Читать книгу Geneviève - Alphonse de Lamartine - Страница 30

XXVI.

Оглавление

Table des matières

Je voulus aller plus loin et tâter le vrai goût et le vrai sentiment littéraires dans le peuple, dans le cœur même de cette excellente femme néo parmi les domestiques et vivant parmi les artisans.

— Comment, lui demandai-je, mademoiselle Reine, concevriez-vous la nature des ouvrages qui conviennent aux mœurs, aux sentiment?, à l’esprit des personnes de votre condition.? Quels seraient les premiers et les meilleurs livres qu’il faudrait, si on en avait le talent, composer en commençant, pour les paysans, les domestitiques, les artisans, les ouvriers, leurs femmes, leurs enfants, enfin pour tous ceux qui ont peu à lire et qui ont peu lu jusqu’à présent?

— Ah! Monsieur, je ne sais pas trop; c’est bien difficile à dire. On n’a pas de goût quand on ne l’a pas encore exercé.

— Mais enfin, jugez par vous-même et répondez-moi. Quel est l’ouvrage qui enlèverait, qui attacherait, qui impressionnerait vivement et puissamment votre âme telle qu’elle est ou telle qu’elle était avant d’avoir lu ce qu’on vous a prêté ?

Serait-ce une belle philosophie à la fois religieuse et rationnelle, établissant en maximes courtes, sublimes, claires comme des rayons de soleil, les grands principes de la sagesse humaine et de la vertu perfectionnée de siècle en siècle dans l’intelligence et dans la conscience du genre humain; un catéchisme de la pensée des hommes?

— Oui, dit-elle sans enthousiasme, cela ne ferait pas de mal. Mais les maximes... c’est un peu froid, Monsieur, pour nous; ce sont des morceaux de pensées qu’on tourne et qu’on retourne bien un moment dans ses mains pour les voir briller, mais ce ne sont pas des personnes. Nous autres, nous ne nous attachons qu’aux personnes, parce qu’on peut les aimer ou les haïr; mais des pensées... ça n’aime ni ça ne hait; c’est mort! Nous aimerions mieux autre chose.

— Une belle histoire universelle, lui dis-je, bien claire, bien déduite, bien racontée, ramifiée comme les branches de ce platane devant vous, où les racines sortiraient de terre, le tronc des racines, les branches du tronc, les rameaux des branches, et qui vous ferait suivre de l’œil toutes les grandes familles de l’espèce humaine, depuis les temps primitifs jusqu’à aujourd’hui, avec les progrès, les décadences, les morts et les renaissances des races d’hommes, des idées, des religions, des institutions, des arts, des métiers? Cela vous irait-il?

— Pas à tous, Monsieur; ça ferait bien tout de même pour les jeunes gens un peu instruits et pour les vieillards curieux du temps passé ; mais la masse, les femmes, les filles, les enfants, ne liraient pas beaucoup ce livre. C’est trop loin de nous, cela ne nous regarde pas, cela passe devant l’œil comme un torrent qui éblouit et qui noie notre esprit; nous aimerions mieux une pleine main d’eau puisée dans une petite source à notre portée. Ce qui est grand est grand, mais c’est comme le ciel, c’est confus; et, comme on dit, on n’y voit que des étoiles.

Un abrégé de toutes les sciences et de tous les arts, expliqués simplement et nettement, de manière à vous faire connaître tout ce que l’homme a découvert, inventé, imaginé, perfectionné en tout genre d’art et d’industrie, cela serait bon; cela vous donnerait une idée de vous-mêmes, un respect pour vos facultés, une espérance et un désir d’arriver toujours à mieux, une émulation de siècle à siècle, et puis cela détruirait beaucoup d’idées fausses que vous avez sur quantité de phénomènes naturels ou artificiels que vous prenez pour sortilèges?

— Oui encore; mais cela ne plairait qu’aux studieux parmi nous, et nous n’avons guère le temps d’étudier pour étudier. Et puis, quand nous aurions lu cela, que nous resterait-il dans l’âme? Un nuage de mots, de lignes, de choses, de faits et de machines, qui s’embrouilleraient dans l’esprit. Nous avons assez de notre métier, nous n’avons pas besoin de savoir les métiers de chacun.

— De beaux poèmes comme ceux de Virgile, d’Homère, du Tasse, qui racontent en vers les batailles des héros, les assauts, les incendies de villes, les destructions d’armées, les conquêtes des peuples?

— Nous ne lirions pas cela du tout, Monsieur. C’était bon du temps des Grecs et des Romains, où les nations ne pensaient qu’à se battre, et où les peuples croyaient à toutes sortes de fables, de dieux, de déesses, de gens descendus du ciel pour se battre avec ceux-ci contre ceux-là. Maintenant le peuple ne croit pas à ces imaginations de poètes; il veut que les poètes lui chantent du vrai et du bon, ou bien il n’écoute pas.

— Et de beaux romans où l’on voit des messieurs et des dames qui s’aiment, qui se parlent, qui s’écrivent des lettres d’amour, qui se trompent, qui se brouillent, qui se raccommodent, et qui finissent, après quatre volumes de malentendus et d’aventures, par se marier et par vivre riches et heureux dans un magnifique hôtel de Paris ou de Londres?

— C’est comme si on nous parlait la langue de la Chine ou du Japon, Monsieur; nous n’y comprenons absolument rien. Des romans de femmes de chambres ou de couturières, oui, nous les lirions bien avec plaisir, ceux-là ; mais plût à Dieu qu’ils ne nous en fissent pas, ou qu’ils en fissent d’autres! car c’est là, Monsieur, la peste des pauvres mères de famille honnêtes! Elles sont toujours à chercher dans les poches de leurs fils ou de Leurs filles, pour y surprendre ces vilains petits livres, et pour les jeter au feu. Est-il possible qu’il y ait des écrivains d’esprit qui s’amusent à jeter comme ça du poison dans de jeunes cœurs, comme on semerait de l’arsenic dans les boutons d’un bouquet pour faire respirer la mort en croyant s’embaumer la bouche! Oh! non; justement, voilà le malheur, c’est qu’on nou fait bien des livres; mais ce sont des livres contre nous. Et puis ces Messieurs parlent après des pauvres gens qui vendent leurs enfants; mais la monnaie avec laquelle on les achète, qui est-ce donc qui l’a faite, si ce n’est pas eux, avec leurs romans à deux sous?

— Mais de simples histoires vraies et pourtant intéressantes, prises dans les foyers, dans les mœurs, dans les professions, dans les familles, dans les misères, dans les bonheurs, et presque dans le langage du peuple lui-même: espèce de miroir sans bordure de sa propre existence, où il se verrait lui-même dans toute sa naïveté et dans toute sa candeur; mais qui, au lieu de réfléchir ses grossièretés et ses vices, réfléchirait de préférence ses bons sentiments, ses travaux, ses dévouements et ses vertus, pour lui donner davantage l’estime de lui-même et l’aspiration à son perfectionnement moral et littéraire, qu’en pensez-vous?

— Ah! Monsieur, s’écria-t-elle, je pense que ce sont véritablement là les livres qui attacheraient les artisans, surtout les femmes et les filles des artisans. Et comme vous savez bien que c’est la femme qui est le sentiment de toute la famille, par conséquent, lorsque la femme ou la jeune fille de la maison lit un livre, c’est comme si son père et ses frères l’avaient lu. Nous sommes le cœur des logis, Monsieur; ce que nous aimons, les murailles l’aiment. L’instituteur de l’esprit est à l’école, mais l’instituteur de l’âme est au foyer. C’est la mère, la femme, la fille ou la sœur de l’ouvrier honnête qui sont ses véritables muses, comme on appelle ces inspirations intérieures à l’Académie de Marseille. Ce qu’elles soufflent est respiré par tous les parents et par tous les amis par-dessus tout. Ce sont elles, comme je l’ai vu tant de fois dans les soirées de famille d’ouvriers, ce sont elles qui choisissent le livre, qui allument la lampe le dimanche, et qui disent: «Je vais vous lire une histoire; écoutez-moi bien!»

— Il faudrait, n’est-ce pas, que ces histoires fussent prises dans la condition même de ceux qui les lisent?

— Oui, Monsieur, sans cela pas d’attention; on dit. «Cela est plus haut que nous; n’y regardons pas!»

— Il faudrait qu’elles fussent vraies!

— Oui, Monsieur. Nous n’aimons pas beaucoup les imaginations, parceque nous n’en avons pas beaucoup nous-mêmes. Nous ne nous intéressons qu’au vrai, parceque nous vivons dans les réalités, et que la vérité, c’est notre poésie, à nous.

— Il faudrait qu’elles fussent très simples et très naturelles, ces histoires; qu’il n’y eût quasi point d’événements,ni d’aventures pour ressembler au courant ordinaire des choses?

— Oui, Monsieur, parcequ’il n’y a quasi pas d’événements ni d’aventures dans notre vie et que tout consiste en deux ou trois sentiments qui forment oute notre existence.

— Il faudrait qu’elles fussent en prose, n’est-ce pas, encore?

— Oui, Monsieur, c’est plus simple pour nous; nous aimons qu’on nous parle comme nous parlons. Les auteurs devraient garder les vers pour les cantiques, pour les prières, ou bien comme je fais, moi, pour pleurer les morts, pour regretter les absents, pour rappeler les vieux souvenirs, pour gémir sur les séparations éternelles; parceque les vers, voyez-vous, ça ne parle pas, ça ne raconte pas bien, mais ça pleure et ça chante, et ça crie en nous comme une voix qui ne sort pas tous les jours du cœur, mais qui n’en sort que quand il est extraordinairement frappé ou ému.

— Il faudrait que ces livres ne coûtassent presque rien à acheter, n’est-ce pas encore, afin qu’une semaine de lecture ne coûtât pas à l’artisan ou au laboureur autant qu’une soirée au cabaret?

— Oh! oui, surtout, dit Reine, en approuvant d’un geste de tête, il faudrait qu’un livre comme ceux dont nous parlons ne fût pas plus cher qu’une bouteille de vin, un jeu de cartes, une tasse de café ou une pipe à fumer. Alors le père ou le frère dirait: «Voilà une bouteille que je vais boire ou une pipe que je vais fumer tout seul, et il ne restera rien dans le verre ou dans la terre cuite quand ça sera fini; et voilà à côté, pour le même prix, un volume à lire qui fera passer le temps à ma femme, à mes enfants, à moi, et qui restera à la maison après, avec du plaisir dans la mémoire, de douces larmes dans les yeux, de bons sentiments dans le cœur. Voyons, lequel faut-il acheter?» Et il achètera le volume, Monsieur, à moins qu’il ne soit un égoïste, un homme dur ou un débauché. Et puis encore il fera un calcul tout simple, s’il calcule bien. Il dira: «Si je vais passer ma soirée hors de chez moi, dans les lieux publics, il m’en coûtera peut-être une journée ou deux de mon salaire, et si je la passe à la maison avec mes enfants et mes voisins à écouter lire un bon livre, il ne m’en coûtera rien que la chandelle, et j’aurai économisé sur mon pécule en enrichissant mon intelligence et en polissant mes mœurs.»

N’est-ce pas vrai cela?

— Parfaitement vrai, et cette réflexion ne pouvait venir que de vous, qui savez le prix du temps de l’ouvrier. Aussi il faudrait que ses livres fussent courts, n’est-ce pas?

— Oui, Monsieur, longs comme la durée d’une chandelle, à peu près, pas davantage; parceque les hommes de travail n’ont guère d’autre temps à consacrer aux livres que le dimanche, et que si l’histoire n’était pas finie avant qu’on se couchât, la semaine en passant dessus le ferait oublier. On ne saurait plus où on en est, on ne se rappellerait plus le dimanche suivant les noms et les choses. Il n’y a que les gens de loisir qui peuvent lire des livres en beaucoup de volumes: ils prennent leur plaisir en gros comme leurs provisions chez l’épicier. Pour nous, nous ne pouvons les prendre qu’en détail: une once de sel, une page de sentiment, une goutte de larmes! sou par sou, voilà le peuple: il faut le prendre comme Dieu l’a fait!

Geneviève

Подняться наверх