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IV
Au château de Saint-Gratien

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À l’époque où se déroule cette véridique histoire, le château de Saint-Gratien, qui s’élève encore aux environs d’Enghien, était une des plus somptueuses résidences des environs de Paris.

Il appartenait au richissime financier Ouvrard qui, à l’apogée de son incroyable fortune, en avait fait une demeure digne d’un grand seigneur et même d’un prince du sang.

Non content de meubler la maison avec une richesse inouïe et d’y accumuler des trésors artistiques dignes de nos musées nationaux, il avait réussi à transformer le parc en un véritable paradis terrestre, ombragé d’arbres aux essences les plus rares, émaillé d’innombrables parterres de fleurs, sillonné d’allées que bordaient d’admirables statues dues au ciseau des grands maîtres du XVIIIe siècle, embelli de petits lacs sur lesquels s’épanouissait la blanche majesté de nombreux cygnes, et traversé par des charmilles en labyrinthe qui aboutissaient à des grottes en rocaille où chantaient de sveltes jets d’eau et où régnait, en été, une fraîcheur délicieuse.

C’était dans ce domaine de conte féerique qu’Ouvrard, qui renouvelait, à l’aurore du XIXe siècle, les fastes et les folies de ces fameux fermiers généraux dont la Révolution avait aboli le si coûteux privilège, avait installé, deux ans auparavant, une jeune femme dont il était devenu, ainsi qu’il le déclarait lui-même, « amoureux à en perdre l’esprit » !

Il faut avouer que l’objet de cette flamme était bien fait pour bouleverser la cervelle et même le cœur d’un banquier qui avait élevé le culte de l’amour au moins à la hauteur de celui qu’il professait pour la richesse.

Il était bien difficile, en effet, de rencontrer une créature plus divinement séduisante, plus royalement splendide et plus étrangement troublante que cette véritable reine de beauté qu’un soir l’orgueilleux manieur d’or avait présentée, dans sa loge de l’Opéra, à l’admiration spontanée d’une salle immédiatement conquise.

Grande, avec un port de reine, un visage de déesse, mais de déesse blonde et souriante, à laquelle nul sentiment humain ne serait étranger, suprêmement élégante, et toujours un peu rêveuse, mélancolique, il émanait d’elle une impression tellement subtile, magique et captivante, que nul ne pouvait se défendre d’en subir le charme.

Aussi, lorsqu’elle était apparue, un peu avant que le rideau ne se levât sur La Vestale, de Spontini, qui faisait accourir le Tout-Paris à notre première scène lyrique, tous les yeux, toutes les lorgnettes s’étaient instantanément braqués vers elle, tandis qu’un long murmure d’adulation spontanée saluait cette apparition sensationnelle entre toutes.

Quelle était cette femme que nul ne pouvait se vanter d’avoir encore même entr’aperçue ?

Seul, Ouvrard le savait ; et il avait jalousement gardé son secret… faisant bonne garde autour de ce trésor qu’il jugeait incomparablement plus précieux que tous ceux que renfermaient ses coffres, cependant gorgés de richesses.

Les rares intimes du financier qui avaient eu le privilège insigne d’approcher celle qui ne s’était révélée que sous le nom de Manon la Blonde, affirmaient qu’elle était remplie d’amabilité, de tact, d’éducation, d’esprit et même d’intelligence.

Mais ils ajoutaient que, sous son sourire enchanteur, à travers son regard étincelant de jeunesse, on était étonné de découvrir par instants une sorte d’alanguissement morose, très proche parent de la tristesse.

Et pourtant, Manon semblait n’avoir rien à désirer. Sa vie de luxe et de plaisir n’était-elle pas celle qu’elle avait sans doute ardemment désirée et librement choisie ?

De plus en plus féru de passion pour elle, Ouvrard s’ingéniait à lui inspirer les caprices les plus onéreux, les fantaisies les plus extravagantes ; et lorsqu’il la trouvait étendue sur sa chaise de repos, les yeux clos, presque somnolente, dans le cadre merveilleux qu’il avait voulu donner à sa grâce, il s’effrayait et lui disait, non sans angoisse :

— Je crains que vous ne vous ennuyiez ici, ma très belle. Pourquoi ne sortez-vous pas davantage ?

« Pourquoi ne recherchez-vous pas des distractions que je suis prêt à vous offrir ?

« Voulez-vous que nous voyagions ?

« Vous savez bien que je ferai tout pour qu’aucun souci n’assombrisse jamais vos traits divins.

Mais, invariablement, Manon lui répondait en s’efforçant de sourire :

— Je suis très heureuse ainsi, je vous l’assure !

Ce jour-là, c’était vers la fin d’un bel après-midi de septembre… La belle châtelaine de Saint-Gratien s’était attardée sur le banc en marbre blanc d’une magnifique terrasse qui s’élevait au fond du parc, en bordure de la route de Paris à Compiègne.

Seule, comme presque toujours — car elle aimait à s’isoler souvent dans quelque coin retiré de son parc, sans doute pour s’y perdre en des méditations, dont elle conservait strictement pour elle l’étrange mystère —, elle regardait d’un air douloureux une belle rose automnale dont les pétales s’effeuillaient lentement les uns après les autres, sous la caresse de la brise vespérale.

De longs soupirs soulevaient sa poitrine… Ses lèvres s’entrouvraient en une expression de profonde amertume.

Bientôt deux larmes roulèrent sur ses joues et, en un geste de lassitude infinie, elle appuyait sur ses yeux la fleur à demi décapitée, lorsque, soudain, elle tressaillit.

Il lui avait semblé entendre sur le gravier d’une allée un bruit de pas très rapproché.

Elle se retourna et eut un léger cri.

Un vieillard, revêtu d’une casaque de matelot à la couleur mangée par les pluies du large et la houle des grands vents, coiffé d’un chapeau en toile cirée, qui avait dû braver maintes tempêtes, le visage encadré d’une barbe grise en broussaille, très drue, et qui rejoignait presque d’épais sourcils surmontant une paire d’yeux singulièrement perçants, portant sur son dos un « bissac » semblable à ceux dont se servaient alors les marins qui venaient à terre vendre leur « pacotille », s’avançait vers elle, en l’allure lourde et dandinante des gens de mer.

Tirant son « suroît » et laissant apparaître une tignasse dont les mèches bouclées lui encadraient le front, il fit d’une voix cassée et quelque peu tremblotante :

— Excusez-moi, ma bonne dame, mais tout à l’heure, je vous ai aperçue sur vot’ terrasse, et je me suis dit : « Voilà une personne qui doit sûrement être généreuse avec les pauvres gens… P’têt’ ben qu’elle voudra m’acheter quéque colifichet ou quéque mignardise ? »

« Alors comme je passais près du mur qui est là, sur votre drouète [droite], j’ai vu qu’il y avait une petite porte qui était à moitié ouverte, et, plutôt que de faire le grand tour jusqu’au portail du châtiau, dam, je suis entré tout de go… et me v’là.

— Allez-vous-en, ordonnait impérieusement Manon qui s’était levée, plus mécontente qu’effrayée…

Mais le matelot, qui ne paraissait pas l’avoir entendue, reprenait :

— Je suis un honnête homme, allez, ma bonne dame.

« Tous ceux qui connaissent le père Madurec vous le diront.

« Seulement, voilà : je me fais vieux, ben vieux !…

« Tout de même, je suis venu à Paris sur mes jambes, dame oui, dame ! ben sûr… espérant que je vendrais plus cher ma camelote, vu qu’à Paris le monde est plus riche que dans les provinces !

— Je vous dis de vous retirer, s’impatientait la châtelaine.

— Faites pas attention, s’obstinait le colporteur, j’suis un peu dur d’oreille. Mais j’suis sûr qu’on va ben s’entendre tout de même.

Et, disposant son bissac sur les dalles de la terrasse, il commença à dénouer la courroie de cuir qui le fermait, tout en poursuivant avec l’accent à la fois bourru et cordial des marins de la côte bretonne :

— J’ai là des belles choses… des cachemires que j’ai rapportés des Indes… une robe en soie brodée qui vient de Chine… même que, dedans, vous seriez ben plus belle, dame ! oui, plus belle encore que vous êtes déjà…

« J’ai aussi des broches, des anneaux, des boucles d’oreilles… des…

— En voilà assez ! interrompit Manon… Une dernière fois je vous ordonne de partir ou j’appelle mes gens.

— Vos gens ! fit le vieux marin dont les yeux eurent une lueur étrange… D’abord ils ne vous entendraient point, même si vous criiez bien fort.

Et, baissant la voix, le matelot ajouta sur un ton de confidence ;

— Et puis, ma bonne dame, j’ai une commission à vous faire.

— Une commission ?

— De la part de quéqu’un que vous connaissez ben.

— Moi ?

— Oui, de votre mari.

— De mon mari ?

— De François Vidocq… ma bonne dame.

À ce nom, Manon blêmit… Et, chancelante, elle dut s’appuyer à la balustrade de la terrasse.

Le marchand de pacotille, qui n’avait pas bronché, la regardait du coin d’un œil dont il s’efforçait de dissimuler l’éclat.

— Non, mais, fit-il, ma bonne dame, c’est-y des fois que vous allez « tomber faible ». Il y a pourtant pas de quoi, pour sûr.

Manon, qui s’efforçait de se ressaisir, reprit d’une voix qui trahissait l’indescriptible émoi dont elle était agitée :

— Je ne sais pas ce que vous voulez dire.

— Vous ne savez pas ! fit le marin en hochant la tête d’un air sceptique.

« Faut point me dire ça… à moi, ma bonne dame… La preuve, c’est que je vous ai reconnue tout de suite.

— Vous m’avez reconnue ?

— Au portrait que François Vidocq m’a fait de vous… C’est qu’il ne vous a pas oubliée, le gars…

« Mais pourquoi que vous tremblez si fort ?…

« Faut pas avoir peur… Je suis un honnête homme, que je vous dis… et ce n’est pas moi qui vous ferai du mal…

« Ah ! vous pouvez être ben tranquille !

— Je vous répète, articulait la châtelaine, de plus en plus émue, que je ne comprends rien à vos propos.

Saisissant brusquement le bras de la jeune femme et approchant son visage tout près du sien, le colporteur scanda, en rendant à sa voix son accent naturel, tout de force impérieuse et de volonté opiniâtre :

— Annette !… Regarde-moi !

— Vidocq !… Lui !… Toi !… s’exclama soudain Manon en s’affalant sur le banc de marbre.

— Oui, moi, reprit le forçat d’un ton tragique, moi qui, enfin sorti de l’enfer, viens te demander des comptes !

Vidocq

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