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II
Ce qu’était Vidocq

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Tapi entre les bottes de foin qui remplissaient le grenier, le forçat évadé n’avait rien perdu du dialogue échangé à haute voix dans la cour de la ferme, entre ses hôtes et les gendarmes.

— Allons, soupira-t-il, me voilà encore une fois tiré d’affaire !… N’empêche que j’aurai bien du mal à m’en sortir tout à fait.

« Depuis mon évasion de Toulon, le télégraphe optique a dû faire marcher ses ailes sans relâche… Partout, la maréchaussée a mon signalement. Pas moyen de me procurer une autre défroque. Il me faudrait voler pour cela… et voler, ah ! non, je ne veux pas !…

« Eh bien ! j’en serai quitte pour me cacher le jour et voyager la nuit… Mais ils ne m’auront pas !… non… ils ne m’auront pas !…

À peine avait-il murmuré ces mots que la trappe se soulevait lentement, laissant apercevoir la tête du fermier Jérôme qui, tout de suite, attaquait :

— Les gendarmes sont partis à ta recherche… Tu vas rester là un moment…

« Tu peux dormir un somme si tu veux… Quand il fera tout à fait nuit, je viendrai te réveiller et je te ferai filer par le jardin.

Vidocq esquissa un geste de remerciement ; mais déjà la trappe s’était refermée ; et, se laissant aller à la fatigue qui l’accablait, le forçat évadé, les nerfs détendus, déprimé, anéanti, se coucha tout de son long, fermant les yeux… et, presque instantanément, il s’endormit d’un sommeil de plomb.

Quel était donc ce bagnard en rupture de chaîne, ce condamné à mort, ce François Vidocq qui, traqué par la police, errant sur les grandes routes comme une bête fauve échappée de sa cage, venait si courageusement, au péril de sa vie, de sauver deux petits enfants ?

Il faudrait un volume, et même plusieurs, pour narrer dans tous ses détails ce qu’a été l’existence de cet homme extraordinaire, héros de l’histoire que nous avons entrepris de conter.

Car Vidocq n’est pas un personnage inventé de toutes pièces, ni même réalisé selon une légende plus ou moins vraisemblable ou d’après des documents plus ou moins exacts.

Vidocq, dont le nom, à travers les âges, est demeuré populaire jusque dans les coins les plus reculés de nos campagnes françaises, Vidocq, qui symbolise aux yeux de nos concitoyens, et même à l’étranger, le policier-type, le roi des détectives, comme on dit de nos jours, a réellement vécu l’existence que nous allons retracer, a traversé toutes les péripéties que nous nous efforçons de présenter fidèlement à nos lecteurs… personnage formidable et parfois fantastique qui a imprimé sur son époque la marque ineffaçable, indestructible de son génie spécial, mais indiscutable et indiscuté !

Calomnié, vilipendé, sali, comme le sont, la plupart du temps, ceux qui ont assumé la tâche, rude entre toutes, de se battre avec le crime, il nous est apparu, au cours des recherches historiques auxquelles nous nous sommes livrés sur ses actes et de l’étude approfondie que nous avons faite de son caractère, comme une force de la nature, un torrent tumultueux, jailli d’un rocher aride, d’un chaos dévasté, mais sachant, au besoin, se canaliser, s’endiguer, disparaître sous des tunnels, sous des cavernes, pour se transformer en une rivière calme, limpide, se divisant en innombrables ruisseaux, mais n’en continuant pas moins à tout emporter sur son passage.

Je ne m’en cache pas, je me suis pris d’admiration et même de sympathie pour ce personnage que je crois bien connaître et qui jamais, au cours de sa carrière de policier, traversée par les aventures personnelles que nous allons évoquer, ne s’est laissé amoindrir par cette déformation professionnelle qui, rarement, mais parfois cependant, dénature, diminue certains gardiens de l’ordre social au point d’en faire des tyranneaux injustes et sans pitié, quand ils n’ont pas la faiblesse plus redoutable encore de s’acoquiner avec ceux qu’ils sont chargés de combattre.

Vidocq a été, je ne dirai pas une manière d’apôtre, mais plutôt un incomparable chasseur. Son vrai patron n’est point saint Georges, mais saint Hubert… Il n’a rien du chevalier, il a tout du grand veneur… Il est implacable, rusé, tenace, mais brave, audacieux, généreux même, payant toujours de sa personne, tour à tour secoué par sa haine invincible et grandi par des fiertés inattendues.

Mais n’anticipons pas sur les événements ; ne nous laissons pas emporter par l’enthousiasme, le lyrisme de l’auteur qui, plein de son sujet, se laisse aller avant l’heure à des digressions intéressantes peut-être pour lui, mais fastidieuses pour ceux qui lui font l’honneur de lui accorder leur confiance… et revenons au vagabond, au forçat en rupture de ban, dormant enfin en paix dans le grenier des fermiers Leblanc…

François Vidocq, né à Arras en 1775, était le fils d’un boulanger.

Tout jeune, il avait manifesté de réelles aptitudes intellectuelles.

Il avait appris à lire et à écrire, presque seul… et sa grande joie était de dévorer indistinctement tous les livres et principalement les récits d’aventures et de voyages qui lui tombaient sous la main.

Sa mère, excellente créature, à l’esprit borné et sans aucune autorité dans son ménage, répétait souvent aux commères de son entourage :

— Not’ garçon sera un savant.

Mais son père, un bonhomme fruste, despote, ne l’entendait pas de cette oreille-là.

— Tu seras mitron, avait-il déclaré à son fils, sur un ton qui n’admettait pas de réplique.

Et François fut mitron.

À partir de ce jour, ce fut entre le père et le fils une lutte incessante qui atteignit souvent des proportions homériques.

Aussi obstinés l’un que l’autre dans leurs vues, ils vivaient dans un état de conflit permanent, au cours duquel l’enfant devenu jeune homme recevait fréquemment de cuisantes corrections qui, d’ailleurs, ne calmaient en rien son goût pour la lecture.

Mme Vidocq, qui tremblait sans cesse devant son terrible époux, n’osait intervenir au cours de ces discussions, qui se terminaient invariablement par de formidables paires de claques et même de rudes coups de bâton à l’adresse du mitron récalcitrant.

Celui-ci, quand il avait été par trop battu, et, par surcroît, condamné au pain sec et à l’eau, n’avait pour toute ressource que d’aller se réfugier chez de compatissants voisins, le digne épicier Le Rond et sa digne compagne La Rondelle que l’on avait surnommée ainsi en raison de la corpulence débordante de son accorte personne.

Ces braves gens le consolaient de leur mieux, lui offraient sa part de pot-au-feu à la table familiale et allaient même jusqu’à mettre à sa disposition les vieux bouquins qu’ils achetaient pour les transformer en cornets de papier destinés à enfermer leurs denrées alimentaires.

Mais un beau jour, après une paternelle et magistrale raclée qui coïncidait exactement avec son dix-septième anniversaire, le jeune Vidocq, muni d’un mince bagage et d’une bourse plus légère encore — car elle ne contenait que les maigres économies amassées péniblement, sol par sol depuis son enfance —, quittait le domicile paternel pour se lancer dans l’inconnu.

Son intention était de s’embarquer à Ostende, de faire voile, comme on disait alors, vers les Amériques et là, faute d’y tailler un empire, d’y réaliser au moins une grosse fortune.

Mais son voyage fut de courte durée.

Assailli aux environs de Dunkerque par une bande de malfaiteurs qui le dépouillent de son infime trésor, laissé par eux assommé, à moitié mort sur la banquette du chemin, le voilà seul, sans ressources, privé de tout, abandonné, malade… au bout de trois jours de liberté.

Va-t-il rentrer chez lui… implorer son pardon… reprendre son tablier de « geindre » et replonger ses bras résignés dans le pétrin ?

Ah ! que non ! Vidocq a goûté à l’indépendance… et si amère se soit-elle montrée pour lui à ses débuts, il n’y renoncera pas, il poursuivra sa destinée.

Il se fait embaucher comme valet de ferme, puis un soir dans une grange de village, il sert de compère à l’escamoteur acrobate Comus qui, frappé par son intelligence, l’engage comme paillasse.

Bientôt, las d’un rôle qu’il considère comme dégradant, il quitte la France, passe en Autriche et s’engage dans les hussards.

Mais Vidocq a le sang près de la peau, Vidocq a mauvais caractère. Il ne peut se plier à la rude discipline à laquelle il est assujetti… Il regimbe… Il est condamné à la schlague… et, plutôt que de subir une punition qu’il considère encore plus humiliante que douloureuse, il déserte, revient en France, repasse par Arras, se précipite dans les bras de sa mère qui en perd à moitié connaissance, tombe aux genoux de son père qui lui pardonne et qui, pour fêter le retour de l’enfant prodigue, à défaut de veau gras, fait mettre un poulet plus ou moins dodu à la broche.

Mais le jeune François ne peut se résigner à fabriquer du pain…

L’horizon du fournil est trop étroit pour ses espérances. Quelques jours après il part, en excédent, avec une troupe de comédiens dont l’étoile, une petite actrice coquette et sans scrupules, lui a tourné l’esprit.

Bientôt la comédienne renonce à le traîner dans ses bagages…

Alors, il s’engage dans le régiment de Bourbon.

Sa taille, sa bonne mine, son adresse aux armes lui valent l’avantage d’être immédiatement placé dans une compagnie de chasseurs.

Toujours susceptible, violent, agressif, querelleur, il s’attire une série de duels, tue deux de ses adversaires, en blesse une demi-douzaine. Et les choses vont encore mal tourner pour lui lorsque monte sur tout le territoire le cri sublime : « La patrie est en danger ! »

C’est la grande guerre de 92… L’immortelle campagne de la France dressée contre les tyrans !

Il se bat comme un lion… conquiert le grade de lieutenant et est envoyé en garnison à Lille.

Entre deux campagnes, il fait la connaissance d’une très jolie personne, Annette Chevalier, fille d’un membre du tribunal révolutionnaire de Douai.

Il en devient éperdument amoureux et obtient sa main. Alors Vidocq se transforme entièrement… Il se calme, il s’assagit, il est l’époux le plus dévoué, l’amant le plus fidèle, le plus tendre.

La naissance de deux fils ajoute encore au bonheur que lui donne celle qu’il aime et dont il a toutes les raisons de se croire aimé.

Il fait de beaux rêves, il a de grands projets… Beaucoup plus pour sa femme et pour ses enfants que pour lui-même, il veut s’illustrer dans la carrière des armes où il a fait de si brillants débuts. Il se sent une âme de chef…

Toutes ses turbulences se sont transformées en une fièvre d’ambition qui le grandit vis-à-vis de lui-même…

Stimulé par l’exemple des jeunes généraux de la République, il veut à son tour conquérir le grade qui lui donnera la fortune et la gloire.

Et lorsque le soir, près du berceau où reposent côte à côte son petit Jacques et son petit Robert qu’il s’est pris à adorer avec cet élan, cette fougue, cette passion qu’il apporte dans toutes les manifestations de sa vie, la main dans celle de sa compagne que sa double maternité a encore embellie, il se sent pénétré de son bonheur et si sûr de sa destinée qu’il ne cesse de répéter :

— Annette, que nous sommes heureux !

Vidocq, aveuglé par la joie qui le transporte, n’a pas vu s’amonceler au-dessus de son toit le plus effroyable des orages… Il n’a pas flairé la trahison qui s’est installée à son foyer. Il n’a pas remarqué chez son Annette certaines hésitations, certaines tristesses songeuses, certaines rougeurs qui auraient dû lui donner l’éveil. Il continue à la regarder, à l’admirer à travers le prisme de son immense amour.

Et pourtant, un soir, en rentrant de manœuvres, il trouve la maison vide.

Annette s’est enfuie avec ses deux enfants.

Tout d’abord, il demeure atterré ; il ne veut pas croire que cela soit possible.

Annette partie, elle qui, deux jours avant, le serrait dans ses bras… Annette partie… avec ses deux fils !

Il la cherche partout… dans la demeure, dont la coquetterie simple et la gaieté lumineuse ajoutent encore à la cruauté de sa détresse.

Il court, comme un fou, là où il espère la rencontrer… mais personne !

Cependant il n’y a pas eu entre eux la moindre querelle. Quand il l’a quittée, l’avant-veille, jamais son baiser ne lui a paru plus doux, plus sincère en dévouement et en tendresse.

Enfin, à force de harceler de questions, de prier, de menacer, la jeune fille de campagne lourdaude et craintive qui, depuis son mariage, est à son service, il apprend d’elle l’inconcevable et tragique vérité.

Annette s’est fait enlever par un jeune homme qui, depuis quelque temps, la courtisait en secret et elle a emporté ses enfants !

Un instant, Vidocq a l’impression qu’il va perdre la raison.

Mais avec un courage surhumain, il veut se ressaisir… Il y parvient.

Il interroge la servante :

— Le nom de cet homme ? clame-t-il éperdu.

— Je ne le connais pas.

— L’avez-vous vu ?

— Oui.

— Comment est-il ?

— Il a l’air d’un ci-devant aristocrate.

— Il est jeune ?

— Oui, il est jeune.

— Et beau, sans doute ?

— Oui, très beau.

— Et riche ?

— Très riche.

— Et tu ne m’as rien dit ?… Tu ne m’as pas prévenu ?

— Je n’ai pas osé.

— Ah ! stupide engeance ! Et sais-tu au moins quelle direction ils ont prise ?

— Non, je ne sais pas.

— Allons, ne me mens pas… parle, mais parle donc !

— Je ne sais pas, je vous le jure. Je ne sais pas !

Comprenant qu’il ne pourrait rien tirer de cette fille, Vidocq s’était précipité chez son colonel… type de vieux soldat sans peur et sans reproche et ne connaissant qu’une chose : la consigne.

— Mon colonel, lui dit-il, tout frémissant de douleur et de colère, ma femme vient de s’enfuir avec un amant.

« Je viens vous demander un congé…

— C’est impossible, lieutenant, répliquait l’officier. Nous partons demain pour les Flandres et j’ai l’ordre formel de présenter mon régiment au complet.

— Mon colonel, ma femme a emmené avec elle mes deux petits enfants.

— Lieutenant, je vous plains, mais je ne puis vous accorder la permission que vous me demandez. Votre honneur de militaire exige que vous restiez à votre poste à la tête de vos hommes. Vous y serez demain !

Vidocq n’insista pas. Il savait son chef inflexible… Mais sa décision était prise. Le jour même, il désertait.

Ce fut alors que commença pour lui le calvaire dont nous venons de revivre la dernière station.

Trompé par de faux renseignements, il se perd d’abord, pendant plusieurs jours, sur une fausse piste.

Recherché lui-même par la Prévôté, guetté par le conseil de guerre, paralysé dans ses investigations par la crainte permanente d’une arrestation suivie d’un emprisonnement de longue durée, bientôt à bout d’argent, de ressources, découragé, brisé, malade, pour la seconde fois, il s’en revient vers la maison paternelle où il reçoit un réconfortant accueil.

Mais il ne peut songer à y prolonger son séjour, sous peine d’être reconnu et pris par les gendarmes.

Il se confectionne un faux état civil. Il se fait colporteur et le voilà parti sur les routes… vers les pires aventures. Convaincu qu’à moins d’un hasard, sur lequel il ne compte guère, il ne retrouvera plus sa femme et ses enfants, redevenu le Vidocq des mauvais jours, rendu plus agressif, plus violent encore par l’infortune imméritée qu’il a subie, il fréquente les milieux les plus louches, joue, boit, fait ripaille jusqu’au jour, où, à la suite d’une rixe, il est incarcéré à la prison de la tour Saint-Pierre, à Lille.

Quelle n’est pas sa surprise de rencontrer, parmi ses codétenus, le brave épicier Le Rond, le consolateur des mauvais jours, qui a été condamné à deux ans de réclusion pour avoir vendu à faux poids de la marchandise !

Le Rond lui jure qu’il est innocent et cela suffit à Vidocq pour qu’avec une habileté inouïe il fabrique un faux ordre de mise en liberté en faveur de son ami et de lui-même.

Tous deux s’échappent…

Bientôt, traqué de toutes parts et crevant de misère, Vidocq va se faire bandit des grands chemins.

Déguisé en marchand de bestiaux, il attaque un inspecteur des finances et le met à mal sans le tuer tout à fait. S’emparant de ses vêtements et de ses papiers, il se rend chez le receveur de la ville de Compiègne, et, sous prétexte de vérifier sa comptabilité, il profite d’un moment d’inattention du brave fonctionnaire pour faire main basse sur la caisse.

Mais au moment où il va s’esquiver, le véritable inspecteur, qui est revenu à lui, apparaît avec des gendarmes. Vidocq est arrêté. Sa véritable identité est mise à jour et il est condamné à huit années de fer pour vol à main armée et complicité de faux en écritures publiques.

Envoyé au bagne, il s’évade ; mais il est repris et rivé de nouveau à son boulet.

Il ne tarde pas à s’évader de nouveau, car il n’a qu’un but : la liberté !

En effet, parmi les pires avatars de son existence mouvementée entre toutes, au milieu des promiscuités les plus dégradantes, dans le désarroi moral qui l’agite, pendant les journées interminables et suppliciantes qu’il a passées au bagne, une idée s’est ancrée en lui avec une telle insistance qu’elle a fini par décupler son intelligence en même temps qu’elle lui inspire toutes les audaces.

Vidocq ne veut pas mourir sans avoir retrouvé ses deux fils.

Rien n’a pu en lui étouffer l’instinct paternel. Il semble au contraire que ses malheurs aient surexcité ce sentiment à un tel point qu’il se sent de taille désormais à briser tous les obstacles, à dissiper tous les mystères.

Toutes les forces latentes, perdues ou mal dirigées qui sont en lui vont se concentrer désormais en un désir qui l’a empoigné et qui ne le quittera plus, levier tellement puissant, tellement formidable de la volonté qui l’anime, qu’il lui apparaît déjà destiné à lui ouvrir les portes de la rédemption pour les erreurs qu’il a commises et que, replié sur lui-même, il s’est pris à regretter amèrement.

Ses petits, dont il a toujours gardé au fond de lui l’image adorée, n’ont-ils pas préservé son cœur ulcéré de la gangrène totale ?

Aussi en a-t-il fait les douces idoles de la vie intérieure qu’il s’est constitué.

Il veut les revoir, il les reverra !

Où sont-ils ? Il n’en sait rien, mais il l’apprendra ! Tâche colossale, surhumaine, impossible !…

Qu’importe ! Il l’accomplira malgré les embûches de la police, malgré la faim, malgré la misère, en raison même de sa douleur ! Car il a la foi !… Il tombera peut-être le long des chemins, les pieds en sang, le ventre creux, les reins rompus, les nerfs à bout… Mais chaque fois il se relèvera, comme il a retrouvé ses forces pour continuer sa route et pour abattre ce chien enragé qui menaçait les deux petits enfants.

… Et, pour la première fois depuis bien des années, Vidocq dort tranquille, momentanément à l’abri du danger sous le toit de la ferme hospitalière… II rêve… à ses petits… II les voit tous deux… Ils ont onze et dix ans. Ils sont beaux. Ils s’avancent vers lui… Ils s’élancent dans ses bras… Ils le reconnaissent donc ! Oui, puisqu’ils l’embrassent et qu’ils lui disent qu’ils l’aiment… Et à son tour il les emporte… vers des cieux plus cléments… Avec eux il traverse les mers… sur un grand navire ! Toujours avec eux il aborde dans un pays splendide qui leur offre les fruits savoureux de ses arbres, les richesses aurifères de son sol.

II devient riche… très riche… II est heureux… si heureux… qu’il en a oublié la coupable, qu’il ne se rappelle plus, non pas seulement qu’elle a brisé sa vie, qu’elle l’a voué à la honte et qu’elle a failli faire de lui un scélérat, mais qu’elle a même existé !

Vidocq sourit au songe admirable… Sa poitrine allégrement se dilate… II n’y a plus en lui ni rancœur, ni fièvre, ni haine ; il éprouve une sensation de délassement, de bien-être et de joie qu’il n’a jamais connue qu’auprès du berceau de ses fils, lorsqu’il tenait dans sa main celle de l’infidèle !

Tout à coup, il s’éveille. La lumière d’une lanterne sourde éclaire son visage. Il tressaille… s’asseoit sur son séant, écarquille ses yeux… C’est la réalité qui, brutalement, le saisit à la gorge… Une voix s’élève :

— II faut vous en aller !

Jérôme Leblanc est là qui lui montre la trappe ouverte. Vidocq, sans dire un mot, descend après lui l’échelle du meunier… La Martoche est dans la salle. Elle s’avance vers le vagabond et lui tend sa besace pleine, lui glisse dans la main quelques pièces d’or empruntées au bas de laine caché au fond de la paillasse…

— Et maintenant, dit-elle, nous sommes quittes !

Vidocq la remercie du regard… Puis, sans un mot, il suit le fermier qui lui fait franchir une porte s’ouvrant sur un jardinet au bout duquel il y a une barrière qui donne sur la campagne.

Le ciel s’est chargé de gros nuages orageux.

Toujours sans rien dire, Jérôme écarte la barrière et, désignant au vagabond la masse sombre de la forêt qui se profile à quelque cent mètres de là, il fait un geste, comme pour lui conseiller sa route.

Tous deux se séparent sans avoir prononcé une parole. Le fermier rentre dans sa maison et Vidocq s’enfonce dans la nuit.

Vidocq

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