Читать книгу Un coin du salon - Alphonse Brot - Страница 3
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Quatre heures du matin venaient de sonner à Venise, et toute la ville sommeillait si profondément qu’on l’eût crue morte; et la lumière des réverbères se découpait si pâle sur les maisons environnantes qu’on l’eût prise pour les reflets de cierges funèbres autour d’un immense catafalque. La Venise du jour aurait renié cette Venise de la nuit peuplée alors d’édifices muets, de rues désertes, de pavés sans retentissemens; cette Venise, squelette dérisoire d’une grande cité.
Le vent des lagunes soufflait: l’air était glacé, l’on touchait au solstice hiver; et le ciel, qui toute la journée avait resplendi comme au retour du printemps, depuis quelques heures s’assombrissait de telle sorte qu’on ne pouvait rien distinguer à dix pas; enfin c’était une de ces nuits qu’un banditto dans ses prières demande à Dieu; une de ces nuits où plus d’un angle de rue reçoit avant la rosée d’en haut une rosée de sang, où plus d’un bras frappe, où plus d’une haine s’éteint, où plus d’une ame s’en va.
C’était une nuit de calme et de crime, de bonheur et de désespoir.
Une nuit enfin qu’on souhaiterait vainement en France, et qui en Italie se renouvelle à chaque coucher du soleil, parce qu’elle est une portion de l’ame italienne, parce que là on se tue comme on s’aime ailleurs, frénétiquement et sans remords.
Un bruit lointain se fit entendre.
Etranger, qui parcours sans manteau et sans poignard les rues désertes de Venise, prends garde à toi? N’as-tu pas aujourd’hui, hier, voilà huit jours, voilà un mois, regardé avec amour une femme d’Italie? Alors prends garde à toi, change de chemin, et porte la main sur ton cœur afin de ne pas mourir du coup et sans vengeance!
Un rayon de lumière s’échappe de l’angle d’une rue.
Etranger, Etranger, ce sont les yeux de ton assassin qui rayonnent ainsi. Devine sa haine, quand la jalousie arrache de telles flammes à ses prunelles!
Etranger, retourne sur tes pas: la peur devient prudence en Italie; l’assassinat s’y appelle bien à voix haute vertu!
L’étranger continue, et nul poignard n’a fouillé sa poitrine, et nulle main ne s’est trempée dans son sang!
Le bruit lointain approche, il redouble, il grossit; ce n’est plus un bruit, c’est une voix; ce n’est plus une voix, ce sont des clameurs; ce ne sont plus des clameurs, mais des cris sans fin, puis des éclats de rire.
Vénitiens, n’ouvrez pas vos portes; ne laissez pas entrevoir le visage de vos femmes si elles sont belles, car le seuil de votre maison serait dépassé, car votre honneur demain se nommerait infamie!...
Plusieurs fenêtres sont entr’ouvertes.
A travers des rideaux de gaze apparaissent par intervalles quelques charmantes figures, quelques épaules ravissantes, quelques contours délicieux; puis on agite des écharpes blanches, messagères d’amour partout ailleurs; à Venise, signe de prostitution!...
Les jeunes gens approchent, tous grands, tous beaux; ils reviennent d’un bal, d’une orgie chez la comtesse Alfieri, perle de Venise et de Florence, qui le soir se passionne et le lendemain renie son amour.
Enivrés du bruit des chants, du retentissement de l’or, du parfum des femmes, de l’ambroisie des vins, ils quittèrent à quatre heures son palais, et l’orgie maintenant a confondu tous ces hommes aux diverses organisations: le capitaine qui ne rêve que batailles et vit du présent; l’artiste qui use ses jours et vit dans l’avenir; le gentilhomme qui croit vivre et ne vit pas! Tous ces hommes se sont donné la main, et ils n’ont pas compris que leur amitié d’une nuit était une dérision humaine!
Et à quatre heures du matin ils réveillaient les rues silencieuses de Venise!
Les uns, gorgés d’or, la figure pâle d’intempérance, appuyaient leur faiblesse sur ceux de leurs compagnons que l’orgie avait respectés, et un flux de paroles immondes s’élançait de leurs poitrines; ils causaient de femmes et d’amour.
Bizarre conversation qui rapprochait le beau du hideux, l’ame de la matière!...
Et tous étaient heureux sans arrière-pensée, comme si le lendemain ne devait pas arriver, et avec lui les convulsions de la veille.
Ils longeaient alors les croisées de quelques courtisanes; d’engageans propos, de séductrices paroles les arrêtèrent.
–Eh! par Satan mon patron! n’est ce pas la Syrène que j’aperçois à cette fenêtre?
–C’est elle, mon gentilhomme, murmura une voix suave, c’est elle.
–Mon ange, apporte un flambeau, afin que je m’assure de la réalité de ton apparition.
Et la Syrène apporta un flambeau.
–Toujours cette pâleur qui m’a enivré huit jours entiers? Toujours cette indolence de regards qui m’a fait regretter de ne plus t’aimer? Toujours cet enchantement dans ta personne qui m’a révélé que tu n’étais pas une femme ordinaire, qu’on te réservait une place à la gauche d’un roi!
Et un autre parlait ainsi:
–C’est toi, Diana la coquette, c’est toi Oses-tu bien demeurer encore à Venise, quand un mandat signé par le duc mon oncle t’en a ignominieusement expulsée? Dis-moi au moins les noms des gentilshommes que ta coquetterie a ruinés; dis-moi quel. Vénitien a été aux galères ou s’est fait pendre pour toi, afin que je me rie de ces niais comme on a ri de moi...
–Mon gentil cavalier, je n’ai ruiné personne depuis votre seigneurie; je ne ruine que les gens que j’aime, et je vous aime toujours...
–C’est-à-dire que tu voudrais me ruiner encore?
–Non: vous aimer, voilà tout.
D’autres cavaliers et quelques dames passèrent alors.
–La comtesse Héléna, murmura une voix...
–La comtesse Héléna! répéta un jeune homme. Compagnons, prêtez-moi assistance; arrêtez ces gentilshommes, arrêtez-les, vous dis-je! car, sur mon ame! parmi eux il y a deux personnes, une femme que j’aime, un homme que je hais. Compagnons, j’ai soupiré deux mois pour la dame, j’ai insulté deux mois son cavalier! il est temps que justice se fasse: j’ai trop d’amour et de haine dans le cœur; que l’un des deux en sorte! Ah! compagnons, si vous portez quelque intérêt à celui qui s’est enivré avec vous, qui a souri à vos propos joyeux, qui a trouvé charmantes toutes vos maîtresses, prêtez-moi assistance!...
–Oui, oui, seigneur Mario!
Tous alors prirent le haut du pavé et barrèrent la rue.
Un homme s’élança du groupe qui approchait.
Tout à coup une clameur s’entendit.
Le jeune cavalier se tordait à terre; il avait été frappé à la poitrine d’un coup de stylet, et le sang ruisselait de sa blessure.
–J’étouffe! j’étouffe! murmura-t-il: ah! mourir sans vengeance, c’est horrible!...
Il se souleva avec effort, puis jeta autour de lui un regard effaré, et désignant du doigt la comtesse Héléna:–Ami, dit-il à un de ceux qui l’environnaient, ami, je vous lègue cette femme si vous tuez mon meurtrier.
–Et j’accepte ce legs, répondit un cavalier légèrement boiteux, à la taille moyenne, à la voix brève, aux yeux de feu.
Mario tendit la main à son bizarre vengeur, et mourut.
Quelques secondes plus tard, l’autre était près de l’assassin.
–Monsieur, lui dit-il, nous nous reverrons.
L’assassin ne put soutenir le regard de celui qui lui parlait ainsi; à peine eut-il la force de lui répondre:
–Votre nom, monsieur; je me nomme Félippini, et je suis duc.
–Mon nom? je me nomme Byron, et je suis poète.
–A demain donc, monsieur, murmura le duc.
–A demain, murmura aussi la comtesse Héléna, en serrant, pour la seconde fois depuis un mois, la main de l’étranger.