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VI : LE MYSTÈRE DU KENT
ОглавлениеLes renseignements que Surcouf avait reçus au sujet du Kent étaient rigoureusement exacts…
Ce navire avait bien quitté Portsmouth à la date indiquée et venait, après une heureuse traversée, de doubler le cap de Bonne-Espérance, à la grande satisfaction de ses passagers.
Parmi eux, à côté de riches colons et de négociants anglais, dont quelques-uns étaient accompagnés par leur famille, on remarquait le général Lovel Bruce, officier d’une valeur éprouvée et d’une remarquable distinction, appelé aux Indes à un important commandement, et sa charmante femme, Lady Evelyne, dont la grâce, la distinction et l’enjouement étaient fort appréciés par tout son entourage.
Le Kent était un des plus beaux paquebots de la Compagnie des Indes.
Armé de soixante caronades*(canon court utilisé par la Royal Navy), il portait, en plus de son équipage, des troupes destinées aux garnisons de la colonie : en tout un effectif de quatre cent quatre-vingt-dix-sept combattants.
« Admirablement armé, gréé, nous apprend Joseph Garneray, dans les si curieux Mémoires qu’il a consacrés à Surcouf, il présentait un type parfait de sécurité et de coquetterie.
« Son pont, ses batteries, ses cursives et ses cabines brillaient chacun de l’éclat qui leur était propre.
« Sa proue était ornée de deux admirables sculptures sur bois doré, qui pouvaient rivaliser avec les chefs-d’œuvre de Puget, le grand artiste du XVIIe siècle, qui excellait en ce genre d’ornementation maritime.
« La poupe, décorée à la fois avec art et richesse, avec sa double rangée de balcons en galerie, offrait un aspect imposant, majestueux.
« La galerie, c’est-à-dire la partie la plus reculée de l’arrière, celle qui, sous le couronnement, s’étendait dans toute la longueur du bâtiment, représentait un somptueux salon ou plutôt une splendide salle des fêtes.
« Ce bâtiment synthétisait en quelque sorte la puissance et la fortune anglaises. »
Le Kent avait pour chef le commodore Ravington, type du marin britannique, très brave, d’une endurance sans limites, d’une force herculéenne qui le rendait capable de fendre une tête d’un coup de sabre, et d’une santé de fer qui lui permettait d’avaler d’un trait une demi-bouteille de whisky sans en être le moindrement incommodé.
Bien qu’impitoyable sur la discipline, il apportait dans l’exercice de ses fonctions, aussi bien que dans les manifestations de sa vie privée, un humour flegmatique qui lui valut une réelle popularité.
Or, le Kent recélait dans ses flancs un véritable mystère, dont seul son commandant détenait le secret.
Dans une cabine isolée, une femme, dont nul n’avait jamais aperçu les traits, vivait, rigoureusement enfermée.
Tour à tour, devant la porte, deux Hindous montaient la garde.
L’un qui répondait au nom de Timour était un grand gaillard à figure bronzée, au regard terrible, à la barbe grisonnante.
L’autre, Tagore, était un jeune homme de dix-huit à vingt ans aux yeux ardents, aux allures mystérieuses, au profil régulier et fier.
Eux seuls avaient le droit de pénétrer auprès de l’inconnue… de lui préparer ses aliments et de veiller sur elle…
Ils vivaient à l’écart, taciturnes, apparaissant et disparaissant comme des ombres, ne répondant que par un mutisme absolu aux questions qu’on leur posait, et nul ne pouvait se vanter d’avoir jamais entendu le son de leur voix.
Les passagers et surtout les passagères du Kent eussent été fort désireux de connaître le mot de cette énigme… Mais le commodore Ravington s’était toujours obstinément refusé à satisfaire leur curiosité, répliquant même à Lady Bruce, qui insistait pour être renseignée :
— Secret d’Etat, madame… Secret d’Etat !
L’attitude du commodore n’avait réussi qu’à surexciter les curiosités ambiantes et principalement celle des jeunes officiers anglais qui, tous, s’étaient romanesquement épris de cette inconnue à laquelle ils prêtaient les plus fabuleuses origines.
Les uns affirmaient qu’elle était l’épouse d’un des plus riches nababs de l’Inde et, qu’après un mystérieux séjour en Europe, elle regagnait, non moins mystérieusement, les pays de ses ancêtres.
Les autres prétendaient, sans grande conviction d’ailleurs, que c’était une Européenne, une Anglaise même, qui, chargée par le gouvernement de Londres d’une mission aussi importante que confidentielle, devait garder le plus strict incognito.
Mais bien que nul n’eût assisté à son embarquement, qui avait eu lieu avant celui de tous les passagers, et que personne n’eût jamais entrevu son visage, tous étaient d’accord pour lui prêter les avantages physiques les plus rares, les charmes les plus ensorceleurs.
Cette sorte de fétichisme dont l’inconnue était l’objet de la part des officiers du Kent n’allait point sans éveiller la jalousie des jolies misses qui se trouvaient à bord et qui eussent préféré voir l’attention des élégants midshipmen se concentrer exclusivement sur elles.
Or, ce jour-là, profitant d’un temps superbe, et convaincu qu’il ne risquait plus aucune fâcheuse rencontre, le commodore Ravington offrait à ses hôtes du Kent une après-midi dansante.
Une partie du pont avait été aménagée en salle de bal où, au son d’un petit orchestre improvisé, de jolies femmes aux toilettes somptueuses et aux parures éblouissantes exécutaient, au bras des officiers en uniforme de gala, la nouvelle danse à la mode, la walse, récemment importée d’Allemagne.
Près de l’entrée des cabines, sous une tente qui abritait un buffet abondamment servi, quelques jeunes officiers offraient le champagne à de charmantes jeunes filles qui caquetaient tout en jouant gracieusement avec leurs éventails. L’un d’eux, le lieutenant George Wilde, aide de camp du général Bruce, levait sa coupe en disant :
— Je bois à la belle passagère !
— La belle passagère, répétait ironiquement Miss Lucy
Brown, délicieusement souriante dans l’épanouissement de ses vingt printemps.
« D’abord, comment savez-vous qu’elle est belle, puisque nul d’entre vous ne l’a même entr’aperçue ?
— Nous le supposons, lançait étourdiment le lieutenant de vaisseau James Morris.
— En effet, appuyait le midship Robertson.
Et il ajouta avec toutes les apparences de la plus rigoureuse logique :
— Il serait étrange que l’on prît autant de précautions pour un laideron.
— En attendant, scandait Miss Jenny Monrose, je m’étonne de voir tant d’imaginations s’exalter et tant de cœurs s’enflammer pour une femme dont on ne peut même pas dire si elle est brune ou blonde et dont on ignore le pays, la race et le nom…
— Secret d’Etat ! répliquait Sir George Wilde, avec un accent de solennité comique.
Provocante, agressive, de plus en plus piquée au jeu, Miss Lucy Brown reprenait :
— Il faut croire, messieurs, que vous n’êtes guère entreprenants et je m’étonne qu’aucun de vous n’ait été encore assez audacieux pour nous apporter la clef de ce mystère.
— Vous ignorez donc, objectait Sir James Morris, que la consigne du commodore est formelle.
Le midship Robertson précisait :
— Nul n’a le droit, sans risquer les peines disciplinaires les plus graves, de pénétrer dans le couloir qui donne accès à la cabine de l’inconnue.
— Il me semble, ponctuait Jenny Monrose sur un ton de défi, que cette interdiction devrait, au contraire, au lieu de ralentir votre zèle, surexciter votre curiosité.
— Et la discipline, Miss Jenny ? objectait le lieutenant de vaisseau James Morris.
— N’est-il donc jamais permis de la sacrifier à la plus élémentaire galanterie ? Ripostait du tac au tac Miss Lucy Brown.
— Le commodore Ravington n’a point pour habitude de badiner avec le règlement, précisait Sir Robert Robertson et je crois qu’aucun de ses officiers ne se soucie de mériter ses foudres ni d’encourir sa disgrâce.
— Je vous croyais plus audacieux ! Raillait Miss Lucy Brown, et je suis sûre que si des officiers français étaient à Votre place, ils eussent déjà su, grâce à leur habituelle témérité et leur naturelle finesse, débrouiller cette singulière énigme et cela sans aucun risque pour eux.
Les jeunes Anglais, visiblement froissés par cette boutade qui ressemblait à un affront, eurent un sursaut de protestation.
Mais Sir George Wilde, qui paraissait le plus vexé de tous, s’écriait :
— Eh bien ! Moi, Miss Lucy, je parie un baiser qu’avant ce soir je saurai quelle est cette femme.
— Je refuse… ripostait la jolie Anglaise en affectant un air offusqué.
— Si ! Si ! Vous acceptez ! La pressait-on de toutes parts.
— Soit, consentait Miss Lucy Brown, mais à une seule condition.
— Laquelle ?
— Si vous perdez, scanda Miss Lucy en agitant un index menaçant, j’aurai le droit de vous donner un soufflet.
— La punition sera encore très douce ! déclarait galamment l’officier.
L’orchestre, qui s’était tu, attaquait une nouvelle danse.
Le joyeux essaim s’empressa d’abandonner le buffet pour se mêler aux autres danseurs.
— Mon cher camarade, observait le lieutenant de frégate James Morris, je suppose que vous n’allez pas donner suite à ce dangereux projet.
— J’y suis au contraire absolument décidé, répliquait Sir George.
— Vous n’ignorez pas cependant que le commodore Ravington est d’une sévérité implacable.
— Je sais aussi qu’un pari est sacré pour un Anglais, surtout quand il a pour enjeu le baiser d’une jolie femme.
— D’accord ! Cependant, laissez-moi vous dire : “Prenez garde !“
Sir James Morris quitta l’aide de camp et s’en fut prier Lady Bruce de l’inscrire sur son carnet pour la première country-danse.
Quant à George Wilde, après avoir jeté autour de lui un rapide coup d’œil et s’être assuré que personne ne l’observait, il se dirigea vers l’entrée des cabines, descendit un escalier d’une douzaine de marches ; puis il s’engagea dans un couloir éclairé par des quinquets à l’huile encastrés au plafond dans de solides armatures de verre double et qui aboutissait à une sorte d’antichambre rectangulaire assez obscure, à l’entrée de laquelle l’Hindou Timour veillait, immobile, les bras croisés sur la poitrine.
L’officier anglais voulut s’avancer. Mais Timour, toujours silencieux, lui barra le passage.
Alors, se campant devant lui, l’aide de camp du général Bruce lança d’une voix impérieuse :
— Quelle est cette femme que tu gardes ainsi prisonnière ?
L’Hindou ne broncha pas.
Sir George Wilde, tirant de sa poche quelques sovereigns, les tendit à Timour en insistant :
— Quelle est cette femme ? Parle ! Je le veux ! Je te l’ordonne !
Timour, avec un étrange sourire, s’empara des pièces d’or et les lança à la figure de l’officier…
Celui-ci bondit sous l’outrage et, d’un formidable swing, il envoya rouler à terre l’Hindou, qui poussa un cri guttural.
Passant par-dessus son corps, l’officier se dirigeait vers la cabine de l’étrangère dont la porte donnait sur l’antichambre…
Mais il n’eut pas le loisir de l’atteindre…
Surgissant des ténèbres, un poignard à. la main, Tangore s’élançait vers lui, menaçant.
L’aide de camp le saisit par le bras, cherchant à le désarmer.
Mais Timour, qui s’était relevé, le ceinturait de ses bras nerveux et, lui faisant perdre l’équilibre, il le renversa sur le plancher.
Tangore se penchait pour le frapper… lorsqu’une main de fer se posa sur son épaule, le forçant à plier sur ses genoux…
C’était le commodore Ravington qui, attiré par l’appel de Timour et redoutant un grave incident, s’était empressé d’accourir.
Près de lui se profilait l’élégante silhouette du général Bruce.
L’aide de camp s’était relevé… et, aussi furieux qu’humilié, prenait aussitôt une attitude réglementaire.
— Ah çà ! gronda Ravington, vous ignoriez donc qu’il était interdit de pénétrer ici ?
Le jeune officier n’eut pas le temps de balbutier même une vague excuse.
Le général Bruce, se tournant vers Ravington, lui demandait, tout en lui désignant Tagore, dont le regard brillait d’une lueur farouche :
— Est-il interdit de châtier celui qui a voulu assassiner un de mes officiers ?
— Attendez, général…
Et le commodore, se penchant à l’oreille de Lovel Bruce, lui murmura quelques phrases que lui seul put entendre.
A mesure que Ravington s’exprimait, le visage du général Bruce prenait une expression de douloureuse surprise.
Dominant son trouble, le général Bruce se tournait vers l’aide de camp et lui ordonnait d’un ton sévère :
— Lieutenant George Wilde, par votre imprudence, par votre étourderie, vous avez failli commettre une faute impardonnable et dont les conséquences auraient pu être irréparables.
« Allez prendre immédiatement les arrêts, en attendant que je statue sur votre sort.
Le jeune officier salua et, tout interdit, regagna l’escalier… Le général Bruce dirigea son regard attristé vers la cabine mystérieuse devant laquelle Timour et Tagore avaient repris leur faction…
Puis, avec un accent de pitié profonde, il soupira :
— La pauvre femme !
Alors Timour, s’approchant de Tagore, lui dit à voix basse :
— C’est bien, mon fils… Le grand brahmane sera content de toi !…
Et Tagore eut un mystérieux sourire.