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XIX.

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Après le dîner, nous allâmes nous asseoir tous les trois sur les bancs d’une barque vide échouée au bord de la mer. Nous reprimes notre conversation de vieille connaissance avec Reine Garde, tout en jouant avec l’écume qui venait mourir contre la quille ensablée du bateau.

— Vous aimez donc beaucoup à lire? dit Mme de Lamartine, et il faut que vous ayez beaucoup lu pour avoir appris ainsi toute seule à si bien parler votre langue et à exprimer en vers si harmonieux vos impressions.

— Oh! oui, Madame, dit Reine; lire est mon plus grand plaisir après celui de prier Dieu et de travailler pour obéir à la loi de la Providence. Quand on s’est levée avec le jour et qu’on a cousu jusqu’à ce que l’ombre ne vous laisse plus distinguer un fil noir d’un fil blanc, on a bien besoin de reposer un peu ses doigts et d’occuper un peu son entendement. Nous n’avons pas de sociétés, nous autres; nous n’avons que quelques bonjours et bonsoirs sur le pas de la porte, avec les voisins et les voisines, et puis tout le monde rentre, les uns pour préparer le souper, les autres pour coucher ou allaiter les enfants; ceux-ci pour se délasser en famille, ceux-là pour s’endormir et se préparer au travail du lendemain. Il y en a aussi qui s’en vont dans les lieux où l’on perd son temps et sa jeunesse, les guinguettes, les cabarets, les cafés. Que voulez-vous que les pauvres filles honnêtes comme nous fassent alors du reste de la soirée, surtout en hiver, quand les jours sont courts? Il faut bien lire ou devenir pierre à regarder blanchir ses quatre murs ou fumer ses deux tisons dans le foyer!

— Mais que pouvez-vous lire? demanda ma femme.

— Ah! voilà le mal, Madame, répondit Reine; il faut lire, et on n’a rien à lire. Les livres ont été faits pour d’autres; excepte les évangélistes et celui qui a écrit l’Imitation de Jésus-Christ, les auteurs n’ont pas pensé à nous en les écrivant. C’est bien naturel, Madame; chacun pensé à ceux de sa condition. Les auteurs, les écrivains, les poètes, les hommes qui ont fait des poëmes, des tragédies, des comédies, des romans, étaient tous des hommes d’une condition supérieure à la nôtre, ou du moins qui étaient sortis de notre condition obscure et laborieuse, pour s’élever à la société des rois, des reines, des princesses, des cours, des salons, des puissants, des riches, des heureux, des classes de loisir et de luxe, dans leur temps et dans leur pays.

—Ils devaient naturellement vous oublier, lui dis-je, vous laisser de côté, et s’attacher à écrire ou à chanter pour plaire aux personnes des conditions qu’ils fréquentaient; par conséquent, ils devaient avoir leurs idées, s’élever à la hauteur de leur science et de leur goût, parler leur langue, peindre leurs mœurs. Or, cette intelligence, cette science, ce goût perfectionné , délicat et capricieux des hautes classes; cette langue, ces mœurs, ce ne pouvait pas être les vôtres, à vous, pauvres gens, surtout au commencement et avant que l’éducation donnée au peuple vous eût apprivoisés aux belles choses. Les anciens avaient bien des esclaves, Epictète, Esope ou Térence, qui devenaient littérateurs, philosophes et poètes; mais ils n’avaient pas une littérature des esclaves. Ils avaient Socrate, mais qui avait besoin d’être expliqué au peuple par Platon; Platon qui avait besoin d’être débrouillé par des disciples encore bien savants; Cicéron qui n’écrivait que d’après Platon et pour les Scipion, les Atticus, les lettrés les plus consommés et les plus fins de Rome; Virgile qui récitait ses pastorales aux princesses de la cour d’Auguste, mais que les vrais bergers et les vraies bergères n’auraient pas compris; Horace qui ne chantait que le vin, le loisir, l’amour licencieux, pendant que le peuple de son Tibur buvait ses propres sueurs avec l’eau de ses cascades. Il en buvait le murmure, lui, par ses oreilles; mais les laboureurs, les ouvriers, les tailleurs de pierre romains n’en buvaient que l’eau claire. Ses vers étaient si contournés, et si remplis de double sens et de figures empruntées à la Grèce et à l’histoire, que le peuple de son temps ne pouvait ni le chanter ni le comprendre. Il en a été de même depuis presque partout.

— C’est vrai, dit Reine, excepté Robinson et la vie des Saints, qu’est-ce donc qui a été écrit pour nous autres?.... Ah! il y a encore. Télémaque et Paul et Virginie, ajouta-t-elle, c’est vrai; c’est bien amusant et bien touchant, surtout Paul et Virginie. Mais, cependant, Télémaque traite de la manière dont il faut s’y prendre pour gouverner un peuple, et cela ne nous regarde guères; et ce livre a été écrit pour l’éducation du petit-fils d’un roi; ce n’est pas notre état, à nous, n’est-ce pas, Madame? Quant à l’autre, il touche bien le cœur de tout le monde; il dit bien comment on s’aime, comment on ne peut pas vivre l’un sans l’autre, comment on désire se marier ensemble pour être heureux, et comment on est séparé par des parents ambitieux qui veulent plus de biens que de bonheur pour leurs enfants. Mais enfin, Mlle Virginie est la fille d’un général; elle a une tante qui en veut faire une femme de qualité ; on la met au couvent pour cela; toutes ces aventures bien belles cependant, ne sont pas les nôtres. Ce sont des tableaux de choses que nous n’avons pas vues que nous ne verrons jamais chez nous, dans nos familles, dans nos ménages, dans nos états. C’est plus haut que notre main, Madame, nous n’y pouvons pas atteindre. Qui est-ce donc qui fait des livres ou des poëmes pour nous? Personne! excepté ceux qui font des almanachs, mais encore qui les remplissent de niaiseries et de bons mots balayés de l’année dernière dans l’année nouvelle, ceux qui font des romans que les filles sont obligées de cacher aux mères de familles honnêtes, et ceux qui font des chansons que les lèvres chastes se refusent à chanter. Je ne parle pas de M. Béranger qui en a bien, dit-on, quelques-unes sur la conscience, mais qui met maintenant la sagesse et la bonté de son âme en couplets qui sont trop beaux pour être chantés! Ah! quand viendra donc une bibliothèque des pauvres gens? Qui est-ce qui nous fera la charité d’un livre?

Geneviève

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