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L’« accord de libreéchange » de Marignan Économie extérieure, esprit d’entreprise et corporations bourgeoises

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Interrogée au début du XXIe siècle sur les atouts de la Suisse dans la mondialisation, Victoria Curzon-Price, professeure d’économie à Genève et présidente de la Société du Mont-Pèlerin, remonte loin en arrière, jusqu’à l’« immédiateté impériale » des cantons primitifs d’Uri, de Schwyz et d’Unterwald. Elle estime que la Suisse doit sa prospérité à son traditionnel esprit d’ouverture au monde et à la préservation de la liberté de commerce. Une liberté acquise de haute lutte par les trois cantons de la Suisse primitive dès le XIIIe siècle, lorsque le Saint Empire leur accorde l’« immédiateté impériale », c’est-à-dire le droit de dépendre directement de la justice de l’empereur et non d’un bailli étranger. Comment se fait-il qu’une économiste du XXIe siècle évoque l’« immédiateté impériale » au Moyen-Âge pour expliquer le rôle de la Suisse dans la mondialisation ? Les économistes savent bien qu’un pays a besoin de « bonnes » institutions pour accéder à la prospérité et la maintenir. Dans le best-seller « Why nations fail » (2012), Daron Acemoglu et James A. Robinson citent de nombreux exemples du monde entier s’inscrivant sur plusieurs siècles pour appuyer la thèse selon laquelle de « bonnes » institutions ont apporté la paix et la prospérité aux pays et de « mauvaises » institutions les ont conduits à la ruine. Selon Victoria Curzon-Price, la Suisse dispose d’excellentes institutions – constituées au Moyen-Âge – pour faire face à la mondialisation. De structure traditionnelle, elles s’appuient sur la conception originelle de la liberté sous forme d’autonomie au niveau local, c’est-à-dire le plus bas possible.

Ce n’est pas un hasard si le mythe du Grütli – en dépit des historiens suisses s’efforçant déjà très tôt de le dissocier de la recherche historique sur le Moyen-Âge – est devenu une référence dans les écrits du libéralisme et du néolibéralisme. Moins du fait de penseurs libéraux suisses que d’intellectuels en exil qui se créent une nouvelle patrie au gré de leurs voyages et de leurs vacances en Suisse et s’approprient aussi un nouveau passé au travers de l’histoire helvétique. L’on sait ainsi que les économistes exilés des États-Unis participent aux réunions après-guerre de la néolibérale Société du Mont-Pèlerin à Seelisberg, dans le canton d’Uri, d’où ils suivent le sentier jusqu’au Grütli. Cette prairie mythique et la légende du serment qui y a été prêté offrent un canevas irrésistible sur lequel broder l’idée de liberté : ni palais royal ni bâtiment gouvernemental, mais une prairie (vide) pour symboliser la conception libérale de l’État. La prairie du Grütli est accessible à tous, en tout temps et prend alors vie. Les critiques libéraux de l’idée d’un État central stylisent le Grütli comme pendant du château de Versailles, du Reichstag, du Kremlin ou de la Cité interdite. Par ailleurs, le Grütli n’est qu’un lieu de rassemblement occasionnel – et symbolise, pour les libéraux, le concept de la démocratie directe ainsi que du fédéralisme.

Découvrant l’histoire helvétique et ses mythes à la fin du XVIIIe siècle, les penseurs européens idéalisent la Suisse comme berceau de la liberté. Même Karl Marx se joint aux chants de louange vantant les Suisses comme « gardiens de la liberté depuis près de six siècles ». Sans aucun fondement justifié, la prairie du Grütli devient le lieu mythique du libéralisme, et du néolibéralisme au XXe siècle. Poètes et penseurs se rendent au lac des Quatre-Cantons, dont Germaine de Staël et Lord Byron. Pendant ce temps, en Allemagne, Friedrich Schiller écrit la pièce « Guillaume Tell » (1804) et y fournit en quelque sorte le scénario des futures révolutions républicaines de l’Europe du XIXe siècle. Pendant la Seconde Guerre mondiale, le drame « Tell » de Schiller est joué sans interruption au Schauspielhaus de Zurich. En Allemagne, Hitler interdit la pièce en 1941. Voici les paroles souvent citées du serment du Grütli selon Schiller :

Nous jurons ici de former un seul peuple de frères,

que les malheurs et les dangers ne sépareront jamais.

Nous jurons d’être libres ainsi que l’ont été nos pères,

et de préférer toujours la mort à l’esclavage.

Ce que Schiller, imprégné de la Révolution française et des guerres napoléoniennes, décrit dans son drame comme une lutte des Confédérés contre le joug des Habsbourg reflète, en fait, un développement plutôt lent et pacifique des institutions, par rapport aux habitudes de l’époque. Du XIIIe au XIXe siècle, les villes et cantons fédéraux élaborent une grande variété de formes d’autonomie. Dans les cantons primitifs notamment, des corporations exploitent en commun les forêts, pâturages, eaux ou chemins, d’où le terme allmend pour les terres communales appartenant à tous. De ces corporations se forment des communes politiques autonomes dont les familles établies de longue date détiennent les droits de jouissance. Les nouveaux habitants, contrairement à ceux déjà sur place, ne jouissent souvent d’aucuns droits. Il faut attendre la fondation de l’État fédéral en 1848 pour que tous les habitants de Suisse acquièrent après plusieurs tentatives infructueuses la nationalité et des droits de cité. Cependant, de nombreuses communes suisses comptent encore aujourd’hui des corporations bourgeoises propriétaires de vastes forêts ou de champs inspectés les jours dits de ban. Certaines d’entre elles gèrent des structures sociales telles que maisons de repos et foyers pour personnes âgées. Par cette tradition corporative en Suisse, la commune politique, plus petite entité autonome, est en même temps responsable non seulement du territoire et de l’infrastructure, mais aussi de ses habitants et donc de l’action sociale.

Il faudra attendre le XXe siècle pour que des penseurs libéraux identifient cette autogestion au niveau des plus petites entités territoriales comme un aspect central supplémentaire des «bonnes» institutions suisses. Les économistes parlent alors de fédéralisme, de décentralisation ou encore de « small is beautiful ». Au lieu de lutter contre le joug imposé par une autorité, les institutions créées dans les cantons suisses maintiennent le pouvoir de décision au niveau le plus bas. Après la guerre, Gerhard Winterberger, directeur de l’USCI, évoque volontiers l’autonomie communale comme le parfait exemple du système étatique suisse : tant qu’une petite commune est maître de son destin, aucune autorité ne peut abuser de son pouvoir à son égard et, inversement, les communes autogérées ne peuvent blâmer aucune autorité de leur propre mauvaise gestion. L’ordre spontané en résultant, dans lequel la plus petite institution ou même un individu doit assumer ses propres responsabilités, apporte non seulement la paix, mais aussi la prospérité.


La prairie du Grütli, photo de Werner Friedli, 1948.

Au cours des premiers siècles de la Confédération suisse, les différents cantons, en l’occurrence Uri, Schwyz et Unterwald, puis Lucerne, Zurich, Glaris, Zoug et Berne, forment des alliances. Ils sont rejoints jusqu’en 1513 par Fribourg, Soleure, Bâle, Schaffhouse et Appenzell. Au besoin, des délégués de ces cantons souverains se réunissent pour traiter des affaires communes. À partir du XVIIe siècle, l’assemblée des députés des cantons fédéraux est appelée Tag pour jour d’assemblée, devenant « diète » en français. Jusqu’à la fondation de l’État fédéral en 1848 – à part l’interruption entre 1798 et 1813 – la Suisse consiste en une confédération d’États, et la Diète fédérale représente l’assemblée des cantons de l’ancienne Confédération suisse, les Orte. Le canton qui convoque la Diète fédérale et en assume la présidence est appelé canton directeur, ou Vorort. La Diète s’occupe, entre autres, de la protection des droits commerciaux des cantons fédéraux, en particulier vis-à-vis de la France, superpuissance économique de l’Europe à la fin du Moyen-Âge et au début des temps modernes. Pour les cantons de la fin du Moyen-Âge situés sur le territoire suisse actuel, être livrés à l’arbitraire français peut coûter cher. En effet, lorsque Genève refuse de se subordonner à Louis XI au XVe siècle, ce dernier interdit alors aux marchands français de se rendre à la foire internationale de Genève et désigne officiellement Lyon pour la remplacer. La disparition de cette plaque tournante s’avère dramatique pour nombre de commerces suisses, notamment pour les manufactures de drap de Fribourg déjà affaiblies par l’augmentation des droits de douane appliqués par l’Angleterre sur leurs exportations de laine. L’importation devenue trop coûteuse de la laine anglaise jusqu’à Fribourg et la perte de ce débouché important ont raison de cette industrie des bords de la Sarine. Pour certaines régions de Suisse, le libre-échange à l’échelle européenne revêt donc une importance essentielle dès la fin du Moyen-Âge. Les accords de libre-échange deviennent une activité fondamentale de la Diète qui, grâce au traité de Paix perpétuelle scellé après la défaite à Marignan, garantit ainsi la liberté de commerce pour la Confédération au début des temps modernes.

Marignan est célèbre pour la bataille de 1515, que les Confédérés perdent face au roi de France et après laquelle ils abandonnent leur politique expansionniste. Cette défaite mène à la Paix perpétuelle, un important accord de libre-échange. Par ce traité de 1516, François Ier, roi de France, accorde aux Confédérés le libre accès au marché français. En contrepartie, la France est autorisée à lever des mercenaires dans les cantons fédéraux. La bataille de Marignan en 1515 amorce une phase de libreéchange de plusieurs siècles entre les Confédérés et la France, qui est alors la première puissance d’Europe. Cela est d’autant plus important que la Paix perpétuelle est suivie par la Réforme, laquelle s’accompagne de bouleversements religieux, sociaux et politiques, mais marque aussi l’orientation du développement économique de la Suisse. Les préoccupations économiques et en particulier la liberté des commerçants fédéraux initient en quelque sorte la reconnaissance de la souveraineté des cantons fédéraux par les grandes puissances européennes et, au bout du compte, la fondation de l’État suisse. La Diète envoie des délégués ad hoc à la cour de France, par exemple, qui interviennent en faveur des commerçants suisses. Si le bourgmestre de Bâle, Johann Rudolf Wettstein, se rend à la signature de la paix de Westphalie en 1648, c’est à l’origine uniquement pour obtenir que les marchands de Bâle ne soient plus soumis à la juridiction du Saint-Empire, mais relèvent de la seule juridiction bâloise. Or, un délégué français lui donne alors l’idée de négocier un statut de souveraineté pour la Suisse. Ainsi, la paix de Westphalie marque la fin de l’immédiateté impériale et le début de la souveraineté de la Confédération, qui ne consiste encore qu’en un groupement peu structuré de petits cantons. Parallèlement, ces traités lèvent l’interdiction de l’intérêt de l’église catholique pour les territoires réformés, posant la première pierre de la place financière suisse. La souveraineté garantie par la paix de Westphalie étant politique, la Confédération se trouve propulsée au rang de terre d’exil de l’Europe et connaît de ce fait un boom économique sans précédent. L’arrivée de réfugiés huguenots de toute l’Europe, avec leurs innovations et leurs réseaux économiques, élève la Suisse au rang de pays le plus industrialisé d’Europe au XVIIIe siècle, juste avant la Révolution française. À la veille de l’ère napoléonienne, un pays de marchands et de mercenaires s’est transformé en une nation industrielle.

Alors qu’elle a renoncé à sa politique d’expansion lors de la bataille de Marignan en 1515, la Confédération voit à l’inverse affluer des protestants dotés d’une bonne formation et d’un sens aigu des affaires. Chassés par la Contre-Réforme, ceux-ci fuient la France, l’Italie et les territoires allemands, mais aussi la Hongrie, l’Espagne ou l’Angleterre. En plus de leur capital patrimonial, ces réfugiés protestants apportent aussi un capital humain sous forme de connaissances et de savoir-faire dans l’industrie et la finance. Si, dans leur majorité, les huguenots poursuivent leur route vers le Palatinat, la Bohême ou la Prusse, ils apportent néanmoins des innovations, reprises par la moyenne bourgeoisie notamment de Genève et de Neuchâtel ainsi que celle des cantons de Vaud et d’Argovie. Pourquoi investir dans de coûteuses guerres d’expansion alors que les capitaux et les innovations viennent d’eux-mêmes en Suisse ? Les chambres de commerce cantonales – et donc Economiesuisse au sens large – sont issues des commissions formées par les cantons fédéraux pour encadrer ces réfugiés. Les premières chambres de commerce cantonales sont donc pour la plupart des commissions économiques chargées de veiller à ce que les réfugiés protestants mettent en valeur leur patrimoine et leur savoir-faire en Suisse. Tandis que les huguenots ouvrent des manufactures de rubans de soie, des banques et des ateliers d’horlogerie, les commissions économiques perdurent et veillent à la mise en place des institutions nécessaires au bon fonctionnement de l’activité économique. Jusqu’au XVIIIe siècle, les directoires commerciaux cantonaux se retrouvent ainsi chargés du service postal, établissent des règlements, ouvrent des tribunaux d’arbitrage et agissent comme promoteurs de la recherche et du développement, par exemple par le biais de concours, de prix et de contributions. Les chambres de commerce cantonales deviennent les institutions fixant le cadre de l’industrialisation en Suisse. Le XVIIe siècle apporte une seconde vague de huguenots, principalement en provenance de France, après la révocation en 1685 par le Roi-Soleil Louis XIV de l’édit de Nantes qui concédait des droits et des lieux de refuge aux protestants. Avec cette seconde vague de persécution des protestants, plus de 60 000 réfugiés de France arrivent en quelques années en Suisse, qui compte alors environ un million d’habitants. Des milliers d’autres suivent d’Italie et d’Allemagne. La majorité de ces protestants poursuit toutefois son voyage.

D’un point de vue économique, l’accueil de réfugiés religieux et la Paix perpétuelle avec la France posent d’importants jalons pour la transformation de la Suisse en nation la plus prospère d’Europe. Si les Pays-Bas dominent encore par le commerce et les sciences, les familles huguenotes transforment la Suisse en une plaque tournante des réseaux bancaires et commerciaux européens qui s’étendent de Genève à Amsterdam et Londres en passant par Bâle. Au XVIIIe siècle, les industries textile et horlogère se développent en Suisse orientale et dans l’Arc jurassien sous la forme de maisons d’édition, reprenant en partie des manufactures textiles qui existent depuis le Moyen-Âge. Les entrepreneurs fournissent les familles paysannes en matières premières comme le coton, importé d’Angleterre, puis exportent vers l’Europe et le Nouveau Monde, Amérique, Asie et Afrique, les cotonnades ainsi confectionnées au coin de la cheminée. Reposant sur un groupement d’États et un pouvoir décisionnel au niveau local et le plus bas possible, le système de l’ancienne Confédération s’avère immunisé contre les écueils institutionnels sur lesquels les grandes puissances européennes se fracassent au début de l’ère moderne : l’absolutisme et le mercantilisme. L’expulsion des huguenots et de nombreux interdits économiques promulgués par le Roi-Soleil, qui règne en monarque absolutiste de 1643 à 1715, précipitent le déclin de la France comme grande puissance économique au niveau européen. Or, la Grande-Bretagne interdit elle aussi la transformation du coton au XVIIIe siècle afin de protéger la production locale de laine, de lin et de chanvre. Ces mauvaises décisions économiques de souverains absolutistes et de planificateurs mercantilistes propulsent alors temporairement la Suisse au rang de premier pays exportateur de produits en coton. Sur le plan intellectuel également, la théorie du mercantilisme s’impose dans toute l’Europe. De fait, nombre de penseurs européens sont convaincus qu’il revient à l’État de diriger l’économie et de protéger les industries.

En l’absence d’un État centralisé autoritaire, la Suisse est épargnée par les politiques de planification et de protection mercantilistes. Au XVIIIe siècle et au début du XIXe siècle, elle forme donc un vrai îlot de libre-échange en Europe. Seule la Chambre de commerce de Berne, plus tard Conseil de commerce, tente brièvement une politique économique mercantiliste. Si cela ne porte pas préjudice à l’économie bernoise, c’est parce que l’État de Berne s’est en même temps positionné comme premier investisseur institutionnel d’Europe et connaît un tel succès sur le marché financier de Londres qu’il ne prélève pratiquement pas d’impôts au XVIIIe siècle. En 1798 cependant, l’armée française confisque le trésor public de Berne. Si le Grand Conseil bernois doit surtout sa réussite à ses opérations financières jusqu’à la Révolution française, l’industrialisation de la Suisse s’opère ailleurs : en Suisse orientale et dans le Jura. Jusqu’au milieu du XVIIIe siècle, les directoires commerciaux et les autorités des différents cantons fédéraux définissent des lois régissant l’exercice d’une activité commerciale, afin de créer un cadre pour les industries textile et horlogère en plein essor. Par ailleurs, les cantons fédéraux coopèrent pour maintenir des droits de douane faibles au sein de la Confédération afin de ne pas renchérir les produits des manufactures suisses. La Confédération est alors comme un tigre d’Asie pour l’Europe, avec ses artisans bien formés produisant à bas prix des produits compétitifs pour le marché mondial.


Affiche pour le scrutin sur le Statut horloger de la Société pour le développement de l’économie suisse, 1961.

La construction économique et politique de l’État suisse est concomitante à la construction de l’identité au niveau idéologique : les Suisses se considèrent comme un peuple de paysans simples et travailleurs, mais un peuple « élu ». Au XVe siècle déjà, dans le « Livre blanc de Sarnen », l’histoire de Guillaume Tell et de la fondation de la Confédération suisse est présentée comme l’allégorie de l’épisode biblique de David contre Goliath. Les Suisses se considèrent comme des paysans pauvres, mais pieux et nobles qui se rebellent contre les seigneurs féodaux européens, tel le berger David contre le géant Goliath. Le modeste fermier sert directement le Seigneur Dieu, il est son homme de main. Parallèlement au déploiement de l’industrialisation et de la finance en Suisse comme nulle part ailleurs en Europe, la Suisse forge son identité nationale de pays de simples paysans et bergers. Cette autodéfinition, la Suisse l’affiche durant la Seconde Guerre mondiale, dans le contexte de la défense spirituelle, sous la devise « Schweizerart ist Bauernart » (Par nature, le Suisse est un paysan). Elle façonne aussi sa politique européenne dans la seconde moitié du XXe siècle. Lorsqu’il écrit à son mentor Wilhelm Röpke, professeur d’économie enseignant à Genève, Gerhard Winterberger, directeur de l’Union suisse du commerce et de l’industrie (Vorort), signe « Ihr Hirtenknabe » (votre jeune berger), s’attribuant ainsi sans détour le rôle de David. Les écrits de Winterberger assignent par ailleurs le rôle de Goliath aux grandes puissances européennes environnantes et à la CEE en cours de formation : en 1960, il précise ainsi qu’une adhésion à la CEE « porterait un coup mortel à la Suisse et anéantirait notre mode de vie politique ». Selon lui, l’« habitus spirituel des paysans de montagne » a contribué au succès de la Suisse à travers les siècles, tandis que la noblesse européenne méprise les Suisses, ces rustres, tout en enviant la liberté des paysans de montagne helvétiques. Dans son drame « Guillaume Tell », Friedrich Schiller exprime cette jalousie de l’aristocratie européenne à l’encontre des Suisses libres au travers de son personnage, la Stauffacher , qui interpelle ainsi son mari :

Tu excites son envie parce que tu as le bonheur de vivre en homme libre sur ton propre héritage, tandis que lui n’en a aucun.

Tu tiens ta maison en fief de l’empereur et de l’Empire, tu peux la montrer aussi fièrement qu’un prince d’Empire montre ses terres ;

tu ne reconnais au-dessus de toi d’autre seigneur que le premier de la chrétienté.

Jusqu’à ce jour, cette image du simple paysan, berger ou bûcheron préférant vivre dans la pauvreté et travailler dur plutôt que de s’agenouiller devant des baillis étrangers façonne la politique économique de la Suisse. Évoquer l’insoumission des Confédérés, hommes simples mais libres, est particulièrement important à l’époque de l’absolutisme et des troubles politiques, lorsque les marchands suisses ne respectent pas les normes protectrices mercantilistes des grandes puissances et qu’exportation est quasiment synonyme de contrebande. Sous l’Ancien Régime, les commerçants suisses font de la contrebande d’indiennes (toiles de coton imprimées en couleur), de montres et de tabac, mais aussi de livres interdits ou censurés en Europe. L’économie et la vision du monde, l’échange de biens ou d’idées, sont indissociables. Avec la Révolution française de 1789, qui tranche littéralement la gorge à l’ère de l’absolutisme, l’exportation de biens et d’idées depuis la Suisse devient très difficile et dangereuse pendant près de deux décennies et, en dépit de la contrebande pratiquée par les commerçants suisses à leurs risques et périls, de nombreuses régions de Suisse se retrouvent appauvries au début du XIXe siècle. Le blocus économique de Napoléon est plus destructeur que ses dévastations militaires.

La Révolution française se traduit non seulement par un afflux de milliers de réfugiés en quelques années – comme chaque révolution européenne – mais aussi par l’émergence d’idées nouvelles. Soutenues par les politiciens suisses, elles sont mises en œuvre en certains endroits de plein gré, à d’autres sous la contrainte, après l’invasion des troupes françaises. En avril 1798, la République helvétique remplace l’ancienne Confédération. La nouvelle constitution instaure l’égalité politique entre tous les cantons fédéraux et accorde le droit de suffrage aux hommes dès 20 ans – à l’exception des juifs. L’époque dite de l’Helvétique, période de transition entre 1798 et l’acte de Médiation de Napoléon en 1803, met abruptement fin aux multiples dépendances politiques régionales établies au cours des siècles ainsi qu’aux juridictions disparates. La République helvétique manque se désintégrer durant la guerre civile. Selon de toutes récentes affirmations d’historiens, l’affirmation de la Suisse comme entité étatique au sein de l’Europe doit beaucoup à la Médiation de Napoléon en 1803. Ce dernier supprime surtout la centralisation des pouvoirs de la constitution helvétique et affirme à la place une organisation fédérale s’appuyant sur la souveraineté des cantons. Ironie de l’histoire, le fédéralisme, caractéristique distinctive de l’État suisse, a donc été décidé par l’un des dictateurs les plus sanguinaires dans la genèse de l’Europe.

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