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IV
L’ange malin

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Lorsque, le 15 juin 1809, M. le baron Pasquier, préfet de police, pénétra, sur les trois heures de l’après-midi, dans son vaste cabinet de la rue Saint-Anne, il semblait de fort méchante humeur.

Jetant son portefeuille bourré de documents sur son bureau encombré de dossiers en désordre, il se laissa tomber sur son fauteuil ; puis, épongeant son front ruisselant de sueur avec un mouchoir en batiste qu’entourait une fine dentelle, il grommela d’une voix tremblante de colère : — Ah çà ! tous ces chenapans ont donc le diable au corps pour se donner ainsi rendez-vous dans ma ville !…

Et, frappant un coup sec sur un timbre en argent placé à portée de sa main, il lança au jeune secrétaire qui s’était empressé d’accourir : — Le chef de la Sûreté est-il ici ?

— Oui, monsieur le préfet.

— Faites-le entrer !

Quelques secondes après, M. Henry apparaissait. Il avait l’air tranquille d’un homme qui a conscience d’avoir fait tout son devoir.

Immédiatement, le préfet l’interpellait en ces termes :

— Cela ne peut pas durer ainsi. Je viens d’être mandé au château des Tuileries et l’Empereur ne m’a pas caché son mécontentement de ce qu’en ce moment Paris regorgeait de malfaiteurs.

« Le fait est que les attentats de toutes sortes, assassinats, vols à main armée, attaques nocturnes, fabrication de fausse monnaie, enlèvements, rapts, chantages, etc. se multiplient avec d’autant plus de cynisme qu’un grand nombre d’entre eux restent impunis.

« Il faut en finir une bonne fois pour toutes avec cette bande des Enfants du Soleil qui constitue une véritable armée du crime et qui, depuis trop longtemps, met en coupe réglée les habitants de la cité dont j’ai la garde !

« Or, sachez-le, monsieur Henry, si je suis responsable vis-à-vis de Sa Majesté de la sécurité de la capitale, vous l’êtes, et seul, vis-à-vis de moi !

« Je ne supporterai donc désormais, de votre part, aucune défaillance.

« Vous m’avez compris, n’est-ce pas ?

« Je n’insiste pas davantage.

M. Henry, un homme d’une cinquantaine d’années, de petite taille, d’assez fort embonpoint et dont le visage empreint de bonhomie et les allures pleines de rondeur semblaient révéler beaucoup plus un paisible bourgeois qu’un ardent limier, avait écouté la mercuriale de son chef avec un calme sous lequel un observateur tant soit peu perspicace n’eût point manqué de découvrir une certaine pointe d’ironie.

Puis, il répondit avec déférence, mais non sans fermeté :

— Monsieur le préfet, je ne puis que m’incliner devant le bien-fondé de votre demande.

« Mais, comme il m’est impossible de faire mieux, j’ai l’honneur de vous remettre ma démission.

Le baron Pasquier eut un sursaut.

— Votre démission ! s’écria le préfet en frappant un grand coup de poing sur la table.

— Oui, monsieur le préfet, appuya le chef de la Sûreté avec un sang-froid qui paraissait imperturbable.

— Savez-vous, reprenait rageusement Pasquier, que votre geste ressemble singulièrement à la désertion d’un soldat sur le champ de bataille ?

— N’en croyez rien, monsieur le préfet : il n’est que le résultat de mon profond découragement en face des difficultés sans cesse grandissantes qui m’incombent et de l’insuffisance des moyens qui me sont accordés.

— Que me racontez-vous là, monsieur Henry ?

— La vérité, monsieur le préfet.

Et, avec une émotion contenue qui était la meilleure garantie de sa sincérité, le chef de la Sûreté poursuivit : — Croyez que ce n’est pas sans un réel chagrin que je me vois dans la nécessité d’abandonner un poste dont je me suis toujours efforcé de me montrer digne…

— Et dans lequel, je m’empresse de le reconnaître, vous avez fait preuves de très éminentes qualités.

—… Mais quand un chef voit d’avance qu’il va à la défaite, n’a-t-il pas pour premier devoir de passer en de meilleures mains un commandement qu’il ne se sent plus de taille à exercer ?

Ces paroles parurent causer sur le baron Pasquier une profonde impression.

En effet, il connaissait à fond l’homme qui était devant lui.

Doué d’une intelligence remarquable, d’une mémoire prodigieuse et d’un tact d’observation qui le mettait à l’abri de l’erreur, en possession d’un flair qui, parfois, touchait au prodige, et qui lui avait valu de la part des bandits qu’il était chargé de poursuivre ce surnom d’Ange malin qui lui convenait d’ailleurs à merveille, M. Henry avait toujours considéré son délicat et périlleux métier comme une sorte de sacerdoce.

Passionné de travail, passant parfois des nuits entières à réfléchir aux instructions qu’il devait donner à ses agents, sans cesse en éveil et toujours sur la brèche, écoutant et lisant tout, il allait, quand il était malade, jusqu’à se faire soigner dans son bureau ; il était, suivant la vieille expression de « ceux qui couchent dans leur ouvrage».

Aussi avait-il obtenu de merveilleux résultats, recueillant toujours, à force de patience et d’habileté, de la part des coupables amenés devant lui, les aveux les plus complets, les détails les plus circonstanciés qui lui permettaient d’élargir le champ des investigations et de réaliser de fructueuses captures.

Pour qu’un policier de cette envergure s’avouât impuissant à endiguer la marée sans cesse montante du crime, pour qu’il se déclarât vaincu d’avance dans une guerre au cours de laquelle, pendant si longtemps, il n’avait connu que des succès, il fallait vraiment que le mal fût encore plus grand que ne le croyait le préfet de police.

Aussi celui-ci reprit-il, visiblement effrayé, mais considérablement radouci :

— Monsieur Henry, je vous connais très bien et je sais que vous n’êtes pas l’homme des coups de tête…

« Aussi, je vous prie de me faire connaître franchement les motifs d’une détermination aussi grave que regrettable.

— Ceci n’est que trop juste, monsieur le préfet.

« En moins de dix années, j’ai fait arrêter 11.725 délinquants ; 421 d’entre eux ont été condamnés à la peine de mort : de ceux-là je n’ai donc plus à m’occuper.

« 3.741 ont été envoyés aux bagnes de Brest et de Toulon, le reste enfermé dans les prisons d’État.

« C’est un bilan, n’est-ce pas, monsieur le préfet ?…

« J’oserais même affirmer que c’est le plus fort qui existe aux archives secrètes de la police !

Frappé par cette statistique qu’il savait rigoureusement exacte, le baron Pasquier s’étonnait : — Comment se fait-il que de si terribles exemples n’aient pas donné à réfléchir aux malfaiteurs ?

— Tout simplement, monsieur le préfet, répliquait le chef de la Sûreté, parce que de trop nombreuses évasions ont permis aux scélérats, dont j’avais débarrassé la société, de renouveler, en les aggravant, la série de leurs forfaits.

— Le fait est, reconnaissait le préfet, que nos bagnes et nos prisons sont bien mal gardés.

— Gardons-nous, monsieur le préfet, d’incriminer trop sévèrement nos gardes-chiourmes, nos geôliers et nos agents. Ils ont affaire à forte partie et je commence à croire que, pour faire heureusement la chasse aux bandits, il faut avoir été bandit soi-même.

— Théorie singulièrement dangereuse !

— Mais que renforcent singulièrement les faits… Prenons, par exemple, le cas de l’Aristo.

— Ce mystérieux bandit qui, depuis deux ans, nous tient tête avec une insolence qui n’a d’égale que sa cruauté ?

— Oui, monsieur le préfet ; si, à chacun de ses crimes, j’ai reconnu la signature de son auteur, malgré tous mes efforts, il m’a été impossible de mettre la main sur lui…

« Et quel policier sera assez subtil pour mettre la main sur cet autre personnage aussi extraordinaire, et peut-être encore plus fantastique, qui répond au nom de Vidocq ?…

— Ce forçat qui s’est évadé du bagne et dont plusieurs rapports de nos agents nous signalent la présence en nos murs ?

— Parfaitement ! monsieur le préfet.

— Et vous n’avez pas encore réussi à lui mettre la main au collet ?

— Hélas ! non, monsieur le préfet.

« Passé maître dans l’art de se transformer avec la rapidité qui tient réellement du prodige… chaque fois que j’ai voulu procéder à son arrestation, il m’a glissé entre les doigts… Le gaillard tient à la fois du lion, du tigre, du caméléon et de l’anguille.

« Hier encore, vous allez voir, monsieur le préfet… un de nos meilleurs limiers avait retrouvé sa piste.

« Déguisé en colporteur, le coquin avait réussi à s’introduire dans le parc du château de Saint-Gratien qui, ainsi que vous le savez, appartient au financier Ouvrard.

— Oui, eh bien ?

— Cette fois, je croyais bien le tenir…

« Mais à peine avais-je paru avec plusieurs de mes agents que le brigand s’évaporait… c’est le mot… sans qu’il me fût possible de retrouver sa trace !

« Nous avons eu beau fouiller tous les alentours… nous n’avons rien découvert… c’est-à-dire si, nous avons trouvé près de là, dans une masure abandonnée, un bissac de marin qui contenait plusieurs de ces défroques· dont Vidocq sait si bien se servir, chaque fois qu’il veut nous brûler la politesse !

— Je vois, en effet, monsieur Henry, que vous avez affaire à un gaillard qui vous donne joliment du fil à retordre.

— Ne m’en parlez pas, monsieur le préfet ! Ah ! le tenir enfin ! Quel succès ! Cela me rendrait confiance et me ferait reprendre en goût un métier, hélas ! devenu si difficile.

« Mais je n’y compte plus guère.

« Ce Vidocq aurait fait un pacte avec le diable que je n’en serais pas autrement surpris.

« Mes agents l’appellent « l’Insaisissable ». Nul mieux que lui n’a mérité ce surnom.

« Qui sait, en effet, si cet escroc, ce faussaire, ce condamné à mort par contumace, ne se promène pas en ce moment sur le boulevard des Italiens, vêtu à la dernière mode, une canne à pomme d’or à la main et un gros cigare au bec ?

« Qui sait si, ce soir, on ne viendra pas me dire : « Vidocq a été reconnu cet après-midi distribuant l’eau bénite à la porte de Notre-Dame… Vidocq a soupé hier à la Courtille, au cabaret de Guillotin, en compagnie d’escarpes redoutables et de demoiselles de mauvaise vie… Vidocq se rendra ce soir au Théâtre-Français, dans la loge de la comtesse d’Estramadure !… Vidocq assistera demain au bal de la Cour en uniforme de diplomate étranger ou d’aide de camp de l’Empereur ! »

« De sa part tout est vraisemblable, tout est possible. « En tout cas, une chose dont je suis sûr, c’est que, lorsque je me présenterai avec l’élite de mes agents pour l’arrêter, cet oiseau au plumage si divers se sera envolé sans faire entendre le moindre battement d’ailes et sans que je puisse soupçonner un seul instant l’endroit où il aura été se nicher.

« Et vous croyez, monsieur le préfet, qu’il n’y a pas de quoi jeter le manche après la cognée ?

« Voilà pourquoi je ne puis pas assumer une responsabilité pareille et je préfère me démettre de mes fonctions.

— Et si je vous ordonnais de rester ?

— Je resterais, monsieur le préfet, mais, comme j’en suis sûr, avant un mois, les choses n’auront fait qu’empirer, ce sera vous qui me donnerez mon congé…

« Voilà pourquoi je vous supplie de m’épargner cette humiliation, en acceptant ma démission que j’ai le regret, que dis-je, le désespoir de vous renouveler.

Le baron Pasquier se tut.

Convaincu par les arguments que le chef de la Sûreté venait de développer devant lui, il réfléchissait au moyen de tenir tête au danger qui lui apparaissait maintenant dans toute sa menaçante netteté et il se demandait avec angoisse comment, privé d’un collaborateur tel que M. Henry, il ferait face à une situation qui ne pourrait que s’aggraver d’un jour à l’autre, lorsqu’on gratta à la porte.

— Entrez ! ordonna le baron Pasquier.

C’était le secrétaire qui annonçait :

— Monsieur le préfet, il y a là un individu qui demande à vous voir… pour une affaire urgente.

— Recevez-le et interrogez-le…, ordonnait le baron Pasquier, en s’emparant nerveusement de son portefeuille…

— C’est ce que j’ai voulu faire, répondit le secrétaire : mais cet homme m’a affirmé que ce qu’il avait à dire à M. le préfet était rigoureusement confidentiel.

— Vous a-t-il donné son nom ?

— Il s’y est refusé, déclarant qu’il ne parlerait qu’en votre présence.

— Quelles allures ?

— Franchement suspectes.

— Faites-le jeter dehors par les huissiers.

Le secrétaire s’apprêtait à exécuter l’ordre de son maître lorsque M. Henry, qui avait suivi avec attention ce bref colloque, s’avança en disant : — Monsieur le préfet, voulez-vous me permettre un mot ?

— Dites ! ponctua le baron Pasquier en retenant son secrétaire.

— J’ai reçu souvent de semblables visites… souvent sans nul profit, mais parfois, je dois le dire, il m’est arrivé d’en tirer d’utiles renseignements.

« Aussi, je me demande, monsieur le préfet, s’il ne vaudrait pas mieux recevoir cet homme.

— Après tout, vous avez peut-être raison.

« Legagneur, faites entrer cet individu… Monsieur Henry, restez !

« À nous deux nous aurons vite fait de reconnaître si nous avons affaire à un mystificateur, à un fou ou à un véritable indicateur.

Soudain, le baron Pasquier se tut, réprimant un sursaut de surprise.

Un personnage tenant à la fois de l’homme et du fantôme venait d’apparaître sur le seuil de son cabinet.

D’âge indéfini, de taille moyenne, correctement vêtu d’une redingote noire pincée à la taille, d’un pantalon de même nuance, qui disparaissait dans des bottes soigneusement cirées, tenant d’une main un chapeau demi haut de forme, aux larges ailes et au poil luisant, s’appuyant de l’autre sur un gourdin tourné en spirale, la figure pâle, émaciée, ravagée par tout un monde de privations physiques, toute une tempête de douleurs morales, le regard fulgurant d’une flamme dévorante et mystérieuse, le visiteur, figé dans une immobilité de statue, attendait qu’on lui fît signe d’avancer.

— Entrez ! ordonna sèchement le préfet de police. « Et vous, Legagneur, laissez-nous !

L’individu fit trois pas et s’arrêta, dardant son œil d’oiseau de proie sur M. Henry qui, le visage éclairé par un sourire de bienveillante aménité, le contemplait d’un air de satisfaction protectrice.

— Qu’avez-vous à me dire ? interrogeait impérieusement le baron Pasquier.

L’homme ne répondit pas… À peine ses lèvres serrées eurent-elles un léger frémissement.

Comme il continuait à dévisager M. Henry avec une inquiétante insistance, le préfet de police lança : — Monsieur est chef de la Sûreté… Vous pouvez donc parler devant lui aussi bien que devant moi.

L’énigme vivante que semblait être le visiteur eut un indéfinissable sourire… et… son regard, toujours avec la même fixité ardente, rejoignit celui du préfet de police qui reprit, sur un ton de sévère autorité : — Maintenant, parlez… et d’abord, qui êtes-vous ?

Alors, d’une voix profonde qui résonna comme un coup de tocsin dans la vaste pièce, lentement, l’inconnu articula : — Je suis Vidocq !

— Vidocq ! s’exclama le baron Pasquier, tandis qu’un éclair de triomphe illuminait les traits de M. Henry.

— Oui, Vidocq, accentua fortement le bagnard. Vidocq le voleur, le faussaire, le forçat évadé, le condamné à mort… Vidocq, qui ne vient pas vous livrer sa tête, mais qui vous apporte son cerveau avec tout ce qu’il sait !… avec tout ce qu’il veut… et avec tout ce qu’il vaut !

Vidocq

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