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XXVIII.

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Ces idées, que je pensais tout haut devant la couturière d’Aix, me rapprirent quelques pages que j’avais écrites quelques années avant, comme Par ressentiment, sur la manière de concevoir et d’écrire l’histoire pour e peuple. Je cherchai ces pages dans mon portefeuille, et je les lui lus, Les voici:

Jusqu’à présent, on a beaucoup flatté le peuple. C’était montrer qu’on ne l’estimait pas encore; car on ne flatte que ceux qu’on veut séduire. Pourquoi l’a-t-on flatté ? C’est qu’on faisait du peuple un instrument et non un but. On se disait: La force est là ; nous en avons besoin pour soulever des gouvernements qui nous gênent, on pour absorber des nationalités que nous convoitons; appelons le peuple à nous, enivrons-le de lui-même; disons lui que le droit est dans le nombre; que sa volonté tient lieu de justice; que Dieu est avec les gros bataillons; que la gloire est l’amnistie de l’histoire; que tous les moyens sont bons pour faire triompher les causes populaires, et que les crimes mêmes s’effacent devant la grandeur et la sainteté des résultats; il nous croira, il nous suivra, il nous prêtera sa force matérielle; et quand, à l’aide de ses bras, de son sang, et même de ses crimes, nous aurons déplacé la tyrannie et bouleversé l’Europe, nous licencierons le peuple et nous lui dirons à notre tour: Tais-toi, travaille et obéis!... Voilà comment on a transporté dans la rue les vices des cours, et donné au peuple un tel goût d’adulation et un tel besoin de complaisance et de caresses, qu’à l’exemple de certaines souverainetés du Bas-Empire, il n’a plus voulu qu’on lui parlât qu’à genoux. Ce n’est pas cela; il faut lui parler debout, il faut lui parler de niveau, il faut lui parler en face. Il ne vaut ni plus ni moins que les autres éléments de la nation. Le nombre n’y fait rien. Prenez un à un chacun des individus qui composent une foule, que trouvez-vous? Mêmes ignorances, mêmes erreurs, mêmes passions, souvent mêmes vices qu’ailleurs. Y a-t-il de quoi s’agenouiller? Non. Multipliez tant que vous voudrez toutes ces ignorances, tous ces vices, toutes ces passions, tontes ces misères par millions d’hommes, vous n’aurez pas changé leur nature; vous n’aurez jamais qu’une multitude. Laissons donc le nombre, et ne respectons que la vérité.

C’est devant la vérité seule qu’il faut vous placer en écrivant l’histoire à l’usage du peuple; et ne croyez pas que vous serez moins lu, moins écouté et moins populaire pour cela. Le peuple a deux goûts dépravés: l’adulation et le mensonge; mais il a deux goûts naturels: la vérité et le courage. Il respecte ceux qui osent le braver; ceux qui le craignent, il les méprise. 11 y a des animaux féroces qui ne dévorent que ceux qui fuient ou qui tombent devant eux. Le peuple est comme le lion, qu’il ne faut pas aborder de côté, mais en face, les yeux dans ses yeux, la main dans sa crinière, avec cette familiarité ferme et confiante qui prouve qu’on se livre, mais qu’on s’estime, et qui dit aux multitudes: Comptez-vous tant que vous voudrez; moi, je me sens.

Cela dit, quel point de vue choisirez-vous pour écrire cette histoire populaire? Il y en a trois principaux auxquels vous pouvez vous placer: le point de vue de la gloire, le point de vue du patriotisme, le point de vue de la civilisation ou de la moralité des actes que vous allez raconter. Si vous écrivez au point de vue de la gloire, vous plairez beaucoup à une nation guerrière, qui a été éblouie bien avant d’être éclairée, et que cet éblouissement a aveuglée si souvent sur la valeur des hommes et des choses qui brillaient dans son horizon. Si vous vous placez au point de vue exclusif de son patriotisme, vous passionnerez beaucoup un peuple qui a pour son sublime égoïsme l’excuse même de son salut et de sa grandeur, et qui, en se sentant si grand et si fort, a pu croire qu’il était seul, et que l’Europe se résumait en lui. Mais ni l’un ni l’autre de ces points de vue ne vous donneront la vérité vraie, c’est à dire la vérité générale; ils ne vous donneront que la vérité française; or la vérité française n’est qu’à Paris; passez la frontière, c’est un mensonge. Ce n’est pas à cette vérité bornée par les limites d’une nation que vous voulez réduire l’intelligence du peuple. Que vous reste-t-il donc à choisir? Le point de vue universel et permanent, c’est à dire le point de vue de la moralité des actes individuels ou nationaux que vous avez à décrire. Tous les autres sont éclairés par un jour faux ou conventionnel; celui-là seul est éclairé par un jour complet et divin; celui-là seul peut guider l’incertitude des jugements humains à travers le dédale des préjugés, des opinions, des passions, des égoïsmes personnels et nationaux, et faire dire au peuple: Ceci est bien, ceci est mal, ceci est beau. En un mot, si vous voulez former le jugement des masses, les arracher à l’immorale théorie du succès, faites quelque chose qui n’a pas encore été fait jusqu’ici: donnez une conscience à l’histoire. Voilà le mot du temps, voilà l’œuvre digne du peuple et l’entreprise digne de vous! Avec un tel procédé historique, vous plairez moins immédiatement peut-être à l’Imagination passionnée des masses; mais vous servirez mille fois plus leur cause, leurs intérêts et leur raison. Vous trouverez partout ces trois aspects: l’aspect purement individuel, la gloire; l’aspect exclusivement national, le patriotisme; enfin l’aspect moral, la civilisation. Et, en pressant le sens de chacun des événements dans la main d’une logique rigoureuse, vous arriverez partout et toujours à ce résultat, que la gloire et le patriotisme même, séparés de la moralité générale de l’acte, sont stériles pour la nation et pour le progrès réel du genre humain, et qu’en un mot il n’y a point de gloire contre l’honnêteté, point de patriotisme contre l’humanité, point de succès contre la justice.

Quel beau commentaire de la Providence qu’une histoire ainsi écrite à l’usage des masses! et j’ajoute: quel bienfait pour le peuple, et quel gage de sa future puissance mis ainsi dans sa main avec un pareil livre! Apprendre au peuple par les faits, par les dévouements, par le sens caché de ces grands drames historiques où les hommes ne voient que les décorations et les acteurs, mais dont une main invisible combine le plan; lui apprendre, dis-je, à se connaître, à se juger, à se modérer lui-même; le rendre capable de discerner ceux qui l’éblouissent de ceux qui l’éclairent; lui mettre la main sur chaque homme, sur chaque grand événement de sa propre histoire, et lui dire: Pèse-toi toi-même, non pas au faux poids de tes passions du jour, de tes préjugés, de tes colères, de ta vanité nationale, de ton étroit patriotisme, mais au poids juste et vrai de la conscience universelle du genre humain et de l’utilité de l’acte pour la civilisation; le convaincre que l’histroire n’est point un hasard, une mêlée confuse d’hommes et de choses, mais une marche en avant à travers les siècles, où chaque nationalité a son poste, son rôle, son action divine assignée, où chaque classe sociale elle-même a son importance aux yeux de Dieu; enseigner par là au peuple à se respecter lui-même pour ainsi dire religieusement, avec conscience de ce qu’il fait, à l’accomplissement progressif des grands desseins. providentiels; en un mot, lui créer un sens moral et exercer ce sens moral sur tous ces règnes, sur tous ces grands hommes et sur lui-même, j’ose dire que c’est là donner au peuple bien plus que l’empire, bien plus que le pouvoir, bien plus que le gouvernement; c’est lui donner la conscience, le jugement et la souveraineté de lui-même; c’est le mettre au dessus de tous les gouvernements. Le jour où il sera, en effet, digne de régner, il régnera. Les gouvernements ne sont que le moule où se jette la statue d’un peuple, et où elle prend la forme que comporte sa nature plus ou moins perfectionnée. Tel peuple, tel gouvernement, soyez-en sûr; et quand un peuple se plaint du sien, c’est qu’il n’est pas digne d’en avoir un autre. Voilà l’arrêt que Tacite portait déjà de son temps, il est encore vrai de nos jours.

Geneviève

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