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Les entreprises suisses dans l’économie mondiale Pionières de la mondialisation
ОглавлениеPourquoi la Suisse est-elle le pays du monde le plus prospère et le plus stable au niveau politique ? Parce que pendant longtemps – les mauvaises langues pourraient même dire « aujourd’hui encore » – ce n’était pas du tout un « pays ». Il lui manquait un roi, un parti ou un groupe ethnique dominant, un président disposant d’un droit de veto, en d’autres termes :un État central planificateur avec un programme. Aujourd’hui encore, nombre de Suisses ont du mal à énumérer correctement les noms des sept conseillers fédéraux du premier coup. Le peuple a toujours choisi lui-même les politiques dont il a bénéficié. Sur le territoire suisse, les plus petites communautés possibles sont responsables depuis des siècles de leur propre bien-être et ont ainsi contribué à l’émergence d’institutions à la fois stables et dynamiques qui garantissent la paix, la sécurité et la prospérité. Si les entrepreneurs n’ont pas été entravés dans l’exercice de leurs activités par des autorités dépensières et pédantes imposant impôts et réglementations, ils ont en revanche dû prendre en main euxmêmes les questions de politique étrangère. Dès la fin du Moyen-Âge, la Confédération négocie des accords avec les souverains européens. Au XIXe siècle, face à l’industrialisation et à la mondialisation croissante, les entrepreneurs des cantons suisses règlent de nombreuses questions d’ordre gouvernemental, des services postaux aux missions diplomatiques à Constantinople ou à Shanghai en passant par la conclusion d’accords commerciaux avec les dynasties royales d’Europe. Il n’est donc pas surprenant que l’association suisse représentative des entreprises Economiesuisse, fondée en 1870, soit de loin la plus ancienne (et la plus importante au niveau de la politique intérieure) association d’entreprises au monde. Par ailleurs, cette association nationale s’appuie sur des chambres de commerce cantonales qui existent de plus longue date encore et dont l’histoire remonte parfois au Moyen-Âge. Il est toutefois intéressant de noter que l’innovation économique est souvent venue des classes bourgeoises moyennes installées dans les villes, notabene des sujets qui n’ont eu leur mot à dire dans la République helvétique qu’à partir de 1798. Au cours des siècles, des réfugiés de toute l’Europe apportent aussi capitaux et savoir-faire en Suisse. Au fil des générations, les membres des entreprises familiales innovantes réussissent cependant à faire partie du patriciat en acquérant des droits de cité. La plupart des cantons fédéraux appliquent un régime patricien, et ce sont justement les cantons ruraux de Suisse centrale à démocratie directe qui sont économiquement faibles sur le plan structurel et ne développent pratiquement aucune innovation.
La primauté de la liberté d’entreprise sur le programme politique d’un État central découle en fait d’une nécessité. Rappelons que la Suisse primitive est une région montagneuse difficilement praticable, dont une grande partie n’est même pas taxée par les Habsbourg à l’époque du serment du Grütli, car le voyage ardu vers une région aussi pauvre ne valait tout simplement pas la peine pour les percepteurs. Il manquait à ce pays l’éclat et l’aura politiques d’une monarchie historique qui aurait provoqué militairement les grands généraux. La Suisse s’affirme comme un petit pays au cœur de l’Europe qui ne se subordonne pas à l’institution politique européenne. Ce rôle, cette provocation, est nouveau et n’a émergé que très lentement dans le contexte des négociations sur la CEE et de la création de l’AELE, regroupement créé en 1960 et prônant le « libre-échange », la Suisse entraînant dans son sillage la Grande-Bretagne. Une fois de plus, ce rôle de la Suisse s’est imposé comme une nécessité : les entrepreneurs – petits, moyens ou grands – ne détestent rien tant que d’attirer l’attention des politiques. Au regard de la longue coopération de la Suisse avec la Grande-Bretagne en dehors de la CEE et considérant le retrait britannique de l’Union européenne (UE) le 1er février 2020, il n’est pas étonnant que la tradition helvétique de libreéchange ait intéressé des penseurs libéraux britanniques dès le début du XIXe siècle. Dans les années 1830, Sir John Bowring, parlementaire britannique de la Chambre des Communes, se rend dans plusieurs cantons suisses, visite des mairies, des usines, des écoles et des prisons et s’entretient longuement avec les présidents des chambres de commerce cantonales. Ce voyage, Bowring l’entreprend à une époque où la Suisse est un pays d’émigration pauvre, mais où, parallèlement, les bases libérales de la future prospérité sont déjà jetées. Même au XXIe siècle, le rapport Bowring de 1836 montre encore clairement ce qui constitue « le noyau du libéralisme » et donc de la Suisse : la prospérité de la nation repose sur la myriade de décisions prises par des individus qui assument des responsabilités à petite échelle. Ce n’est pas un souverain absolutiste qui a déterminé le destin de la Suisse, mais plutôt d’innombrables conseillers municipaux, présidents de corporation bourgeoises, députés des diètes cantonales, membres de commissions, conseillers communaux, politiciens cantonaux et fédéraux, directeurs d’associations, mais aussi ouvriers, agriculteurs et femmes au foyer. Dans certains cantons, les décisions sont prises au sein de la Landsgemeinde, une assemblée solennelle réunissant les citoyens ; au niveau de l’État fédéral, c’est le peuple qui décide. En 1870, les chambres de commerce cantonales fondent une association nationale, l’Union suisse du commerce et de l’industrie (USCI), aujourd’hui appelée Economiesuisse. Or, jusqu’au XXe siècle, cela signifie simplement que les chambres de commerce cantonales assument la gestion du Vorort à tour de rôle, calquant ainsi leur organisation sur celle de l’ancienne Confédération. Autrement dit, la chambre de commerce temporairement chargée de la gestion consulte les autres chambres et veille en fonction à la bonne administration des affaires.
Quelles valeurs libérales les présidents du Vorort invoquent-ils systématiquement ? Le mot « libéral » remonte au Moyen-Âge et recouvre de manière générale une attitude respectueuse et tolérante envers les autres. La pensée du libéralisme repose sur la compréhension de la liberté individuelle telle qu’elle est développée au siècle des Lumières. Le libéralisme est l’inverse de l’autoritarisme et implique un esprit critique plutôt que l’obéissance aveugle à un dogme. Au niveau de l’État, le libéralisme signifie qu’un gouvernement n’acquiert son pouvoir qu’avec l’assentiment du peuple et que tous les citoyens sont égaux devant la loi. En vertu de l’idée du libéralisme, la liberté de l’individu est indissociable de la prise de responsabilité et de la recherche du bonheur. Les entreprises suisses défendent ces valeurs. Celles-ci ne sont pas négociables. Cependant, l’application concrète de ces valeurs libérales a parfois dû être revue en interne au sein de l’association. Citons pour exemple les différences d’attitude du président du Vorort Hans Sulzer et de son directeur Heinrich Homberger pendant la politique de blocus des Alliés à l’encontre de la Suisse pendant la Seconde Guerre mondiale.
L’État-nation moderne de la Suisse voit le jour en même temps que l’Union suisse du commerce et de l’industrie. L’association a contribué à la construction de l’État. Dans les premières décennies d’existence de l’État fédéral, le Vorort réclame sans succès l’expansion du secrétariat au commerce. Cet échec s’explique notamment par le fait que le Vorort représente à l’origine essentiellement un groupe social spécifique composé de grands industriels et de banquiers. Si certaines des propositions modernes du Vorort concernant le commerce extérieur se voient rejetées par le jeune État fédéral, ce refus est néanmoins aussi l’expression du fédéralisme suisse. En effet, celui-ci ne s’entend pas uniquement au niveau géographique, mais il se réfère également aux différents groupes composant la société. La nation elle-même, et par conséquent la prospérité des nations, est un concept moderne, totalement indissociable de l’industrialisation, du commerce international et de l’entrepreneur bourgeois. La nation a pris naissance lorsque l’entrepreneur bourgeois a acquis des droits et réclamé la réglementation du marché afin de pouvoir exercer ses activités en bénéficiant d’une certaine sécurité juridique. Petite économie ouverte, la Suisse a dû défendre les connexions qu’elle a su tisser de par le monde, et ceci lors de plusieurs guerres commerciales du blocus continental de Napoléon au début du XIXe siècle à la politique « America First » de Donald Trump au XXIe siècle. L’histoire des chambres de commerce des cantons fédéraux, du Vorort, de la Société pour le développement de l’économie suisse (sdes) et enfin d’Economiesuisse est inséparable de celle de l’affirmation de la Suisse comme nation prospère.
Pour les chercheur.euse.s, les documents d’Economiesuisse conservés aux Archives d’histoire contemporaine de Zurich constituent un fond exceptionnel, sans équivalent au niveau mondial : un ensemble ininterrompu sur plus d’un siècle et demi de données non gouvernementales portant sur l’histoire économique de la nation « la plus prospère » du monde. Les résultats des recherches réalisées à partir de ces documents ont été intégrés dans les dernières publications internationales en la matière. Les titres tirés de la littérature sont énumérés à la fin du livre, les citations des documents d’archives répertoriées dans les notes de bas de page. Je tiens à adresser des remerciements à Anna E. Guhl, biographe du directeur du Vorort Heinrich Homberger. Un immense merci également à l’équipe des Archives d’histoire contemporaine de Zurich et à celle des Archives économiques suisses à Bâle. Par ailleurs, toute ma gratitude à mes anciens collègues du Dictionnaire historique de la Suisse (DHS) puisque j’ai repris de nombreux articles et photos du DHS dans le présent ouvrage. Je tiens également à remercier Bruno Meier de la maison d’édition Hier und Jetzt, Stephanie Mohler, Andrea Schüpbach, Daniel Nerlich, Pierre Eichenberger, Sabine Pitteloud, Michael Wiesner, Marc Engelhard, Philippe Oggier, Pascal Wüthrich, Jan Atteslander, Thomas Pletscher, Monika Rühl, Oliver Steinmann, Tatja Vojnovic et enfin Christine Reversac Baudry.
Bâle, février 2021
Andrea Franc