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III.

Quelques jours après, un homme traversait à six heures du matin la place Saint-Marc; il était vêtu de brun et recouvert d’un vaste manteau. La démarche de cet étranger faisait pressentir la dignité de son origine; son visage pâle portait ce caractère qui étonne sans que l’on sache pourquoi, et qui force au respect, comme si un homme en dehors des autres hommes avait empreint sur le front ce qu’il doit léguer de génie à son nom, d’immortalité à son siècle.

Il marchait, et comme le givre tombait abondamment, ce n’était que par intervalle que l’étranger se découvrait: ses cheveux noirs et rares garnissaient à peine ses tempes amaigries; ses grands yeux fixes dans leurs orbites resplendissaient encore; mais un cercle noir trahissait la jeunesse tumultueuse de cet homme, l’abus des passions et l’abus du travail.

Sa bouche et ses lèvres amincies révélaient un amer sarcasme, une profonde dérision de l’humanité.

Et cet homme était celui qui avait accepté comme un legs la vengeance du jeune cavalier mourant.

Cet homme c’était Byron, depuis un mois citoyen de Venise et futur soldat de Salamine et d’Athènes.

Cet homme c’était Byron, qui fuyait sans regrets sa patrie, abandonnait sa femme; c’était Byron, homme-démon, poète incarné, qui allait retremper sous d’autres cieux son âme, volcan éternel!

Byron, qui, blasé d’orgies, saturé de femmes, près de mourir en Angleterre, s’exilait de son château natal afin de trouver de nouvelles sensations sous un nouveau climat, afin de se recréer lui-même comme un Dieu!

Byron courant le monde et les aventures, approfondissant et dédaignant toutes choses, foulant aux pieds la poussière de Waterloo et lui demandant le capitaine corse qui avait long-temps serré le monde sur sa poitrine... et que le monde avait étouffé!..

Byron écrivant son Don Juan, et sous un nom supposé se léguant à l’avenir!...

Un hôtel s’adossait à la place Saint-Marc; le poète s’arrêta à la porte de cet hôtel, monta, et fut bientôt dans l’ appartement de la comtesse Héléna.

O vous, qui que vous soyez, qui avez couru le monde et laissé des regrets de femmes dans toutes ses contrées; vous qui avez aimé la bayadère d’Orient, idolâtré l’Anglaise indolente et l’Espagnole passionnée, ne me parlez pas de toutes ces femmes, car la Vénitienne vaut mieux cent fois qu’elles.

L’appartement d’Héléna offrait ce que le poète cherche vainement, ce que l’ame désire, ce qui ferait mourir l’ame si elle était mortelle.

Tout respirait la volupté dans ce boudoir, les peintures suaves de Perdenone, les naïves sculptures de Villetri, les parfums qui jaillissaient d’une cassolette d’or.

En entrant, on se disait: C’est là qu’est l’extase de l’amour, c’est là qu’est l’Eden.

Les croisées étaient environnées dedraperies bleu-ciel, et sous ces draperies l’œil entrevoyait des gazes, et sous ces gazes des vitraux barriolés. Une lumière s’échappait d’une lampe suspendue à la voûte, et cette lumière resplendissait pure comme un souvenir de jeune fille. De soyeuses ottomanes tapissaient la chambre, et leur mollesse faisait rêver le plaisir: tout était entraînant.

Sur un lit dont l’acajou se cachait sous d’immenses rideaux, reposait une femme belle de sa jeunesse, belle de sa fraîcheur, belle de sa beauté! Elle reposait, mais si négligemment, mais si voluptueusement, qu’on eût pu deviner ses pensées; sa bouche, ses regards, sa pose, tout trahissait l’amour dont cette femme était brûlée.

Elle semblait ravissante ainsi placée sur son lit, la tête appuyée sur des coussins, les bras nonchalans et chargés de langueur!... Et de légers soupirs s’élançaient par intervalles de sa poitrine, sa bouche murmurait de ravissantes paroles d’amour, son sein se gonflait.

Était-ce là du bonheur, ou seulement l’espérance du bonheur?

Au moment où lord Byron entra, l’ange des songes avait détaché doucement l’ame d Héléna de son beau corps pour la transporter aux régions célestes.

Elle rêvait de lui, lui qui était si près d’elle!...

Byron tressaillit involontairement; la comtesse s’éveilla.

Une femme autre qu’Héléna se fût épouvantée de se voir ainsi surprise, elle n’en éprouva qu’une agréable sensation; elle était si éblouissante de beauté, on le lui avait répété tant de fois, elle le savait si bien!... Elle ne se déplaça donc pas; ses cheveux inondaient ses épaules, elle ne rattacha point ses cheveux; ses épaules étaient blanches à faire honte au cou d’un cygne, elle ne recouvrit pas ses épaules...

Cette femme était belle, elle voulait qu’on analysât sa beauté; elle aimait, elle voulait qu’on jugeât de son amour par le sacrifice de sa pudeur!

–Monsieur, dit-elle, tournant sur Byron un délicieux regard, monsieur, je ne vous attendais plus, et cependant je ressentais le besoin de vous revoir, de vous parler encore.

–Et moi, signora, je viens vous faire mes adieux.

–Vos adieux? mylord, vous partez donc?

–Oui, madame, je ne suis en Italie que depuis un mois, et déjà l’Italie me pèse; il me faut maintenant d’autres climats, d’autres sensations peut-être....

–Quoi, vous quittez Venise! Quoi, vous me quittez, moi?...

–Oui, madame, j’abandonne l’Italie dans huit jours, et je vous l’annonce aujourd’hui; n’est-ce pas, signora, que c’est une belle occasion pour un stylet vénitien?

Et Byron souriait dédaigneusement alors.

–Vous vous trompez, monsieur; une Vénitienne les mains saignantes! Non, non: la femme qui n’a de bonheur qu’à jeter ses bras autour du cou de l’homme qu’elle aime, afin de l’attirer plus délicieusement sur son cœur, afin que leurs haleines, leurs soupirs, leurs baisers se confondent, oh! cette femme, toute de passion, redoute l’odeur du sang!... Mais sachez donc qu’en Italie les dames ne sont pas ce qu’on se les crée ailleurs, raffolant de vengeance? Non, les dames italiennes aiment passionnément; quand on les méprise, elles pleurent; quand on les délaisse, elles se tuent!... Nous comprenons ainsi l’amour, notre contrée est de feu, notre ame s’allume au même foyer, nous aimons comme l’on vit ailleurs; en Italie l’amour est dans l’air, à chaque pas nous le respirons!...

–En Italie, comme partout ailleurs, l’amour naît avec nous, signora, et comme partout ailleurs, il faut que l’amour absorbe l’ame, ou que l’ame absorbe l’amour!

–Oh! ne parlez pas ainsi lord, Byron: lorsque vous vous êtes offert à moi, vous avez prononcé un nom qui a du retentissement en Italie, en Angleterre, en France, dans le monde.... Suis-je donc si criminelle de vous avoir aimé?...

–Je ne vous comprends plus, madame...

–Vous ne me comprenez plus, et votre main que j’ai autrefois pressée en vous quittant, et la joie que j’ai témoignée en vous retrouvant au bal, et ce désordre de ma toilette, de mes sens, que je ne vous déguise point; vous ne me comprenez pas? vous voulez donc que je me jette à vos pieds, que je vous dise: Byron, premier poète du siècle et du monde, Byron qui as rehaussé et blasphémé l’amour, qui jouas avec le profane et le divin; je n’ai pu te voir sans t’aimer profondément. A moi encore ton amour, à moi l’éclair qui jaillit de tes yeux, le génie qui bout dans ton cerveau, les sublimes paroles qui partent de ta bouche; à moi Byron tout entier, ne fût-ce plus qu’un mois, qu’une semaine, qu’un jour, qu’un instant!...

Héléna s’était précipitée de son lit, et elle serrait ses bras autour du poète, qui la contemplait froidement, et elle appuyait avec délire sa bouche sur une bouche où le sarcasme étincelait.

–Madame, lui dit sévèrement Byron, n’oubliez pas que vous vous nommez Héléna et que vous portez la couronne de comtesse.

–J’oublie qui je suis, pour ne me souvenir que de vous, pour vous dire que je vous aime, qu’il ne fallait point paraître à mes yeux, et que, puisque vous l’avez fait, il ne vous reste pas, mylord, le droit de me repousser ainsi....

–Si je ne vous aimais pas cependant, signora, si je ne vous aimais pas?

–Byron, quelques paroles te coûteront peu à toi qui écris des pages que l’aquilon des années n’enlèvera point de cette terre; quelques sermons te seront faciles à toi qui créas Beppo, Lara, la fiancée d’Abydos; à toi qui as jeté dans le cœur de tes héros des passions qui les rapprochent de Dieu et de Satan.

–Quelques regards de tendresse et quelques mots d’amour, voilà ce que je réclame de toi... Rien que cela pour l’abandon de mon corps, pour la perdition de mon ame!...

–Héléna, je vous aimerais presque, si depuis long-temps je ne méprisais point les femmes...

–Profane.... profane!

Et la Vénitienne apparaissait si belle, si ravissante, qu’à moins d’être mort à ce monde, aucun homme n’aurait pu la contempler froidement. •

Byron lui-même, Byron, qui se joua de tout, qui nivela tout, subit la fascination qu’Héléna répandait autour d’elle comme un parfum...

Il l’étreignit dans ses bras, la regardant passionnément.

Les cheveux ruisselans, le regard humide, la bouche entr’ouverte, Héléna ne vivait pas, ne respirait pas...

Elle se croyait au ciel à la droite de Dieu!...

Et certes le bonheur des anges n’eût pas valu son bonheur d’à présent; son appartement vénitien n’était-il point préférable au ciel? lord Byron, l enlaçant de ses bras, n’était-il pas pour elle l’égal d’un dieu?...

Il ne semblait plus un homme, elle ne semblait plus une femme, mais deux élus, deux démons peut-être....

Un râle de volupté bien prolongé, bien pénible, annonça enfin que le paradis s’était refermé sur eux... qu’ils étaient retombés du ciel!.....

Toute brûlante de caresses, toute impregnée de baisers, Héléna se dégagea des bras du poète.

–Comtesse, lui dit Byron, je vous quitte...

–Quoi! sitôt? quoi! déjà?...

Byron désigna du doigt la pendule...

–Huit heures, murmura-t-il...

–Eh! que vous fait l’heure? n’est-elle pas à vous?

–Depuis dix minutes je devrais être chez la signora Julia...

–Ah! pitié pour moi, pour vous... me préférer cette femme, une actrice!

–Vous n’avez demandé qu’un éclair d’amour, qu’un moment de bonheur, et je vous ai donné tout cela, comtesse.

–C’est vrai, répondit la Vénitienne, mais j’en mourrai...

–On ne meurt plus d’amour, Héléna, et comment en mourrait-on? on ne comprend plus ce mot, pas même moi!...

–De grâce, dites que vous m’avez aimée, que vous m’aimez toujours...

–Je ne vous aime pas, et ne vous ai point aimée, je ne crois même point à votre amour!...

–Je vous forcerai d’y croire, Byron, je vous forcerai d’y croire; oui, vous inscrirez un jour dans don Juan qu’une dame vénitienne, éprise de vous, pour vous s’est tuée. Vous souriez? Oui, vous inscrirez cet épisode en lettres de sang, et, si vous ne le faites pas, les pavés qui longent l’église Saint-Marc, à Venise, apprendront aux races futures qu’un matin ils ont brisé le corps de la comtesse Héléna.

Et d’un bond la passionnée Italienne était près de la fenêtre, et d’un autre elle atteignait le balcon. Le poète essaya vainement de la retenir, Héléna se précipitait du balcon, et se tuait sur les dalles sourdes de la place Saint-Marc.

Et un homme si pâle et si défait qu’on aurait cru son existence prête à s’exhaler, passa alors, et il reconnut le cadavre...

–Byron! cria-t-il aussi haut que sa faiblesse le lui permettait, Byron! poète et lord d’Angleterre, nous nous retrouverons face à face! et il continua son chemin.

Cet homme était le duc Félippini, presque blessé à mort par lord Byron.

Byron, voyant la foule tourbillonner près du cadavre d’Héléna, referma les fenêtres et n’entendit point les menaces du gentilhomme vénitien...

Un coin du salon

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