décolorées!
–Don Giovanne! murmura-t-il, tu seras donc l’héritage que je léguerai à Saltzbourg, car chaque homme qui s’est placé, pendant sa frêle existence, au-dessus des autres hommes, doit laisser pour adieu, au sol qui l’a vu naître, au pays qui a reçu ses premiers baisers, une portion de son ame.... Saltzbourg, ma belle patrie, tu m’as donné, avec l’aide de Dieu et de ma mère, une ame, la voici... Elle a passé dans cet ouvrage; je la lui ai toute communiquée..... Saltzbourg, ma ville natale, j’espérais que Don Giovanne ne serait qu’un fleuron de ma couronne de musicien... hélas! je n’ai pas eu le temps de lui en attacher d’autres... ma couronne s’est brisée prématurément! Qu’importe! puisque Dieu l’a décidé! seulement ne rejette pas ce qu’un de tes humbles enfans te laisse.–J’aurais voulu le construire une impérissable renommée; j’aurais voulu que le voyageur, en passant devant tes hautes murailles et tes clochers, se découvrit, en disant: C’est là qu’est Saltzbourg!... Je n’ai pas eu le temps, ma pauvre patrié, de t’illustrer comme je le souhaitais ardemment, comme je l’avais rêvé, comme je l’aurais fait! Le souffle de la mort me glace, chaque heure m’éloigne de la vie de ce monde, me rapproche de la vie éternelle! Saltzbourg! Saltzbourg! souviens-toi d’Amédée Mozart... prononce quelquefois encore son nom quand les autres villes l’auront oublié... Adieu, adieu.
Et Don Juan tomba des mains de Mozart...
Une heure après, le compositeur, malgré sa faiblesse, se redressait impérieusement sur son lit.
Don Giovanne! s’écriait-il, ne te glorifie pas d’être le seul résumé de ma puissance et de mon ame... Don Giovanne, tu rougiras devant les siècles qui viendront, car tu ne seras pas sans rival.
Tu as sans doute pensé que tout était mort en moi, que toute force m’était ravie, toute inspiration enlevée.
Et d’un bras fort Mozart rapprocha la table, saisit avidement papiers et plumes.
A cette crise violente succéda un silence presque effrayant.
Mozart écrivait, écrivait...
Sa main courait sur le papier...
L’éclair ne sillonne pas plus vite l’air, le coursier ne franchit pas avec plus de rapidité l’espace…
Il écrivait: et à chaque sensation de son cœur, sensation de joie, de chagrin, de religion ou d’extase, son visage l’exprimait.
–Don Giovanne, misérable, s’écria-t-il encore, te voilà à terre, et mon œuvre nouvelle te domine de toute sa hauteur; Giovanne, rampe éternellement, reste dans la poussière, un autre t’a dépassé!
Et sa voix était devenue sonore.
Sa femme inquiète arriva.
Elle fut épouvantée de le trouver pâle, les yeux hagards, les joues caves et amaigries, les cheveux en désordre, le bras tendu et menaçant, le corps sorti du lit.
–Amédée! Amédée! lui dit-elle... est-ce ainsi que je te revois?
–Laissez-moi, laissez-moi, lui cria Mozart; je vous dis qu’il est anéanti, que sa gloire a passé, que je l’avais élevé, moi, qu’ensuite je l’ai nivelé au sol qu’il occupe maintenant.
–Mon ami, ta tête est tout en feu; par pitié pour moi qui suis ta femme, par tendresse pour ton fils, par amour pour toi, reviens à la raison.
–Tiens, tiens, vois-tu, continua Mozart en jetant sur la table la musique qu’il venait d’écrire, tiens, voici qui dépasse Don Giovanne. Commandeur de Pierre, commandeur de Pierre! engloutis-le pour la dernière fois dans les gouffres infernaux.
L’accès avait été trop violent: Mozart retomba lourdement sur son lit, les yeux éteints, la bouche entr’ouverte, sans respiration, sans battement de cœur.
Tant d’émotions venaient de suspendre en lui les sources de l’existence, et une sueur abondante ruisselait de son front sur ses joues; sa femme essuya cette sueur et resta près de lui plusieurs heures que dura cet état d’atonie; alors elle le quitta, emportant le manuscrit nouveau: la première partition du Requiem!
Après une nuit d’un sommeil pénible et rempli de visions, Mozart s’éveilla.
Il jeta autour de lui un regard indécis, et parut étonné d’être dans son lit et malade.
Un médecin écrivait à son chevet.
–Monsieur, lui dit-il, expliquez-moi ce que signifie tout cela.
–Portez la main à votre front, lui répondit le docteur.
Il porta la main à son front.
–Il brûle, murmura-t-il.
Portez maintenant la main à votre cœur, lui dit encore le médecin.
Il la porta à son cœur.
–Il bat bien faiblement.
–Si vous tenez à la vie, à votre gloire, à votre femme, ne travaillez pas; le travail vous a usé avant l’âge, le travail vous tuerait.
–S’il le faut, monsieur, je me résignerai.
Le médecin se retira, promettant de revenir. Quand le malade fut seul, il se souleva lentement, et d’une main presque égarée chercha sa composition du jour, le fatal Requiem ^ mais Il ne le trouva point.
Alors il appela sa femme.
–Madame, lui dit-il, une seule grâce: si vous tenez à moi, si vous tenez à ma réputation, rendez-moi...
–Jamais, jamais, interrompit sa femme.
–Jamais! répéta le malade, mais vous ne savez donc pas ce que vous me refusez?
–Je vous empêche de mourir.
–On vous a trompée: ce qui me fera mourir, c’est de me refuser ce que je demande. Tant que je n’aurai pas devant moi cette œuvre commencée, tant que je ne pourrai l’achever, mon front brûlera comme il brûle en ce moment; toujours mes pensées se reportent vers lui, toujours ce chant vibre dans mon cœur. Vous dites qu’il doit être mon chant de mort; moi aussi je le crois depuis la visite de cet homme funeste. Qu’importe! rendez-le-moi encore; l’avenir au moins se souviendra de moi, il se rappellera que je l’ai composé sur mon lit d’agonie, il se rappellera que je n’ai point voulu qu’un autre se chargeât de l’hymne de mes funérailles.
Sa pauvre femme sanglotait.
Il lui prit la main.–Rendez-moi mon œuvre, lui dit-il, rendez-la-moi. Dans quelques heures je l’aurai terminée; alors je ferai ce qu’ordonnera le médecin, ce qu’exigera mon état de malade, ce qu’exigera votre amour.
Sa femme n’eut pas le courage de résister, et alla chercher le manuscrit.
Mozart le saisit avec joie, et fit signe à sa femme de sortir.
Tout ce qu’il avait rêvé de musique et de génie pendant sa courte existence, tout ce qu’il aurait écrit plus tard, bouillonnait, s’entrechoquait en ce moment dans sa tête.
Il se mit de nouveau à l’ouvrage; mais sa main faible et tremblante ne pouvait marcher aussi rapidement sur le papier que les pensées dans son ame... Il rejeta à plusieurs reprises et avec colère son œuvre.
Puis il la reprit; puis il continua.
Il en était à la dernière partition lorsque Glück et Haydn entrèrent.
Et ils laissèrent échapper une clameur de pitié et de surprise. Us l’avaient vu encore la veille, ils l’avaient quitté la veille, faible seulement.
Et dans ce moment funeste il leur apparaissait le teint livide, le regard icertain; il leur apparaissait comme un fantôme, comme une vision, ce qu’il était réellement enfin, un homme écrivant lui-même l’épitaphe de son tombeau.
–Mes amis... murmura Mozart...
Il voulut continuer, la voix lui manqua; il leur fit signe de ne pas interrompre son travail, et il reprit la plume.
Glück et Haydn gardèrent le silence.
Ils se trouvaient en face d’un mort, ils respectaient sa suprême volonté!
Mozart notait le dernier verset.
Et voilà qu’un autre entre encore: c’était l’étranger du Vatican! c’était l’étranger de la veille! Il venait chercher son Requiem.
Glück et Haydn tressaillirent involontairement et voulurent l’empêcher d’approcher.
Mais c’était inutile.
Près de paraître devant le trône de Dieu, quel homme criminel ou superstitieux a peur d’un homme?’
Mozart continuait d’écrire.
L’étranger le regardait froidement.
–Monsieur, lui dit enfin le compositeur, voici ce que vous avez exigé de moi, vous m’avez payé avec de l’or, moi, je vous donne mon existence en échange de cet or.
L’étranger prit le manuscrit, le renferma dans son portefeuille et sortit.
–Glück, Haydn, dit alors le malade, maintenant je me sens mieux, je suis débarrassé du démon qui m’obsédait; croyez-moi, ne vous affligez point de mon état, j’ai de longs jours encore à demeurer sur cette terre, au milieu de vous, près de mon fils, de ma femme, et de tous ceux pour qui j’aime la vie; non, mes amis, le malade ne s’éteindra pas à trente-cinq ans comme votre amitié le redoute.
Et il leur tendit la main en signe d’espérance.
Le soir Mozart se trouvait mieux; la fièvre l’avait quitté, il parlait de ses travaux futurs, d’un bonheur qui n’aurait pas de fin.
Le médecin vint alors.
Il se plaignit hautement qu’on eût laissé travailler son malade.
Le lendemain, 5septembre1791, les rideaux du lit de Mozart étaient fermés.
Glück, Haydn et sa femme pleuraient; des cierges illuminaient la chambre.
Un moine récitait à voix basse les prières des trépassés.–