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I.
ОглавлениеA l’époque où la république française allait construire, avec le trône d’un roi de France, un trône sanglant et populaire; à l’époque où Marat, Danton, Robespierre, Saint-Just venaient d’éclore pour l’extermination d’une royauté antique, pour l’agrandissement futur d’une jeune liberté; vers ce temps où tout en France prenait une existence neuve, où l’égalité foudroyait l’aristocratie, où Paris s’apprêtait à voiler le sang de ses fils sous un drapeau, pour ne pas dire sous un linceul tricolore; vers ce temps de résurrection pour tout ce qui portait le nom français, l’Allemagne, la vieille et poétique Allemagne, se couvrait le front d’un cilice de deuil, son soleil perdait un de ses plus brillans rayons; chaque jour rapprochait le terme déjà si prochain où devait disparaître du monde le célèbre et infortuné Amédée Wolfang Mozart.
Qui ne tremble pas encore en prononçant le mot Révolution? car elle a décimé bien des familles, déshérité bien des avenirs, ensanglanté bien des gloires!
On s’attendrit toujours au nom de Mozart, car, ainsi que le front de Dieu, il est entouré des auréoles du génie, de la vénération de tout un monde!
En tout temps et même de nos jours où la poésie et la musique allemandes nous ont été dévoilées; aujourd’hui que le plus mince rhétoricien a lu Goëthe et ses amours de jeune homme, qu’il a applaudi au beau idéal de Schiller, tremblé comme une naïve jeune fille aux ballades de Burghër et de Rosegarten, cru rêver aux nouvelles d’Hoffmann, à la musique nerveuse du chevalier Glück, aujourd’hui encore on refuse au ciel d’Allemagne ce qu’on accorde à pleines mains au ciel d’Italie, l’influence des émotions inspiratrices, comme si l’inspiration nous venait de là-haut!
Enfans de la terre, nous qui n’avons qu’une chose dont nous puissions nous glorifier, le génie de l’inspiration, sachons donc qu’il fait constamment séjour dans notre ame, et que, par intervalles seulement, il nous transporte aux voûtes éternelles!...
Mozart, le front appuyé sur sa main gauche, notait la fin de Die zauber flœte, la flûte enchantée; avant dernier chef-d’œuvre qu’il léguait à son pays, la vieille Germanie, comme un avant-dernier adieu!...
Quand il eut fini, il ouvrit la porte de sa chambre et passa dans le salon.
Ses amis Haydn, Glück. et sa femme l’y attendaient.
–Maëstro, lui dit Haydn, il est sept heures du soir.
–Vous tenez donc beaucoup à cette aventure d’enfance? répondit Mozart.
Eh bien, mes amis, vous l’apprendrez telle qu’elle m’est advenue; quelque long que soit le temps qui s’est passé depuis, je me la rappelle toujours avec émotion, c’est un de mes premiers bonheurs en ce monde: mon second, ajouta-t-il en souriant gracieusement, le voici; et il leur montra sa femme, autrefois mademoiselle Weber; mon troisième, c’est mon fils et puis ma gloire périssable, et puis vous, mes amis; ah! ces deux bonheurs-là sont les plus purs: puissent-ils durer de longues années!
Et la figure de Mozart, d’animée qu’elle était quelques minutes avant, devint pâle tout à coup. Un souffle de mort venait de s’accoupler au sourire de la vie.
–Amédée, je ne te savais pas superstitieux, lui dit gravement Glück.
–Au moins, mon cher maître, vous me savez faible de santé, et la maladie touche souvent de près au linceul: qu’importe! nos jours sont comptés sur la terre: souhaiter d’y demeurer plus long-temps que Dieu ne le veut est un sacrilège... Ecoutez donc: voici mon aventure.
J’étais bien jeune alors, c’était en1769, je revenais de Toscane et j’allais à Rome; l’on touchait aux solennités de la Semaine-Sainte: pendant mon court voyage, une pensée m’absorbait, me brûlait le cœur, tuait en moi tout autre désir; cette pensée, elle ne me quittait pas; mes rêves, mes émotions, le présent, l’avenir, tout était plein d’elle; j’aurais donné, je crois, pour qu’elle se réalisât à l’instant, une partie de mon existence, de ma gloire future et toutes mes espérances de bonheur et d’amour; chaque pas de la voiture, chaque minute d’impatience, chaque relai de chevaux me rapprochait d’elle: eh bien! je ne me trouvais pas satisfait, le sang me montait au cerveau, mon cœur doublait ses battemens, j’étais insensé, j’étais fou, le démon de la musique me poursuivait, je voulais entendre le Miserere d’Allegri qui se chante le Vendredi-Saint dans la chapelle Sixtine, au Vatican!..
Le vendredi matin j’arrivai à Rome, je respirais seulement alors, j’étais presque heureux: je dis presque, parce que là on m’apprit que le Miserere ne s’exécuterait que le soir; mais enfin j’étais sûr d’obtenir ce que j’avais souhaité ardemment; ce chant dont l’Italie ne parlait que les mains jointes, ce chant que les anges seuls ont le droit de murmurer autour du trône de Dieu, j’allais l’entendre, moi habitant de la terre!... Ah! mes amis, aujourd’hui j’ai trente-cinq ans, aujourd’hui je suis revenu de presque toutes les illusions dorées de ce monde, et je comprends toujours ce bonheur d’artiste, cette félicité qui se dégage du corps et se rapporte tout entière à l’ame, ce paradis terrestre qui s’ouvrait pour moi.
Cependant une grave affliction m’attendait encore au seuil de ma félicité.
Je m’étais proposé de noter ce concert sublime de la terre et du ciel, ce chef-d’œuvre dun homme dont les siècles n’ont conservé que le nom, dont le tombeau n’a conservé que le corps, dont la musique seule a conservé l’ame!...
Je fus déchu de ce bonheur; Allegri, en écrivant son Miserere, l’écrivait pour Dieu et lès anges!
Ce qui s’appelle ici-bas les hommes n’avait que le droit de l’admirer une fois l’an... Celui qui eût osé profaner cette musique céleste en la notant sous les voûtes de la chapelle Sixtine, aurait encouru les foudres du pape...
Et je tombai dans un chagrin profond quand j’appris cette défense.... .;
Et je fus presque tenté de braver les foudres du Vatican.
Un cardinal me proposa ce jour-là une somme énorme pour composer sur-le-champ une sonate... J’en fus incapable...
Je ne savais comment tuer le temps.
Enfin je ne vivais pas, j’étais dans des angoisses continues; à chaque heure qui sonnait, je me levais comme un furieux et me plaignais amèrement de la lenteur de l’horloge; enfin celui qui m’aurait vu, m’aurait cru démoniaque, moi qui n’étais qu’un pauvre musicien allemand cherchant fortune et demandant à la musique d’un autre l’extase de mes rêves...
J’ignore comment cela se fit, mais cinq heures sonnèrent et je vivais encore. Vous riez? Eh bien, mes amis, je vous analyse une à une la nature de mes sensations; il fallait que je fusse fort comme je l’étais alors pour que l’impatience ne m’ait pas tué.
A cinq heures je me mêlai au peuple et j’entrai au Vatican.
Nous traversâmes avec peine la salle ducale où le Jeudi-Saint le pape lave les pieds des cardinaux romains; nous atteignîmes l’appartement Borgia, puis la Salla Regia, élevée sous Paul III par Sangallo pour servir d’entrée à la chapelle Pauline et de là à la chapelle Sixtine, où, après quelques détours, nous parvînmes enfin.
Je me plaçai dans la tribune destinée aux hommes.
J’avais trois quarts d’heure à attendre. Je n’étais venu que pour la musique d’Allegri; cependant il me sembla qu’une révolution totale s’opérait dans mon ame lorsque, promenant par hasard mes yeux de la voûte aux murailles et des murailles à la voûte, j’aperçus les grandes compositions de Michel-Ange, et je compris parfaitement que tout ce qui s’appelle art, soit musique ou peinture, architecture ou poésie, tout cela devait vibrer aussi haut que la foudre dans le cœur d’un artiste... Je fus donc saisi d’une terreur religieuse, d’une admiration étrange, en voyant ces figures colossales qui se dévoilaient à moi comme autant de spectres que la stupeur grandit de plusieurs coudées, et j’eus envie de me jeter à genoux et d’adorer Michel-Ange.
Je tressaillis involontairement. Un homme d’environ trente ans me regarda de travers.
J’avais dérangé son jabot dans mon inquiète admiration.
Je me contentai d’amirer avec recueillement cette peinture et cette architecture surhumaines enfantées par deux hommes.
La chapelle Sixtine me parut grandiose comme ce qu’elle renfermait.
Sixte IV l’avait fait construire sous son pontificat par un Florentin, Baccio Pintelli.
Sa forme est un carré long, décoré de grandes tapisseries d’or et d’argent peintes à fresques.
Au-dessus de ces tapisseries, sur les deux grands côtés, on a placé des tableaux bibliques venant en partie du Pérugin, du Pérugin que Raphaël étudiait!
Deux tableaux ornaient la porte d’entrée:
La Résurrection, par Domenico Ghirlandaio.
Les Diables et les Anges se disputant le corps de Moïse, par Mateo Dalecio.
Je fus émerveillé aussi de l’immensité de la voûte de la chapelle que Michel-Ange peignit lui seul en vingt mois.
Tout cela, mes amis, était d’un beau merveilleux, d’une sublimité qui saisit l’ame et la détache de la terre. Eh bien cependant! tout cela disparaissait devant l’unique, devant la seule composition de la chapelle Sixtine, le Jugement dernier de Michel-Ange.
Cette page est effrayante de grandeur, d’aspect et de composition.
Elle occupe le fond de la chapelle et de la muraille.
Concevez-vous Dieu réuni à Satan? les hommes réunis aux anges? les damnés aux justes? Cet homme a tout confondu dans sa hardiesse de peinture, et il a tout dominé.
Le groupe du centre représente Jésus-Christ au milieu des bons et des mauvais; sur le haut deux anges portent en triomphe les attributs de la passion; aux pieds de Jésus-Christ apparaissent les archanges, qui sonnent de la trompette; les élus, qui montent au ciel; les pervers, qui se précipitent dans l’enfer.
Tout cet effort d’imagination, ce déluge de figures, cette variété nerveuse de couleurs, tout cela me rendit muet; il me semblait que je n’étais plus un homme, que mon ame allait quitter mon corps, et que j’allais comparaître moi-même devant le tribunal de Dieu; enfin j’étais fou, j’étais délirant, j’étouffais, j’avais besoin d’air....
L’admiration me tuait, je voulus m’isoler des flots de monde qui m’entouraient....
Je ne sais si je heurtai encore l’homme dont je vous ai déjà parlé; mais à mon passage il se retourna brusquement, et il souriait alors.
Le sarcasme étincelait dans ce sourire.
Mais je passai outre, et il me sembla que cet inconnu me deviendrait fatal!
Depuis, je ne l’ai point revu.
Je me plaçai au fond de la tribune sur un banc laissé là par hasard.
Quand je me fus ainsi isolé, je repoussai bien loin de moi le souvenir des peintures de Michel-Ange, et quand mes yeux se reportaient involontairement sur ces admirables compositions, je les fermais aussitôt. Je ne devais pas user mon admiration en la prodiguant à un seul prodige: n’étais-je point venu pour le Miserere d’Allegri?
Il venait de commencer... La fièvre me prit avec les premières notes que j’entendis... Je posai ma tête sur mes genoux et je ne respirais pas, de crainte de perdre le quart d’une note. Le battement de mon cœur m’était même si insupportable que, si j’avais eu un stylet, je m’en serais frappé...
Les voix partaient d’une tribune construite au haut de la voûte.
O Glück, ô Haydn, ô ma femme, que ce que j’entendis alors était beau! que c’était ravissant! que c’était merveilleux! Combien cette musique dépassait l’idée que je m’en étais faite! elle dépassait tous mes rêves de jeune homme. J’ai, depuis, ressenti profondément toutes sortes de bonheur, mais jamais un aussi pur, mais jamais un aussi extraordinaire. La chapelle Sixtine s’était tout à coup transformée pour moi en espace: sa voûte, c’était la voûte du ciel; les voix qui résonnaient alternativement à mon oreille, les voix des anges, des séraphins et des archanges; le récitatif grave et solennel qui revenait tous les deux versets, la parole sublime de Dieu...
Et moi, qu’étais-je alors?
Oh! je me trouvais, pardonnez-moi cette erreur, je me trouvais bien plus que les archanges et les séraphins, car je respirais avec l’air cette harmonie qui découlait à flots de leurs lèvres divines; car moi, dans mon enfoncement de tribune, je dominais ces musiciens célestes!...
Mon extase dura plus long-temps que le chant du Miserere.
La musique avait cessé, et moi j’étais encore au ciel, et j’entendais encore ces harmonieux concerts...
On éteignit les flambeaux, je m’éloignai avec la foule. Je rentrai chez ma mère, j’avais besoin de repos, de sommeil; et pourtant je ne pus dormir.
Toujours cette musique me tintait aux oreilles, toujours ces voix grondaient autour de moi comme les flots d’un océan, toujours ce récitatif retombait tous les deux versets, grave et solennel.
A minuit je me jetai sur mon lit.
Je tachai de fermer les yeux, j’y parvins enfin, et je m’assoupis, si l’on peut appeler assoupissement un lourd cauchemar qui pèse sur la poitrine et montre mille démons fantastiques; je revoyais ces figures colossales de Michel-Ange qu’un sombre jour grandissait encore, puis j’entendais le Miserere.
Mes yeux se rouvrirent alors, je jetai un regard autour de moi, ma lampe était allumée; j’étais près de ma table, près de mon clavecin, près de mes papiers; le front me brûlait, le sang se portait avec violence à mon front; j’avais la fièvre, tous mes membres tremblaient, les veines de mon cou se gonflaient à me faire crier, mes bras se crispaient: je n’existais pas, je ne vivais pas, j’avais la tête perdue; je croyais apercevoir le démon à mon chevet, il me hurlait aux oreilles toutes les notes du Miserere sans en passer une, et moi j’écoutais, je me frappais le front, je me lacérais comme . une bête fauve; enfin je ne sais quel prodige s’opéra, mais pendant un instant je ne vis plus rien et j’entendais toujours l’infernale musique du Miserere; et l’excommunication du pape ne m’ épouvantait plus! Je me moquais de la vie, j’avais usé en un jour toutes ses jouissances.
–Mes amis, quand je revins à la raison„ je trouvai noté entièrement le Miserere d’Allegri!....
Il est probable que j’écrivis cette musique au milieu d’un de ces transports où l’on perd le souvenir de toutes choses, où l’on est plus voisin de la mort que de l’existence.
Enfin je trouvai noté le Miserere d’Allegri!..
Le lendemain tout Rome le savait; le lendemain on s’arrachait le pauvre Mozart et son larcin...
Moi, je tremblais que le pape ne l’apprît et ne m’anathématisât.
Clément XIV l’apprit en effet et m’appela près de lui.
Je vous assure que je frissonnais quand je l’approchai.
Clément XIV sourit de mon effroi, et, loin de m’accabler de son anathème, il eut la bonté de me faire compliment de ma mémoire et de me nommer chevalier de l’Eperon-d’Or...
En ce moment un domestique vint avertir Mozart qu’un étranger demandait à lui parler.
Il ordonna qu’on le fît entrer... L’étranger entra, et Mozart recula de trois pas...
–Monsieur, lui dit l’inconnu, voici dix mille thalers, mettez en musique le Requiem des morts, je viendrai le chercher dans huit jours.
Il jeta sa bourse sur la table et sortit.
Haydn, qui s’était aperçu de l’émotion de Mozart, voulut en connaître le sujet...
–Cet homme, lui répondit le musicien, est celui qui m’apparut il y a vingt ans à la chapelle Sixtine, cet homme dont le regard me semblait fatal...
–Mon cher Wolfgang, votre histoire est merveilleuse, interrompit Glück.
–Puisse-t-elle ne pas avoir un funèbre dénouement, ajouta Mozart en lui serrant convulsivement la main.
Tous trois se séparèrent alors, et Mozart passa une nuit fort agitée.