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Napoléon inscrit les commerçants suisses sur une « liste noire ». Lettre du chargé d’affaires de France, Rouyer, à la Diète fédérale, 11 octobre 1810

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Monsieur le Landamman,

Sa Majesté l’Empereur a reçu de nouveaux renseignements sur les nombreuses expéditions de marchandises anglaises et de denrées coloniales qu’on dirige habituellement sur la Suisse. Tous les capitalistes anglais qui avaient par eux-mêmes ou par leurs correspondants des entrepôts dans les villes hanséatiques, dans le Holstein, en Hollande et dans plusieurs parties de l’Allemagne, se sont efforcés de transporter en Helvétie leurs magasins, depuis que partout ailleurs des tarifs ou des lois prohibitifs sont uniformément établis. Toutes les routes d’Allemagne sont encombrées de ces marchandises, qu’on fait passer en Suisse, et les expéditionnaires vont jusqu’à doubler et tripler les prix de transport pour augmenter le nombre des envois.

On a particulièrement remarqué que les cotons d’Amérique, les « Twists » ou « Fils de coton » débarqués dans les premiers mois de cette année ou jetés en contrebande sur les côtes de la Baltique, ont été successivement dirigés vers la Suisse, que les commissionnaires établis dans les principales villes d’Allemagne, craignant le séquestre des marchandises de fabriques anglaises et des denrées coloniales, font prendre la même direction à celles qu’ils avaient déjà dans leurs magasins, qu’ils les adressent principalement à Bâle, Berne, Zurich, Winterthour et Schaffhouse. La maison des frères Mérian de Bâle s’occupe avec plus d’activité que toutes autres de ces expéditions. Je joins ici la liste qui m’a été envoyée par mon gouvernement, des négociants suisses auxquels des envois de coton anglais, de marchandises et denrées coloniales continuent d’être habituellement expédiés par leurs correspondants d’Allemagne, surtout par ceux de Leipzig et de Francfort. Toutes ces marchandises ne proviennent pas de prises faites par les corsaires et de ventes de cargaisons confisquées. On regarde la plupart de ces expéditions comme le résultat d’un concert frauduleux entre les négociants, et ceux-ci recueillent en dernier résultat les principaux avantages de cette contrebande, qui se fait en Suisse avec plus d’activité que partout ailleurs, quoi qu’elle y soit prohibée par les lois.

Il n’est pas possible que cet ordre de choses subsiste plus longtemps. La Suisse doit marcher dans le sens des pays qui l’environnent, et les mêmes mesures doivent y être mises à exécution.

[…]

Agréez, Monsieur le Landamman, etc.

Le chargé d’affaires de France en Suisse, Rouyer

Au XVIIIe siècle, les marchands suisses, comme d’autres commerçants européens, prennent des parts dans des «négriers». Ces navires chargés d’armes, de textiles et de bijoux se rendent en Afrique de l’Ouest pour y troquer leur cargaison contre des esclaves qu’ils transportent ensuite vers l’Amérique, où ils les échangent contre des matières premières, notamment du coton. Ces dernières décennies, les chercheurs en histoire économique se sont posé la question de savoir si la révolution industrielle en Europe, et à plus forte raison en Suisse, l’un des premiers pays industrialisés, aurait été possible sans commerce triangulaire. D’après des recherches toutes récentes, cette révolution a surtout été alimentée par l’innovation technologique et seulement à 15 pour cent par les investissements provenant des bénéfices réalisés avec le commerce triangulaire. À cela s’ajoute que les avancées technologiques et scientifiques encouragent le développement d’une nouvelle vision de l’homme et du monde. Celle-ci prévoit la liberté et l’égalité des droits pour tous les humains et accorde un tout nouveau sens aux petites gens. Le philosophe écossais Adam Smith déclare à la fin du XVIIIe siècle que le boucher, le boulanger ou le brasseur sont ceux qui, comme guidés par une main invisible, approvisionnent l’humanité en viande, pain et bière. Tandis que Napoléon tente d’asservir l’ensemble du continent européen par la force, l’abolition de l’esclavage ouvre une nouvelle ère du commerce mondial. Haïti, où l’intervention militaire de Napoléon coûte encore la vie à un demi-million de personnes, est en 1804 la première nation composée d’anciens esclaves à déclarer son indépendance. Selon la pensée des Lumières qui commence à faire école, il ne faut pas seulement interdire la traite des êtres humains, mais aussi permettre à tous les individus de commercer librement.

Pendant que les savants d’Angleterre et d’Écosse développent la théorie du libre-échange et de l’économie de marché, les commerçants et les organismes commerciaux de Suisse pratiquent le libre-échange au sens tant moderne que médiéval du terme. Jusqu’à la fin du Blocus continental, les marchands suisses commercent « librement », dans la plus pure tradition médiévale, à savoir comme contrebandiers hors des embargos imposés par décision dictatoriale de Napoléon. Après le Blocus, la Confédération suisse peut de nouveau façonner sa politique économique extérieure en toute souveraineté. La Constitution de l’Acte de Médiation de 1803 accorde à la Diète fédérale le droit de conclure des contrats commerciaux avec d’autres pays. En décembre 1813, la Suisse se dote de son premier tarif douanier, essentiellement pour percevoir quelques taxes. Mais face aux contestations d’un mouvement populaire dirigé par le Directoire commercial de Saint-Gall, il ne dure que huit mois. Ce dernier refuse tout droit de douane sur le coton brut et se sent même assez fort pour affronter la concurrence des fabricants anglais. Lorsqu’à l’occasion du Congrès de Vienne en 1815, sa souveraineté est une nouvelle fois confirmée par les grandes puissances européennes, la Suisse constitue un îlot de libre-échange, de surcroît le plus moderne d’Europe. La Diète prélève, sur les fils de coton filés à la machine et les tissus uniquement, un batz douanier fixé si bas qu’il n’exerce pas d’effet de verrouillage.

Sur le long terme, le Blocus continental pose cependant des jalons importants pour l’économie suisse. Bon an mal an, les commerçants suisses conquièrent de nouveaux débouchés hors d’Europe, à commencer par les États-Unis encore jeunes. Forte de l’orientation mondiale de son commerce extérieur, la Suisse est pendant deux siècles le pays aux plus fortes exportations par habitant en Europe et aux plus gros investissements directs hors d’Europe, en particulier aussi dans les pays du Sud. Par ailleurs, la guerre économique du Blocus donne de nouvelles impulsions à l’économie domestique et à l’industrie textile suisse. L’absence de concurrence britannique sur le marché continental favorise le développement des filatures mécaniques de coton. Entre 1808 et 1814, une vague de création d’entreprises porte leur nombre à 60 dans le canton de Zurich, 17 dans celui de Saint-Gall et 7 en Appenzell. Des entrepreneurs comme Johann Caspar Zellweger à Trogen (Appenzell) ou Hans Caspar Escher à Zurich, proches du modèle anglais, trouvent des débouchés en Allemagne, malgré les entraves au commerce imposées par la France, et réalisent des bénéfices importants dans la conjoncture de la guerre. Dans le même temps, le Blocus retarde la disparition du filage à la main.

Après la chute de Napoléon et la levée du Blocus, des cotonnades anglaises à bas prix inondent le continent. Cela provoque en 1816/1817 une grave crise économique au sein de la Confédération qui n’est protégée par aucun droit de douane. Les guerres napoléoniennes sont terminées, mais le protectionnisme des États européens, lui, continue sans relâche, même après le Congrès de Vienne en 1815. Dans les années 1820, l’économie suisse est en piteux état. L’Allemagne, la Scandinavie et l’Italie centrale et méridionale sont les seuls pays ouverts aux exportations suisses. La disponibilité de mercenaires n’a plus guère d’importance et rend toute possibilité de pression à cet égard insignifiante. En outre, la solde relève de la compétence des cantons et les accords commerciaux de celle de la Diète fédérale.


Construite en 1801/02, la filature du Hard est la première en Suisse à être entièrement mécanisée, Winterthour, vers 1820.

Le mercantilisme a certes été banni sous Napoléon, mais les puissances européennes mènent désormais des politiques protectionnistes plus modernes. Une fois de plus, elles en paient le prix sur le plan économique. En termes de volume d’échanges, la Suisse dépasse dès 1820 l’Espagne, la grande puissance coloniale du début des temps modernes, tout comme la Belgique et l’Autriche. Et elle est, après l’Angleterre, leader de la filature mécanique du coton. En 1827, le canton de Zurich compte à lui seul plus d’une centaine de filatures employant quelque 5000 ouvriers. L’expérience du Blocus continental marque l’économie suisse qui s’affirme comme un acteur planétaire et se forge un esprit politique empreint de scepticisme à l’égard des grandes puissances européennes. Par ailleurs, pays d’accueil des penseurs français en exil, la Suisse devient un creuset des idées libérales. Le concept du citoyen libre et de ses vertus est inextricablement lié à celui de l’entrepreneur et de l’économie de marché. Après les années 1830, l’industrie suisse d’exportation se trouve pourtant confrontée à un renouveau du protectionnisme. Venant de l’Union douanière allemande (Zollverein), celui-ci s’étend rapidement et inclut bientôt les royaumes et principautés du sud de l’Allemagne. La Suisse septentrionale notamment perd ainsi un débouché essentiel. L’existence même de son économie est menacée. Mais au lieu d’adhérer à la « Zollverein », les forces libérales exigent la création d’un espace économique fédéral pour compenser les désavantages causés.

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