Читать книгу Surcouf, roi des corsaires, roman d'aventures - Arthur Bernede - Страница 6

II : MADIANA

Оглавление

Par un admirable clair de lune, sur une terrasse dominant la Rance, ce joli fleuve aux rives si pittoresques qui, après avoir pris sa source aux monts Menez, cœur de la Bretagne, vient se jeter dans la mer entre Dinard et Saint-Malo, une femme à la beauté troublante, vêtue d’une tunique de soie blanche, ses splendides cheveux noirs dénoués sur ses épaules aux reflets d’ambre, se tenait debout, près du parapet qui avait conservé la dentelure de ses vieux créneaux.

Son regard, perdu dans le vague, semblait dédaigner ce beau paysage fait d’eau miroitante et de collines aux verdures estompées d’ombre qui s’offrait à elle comme pour l’envelopper de sa délicieuse poésie.

Immobile, les yeux levés au ciel en une attitude extatique, elle semblait interroger les étoiles… et n’eussent été le rythme régulier qui soulevait légèrement sa poitrine et, par instants, le frémissement de ses narines aspirant l’air de la nuit où se mélangeaient les senteurs de la brise marine et le parfum pénétrant de la campagne environnante, on eût dit une de ces statues étranges, féeriques, telles que la tradition veut qu’autrefois, sous leurs baguettes magiques, les enchanteurs faisaient jaillir d’une source cristalline ou d’une prairie en fleurs.

Tout était en elle grâce et harmonie… On eût dit une perle de l’Orient enchâssée dans un bijou serti par le plus artiste des orfèvres de France.

Mais ce qu’elle avait de plus beau, c’étaient ses yeux. D’un noir de velours, caressants et doux, ils exprimaient une fierté native qui révélait ses hautes origines. Il semblait qu’ils eussent été créés uniquement pour exprimer les plus nobles sentiments… et leur rayonnement superbe annonçait beaucoup plus la fille des dieux que la compagne des hommes.

Près d’elle, sur un banc, un homme de quarante-cinq à cinquante ans, mais dont le mâle visage aux tempes blanchies révélait, sous son masque tourmenté, une vitalité intense, la contemplait en silence avec une expression d’ardent amour.

Tout à coup, la jeune femme tressaillit… Un cri lui échappa… Son visage se crispa et ses yeux si limpides s’assombrirent d’épouvante…

D’un bond, Marcof s’était levé ; et, l’attirant dans ses bras, il lui demandait d’une voix dont il s’efforçait de tempérer la rudesse naturelle :

— Qu’as-tu, Madiana ?

Celle que Marcof avait appelée de ce nom doux comme le chant d’un oiseau des iles répondit en un français à peine teinté d’un léger accent exotique :

— Je viens de voir une ombre rôder au pied de la terrasse.

Marcof se pencha… La berge, que la marée basse laissait à découvert, était déserte. Au loin, venant de la mer, un petit canot traçait sur le fleuve un paisible et silencieux sillage.

— Tu vois, fit-il constater, il n’y a rien… sauf là-bas, une barque de pêche qui sans doute regagne l’anse de Saint-Suliac.

— Si, si, j’en suis sûre… insistait Madiana… J’ai vu… j ai vu !

— Encore ces vilaines idées !

Et Madiana, appuyant sa tête contre la robuste poitrine du marin, fit avec une expression d’effroi indicible :

— Sans cesse je revois ces hommes, ces bourreaux prêts à me frapper !

— Tu n’as rien à craindre… rassurait Marcof… N’avons-nous pas mis entre eux et toi la distance infinie des océans ?

— Tu les connais, insistait Madiana… Ils sont capables de toutes les ruses… aussi bien que de toutes les infamies… Ils disposent de moyens surnaturels… Ils ont juré de me faire périr !… Ils me tueront !… Pierre, ils me tueront !…

— C’est impossible… puisque je suis près de toi.

— Oh ! oui, ne me quitte pas… ne me quitte jamais ! Je ne suis vraiment tranquille que lorsque je suis avec toi, à bord de la corvette… au milieu de tes braves matelots… Là, je n’ai peur de rien, pas même des risques de la bataille… des dangers de l’abordage… parce que je suis sûre que tu seras toujours vainqueur !…

Et, étendant la main vers le château qui profilait, au fond de la terrasse, sa masse sombre flanquée de deux tourelles, elle poursuivit :

— Mais là… dans cette grande maison, je tremble… La nuit, il me semble que j’entends des pas… que je vois des fantômes errer dans les escaliers… parmi les couloirs. Oh ! Pierre, nous repartirons bientôt sur ton beau navire. C’est là seulement, près de toi, au milieu de tes marins qui m’aiment comme une sœur et me respectent comme une reine, que je suis parfaitement heureuse !

« Toutes les visions qui me hantent ici, toutes les craintes qui m’obsèdent disparaissent aussitôt au souffle du vent, au bercement de la mer… Tandis que, dans cette maison, si bien gardée que j’y sois par toi, j’ai peur… j’ai toujours peur… car j’ai le pressentiment qu’il m’y arrivera malheur !

— Calme-toi, je t’en prie…

— Emmène-moi, Pierre, je t’en supplie, emmène-moi…

— Nous partirons bientôt… dans quelques jours…

— Demain.

— Eh bien ! oui, demain… je te le promets…

— Merci !

Approchant ses lèvres du front fiévreux de la jeune femme, Marcof y déposa un long baiser.

Puis il reprit :

— Viens et dis-toi bien que nul au monde n’oserait s’attaquer à toi lorsque je suis à tes côtés, lorsque je te tiens dans mes bras !

Doucement, il l’entraîna vers la demeure, un charmant castel du XVIe siècle, que le corsaire avait fait restaurer quelques années auparavant afin de s’en faire un asile de repos entre deux croisières…

Ils en atteignaient le seuil lorsqu’un appel joyeux, sonore, monta de la Rance :

— Ohé ! Marcof !… Ohé !

Tous deux s’arrêtèrent… Marcof un peu troublé, Madiana frissonnant de crainte.

Mais la voix lançait de nouveau :

— Ohé ! Marcof ! Ohé ! c’est moi, Surcouf !

— Surcouf ! tressaillit le corsaire, dont le visage se rasséréna.

Et il dit à Madiana :

— C’est un ami, celui dont je t’ai parlé si souvent… Surcouf… le meilleur, le plus brave !… Je vais le recevoir… Va m’attendre dans la grande salle. Je te le répète… je te jure… tu n’as rien à redouter. Va !

Madiana obéit à regret.

Tandis que Marcof s’éloignait, elle entra dans la maison, traversa un large vestibule et pénétra dans une salle d’aspect sévère, aux vieux meubles bretons en bois sculpté et uniquement éclairée par une lampe d’église, en argent massif, qui pendait à la voûte.

Au fond, une fenêtre garnie de vitraux était ouverte…

Madiana s’en approcha… et, comme elle se penchait au-dehors, une exclamation lui échappa.

Elle venait d’apercevoir une échelle de corde fixée par des crochets de fer à la barre d’appui et descendant jusqu’à la berge du fleuve qui, en un angle en retrait à peine arrondi, contournait le castel.

A la rive… en bas de l’échelle… une barque vide était attachée.

— Pourquoi cette échelle ?… Pourquoi ce canot ?… se demandait-elle avec épouvante…

Mais une tenture se soulevait… Deux hommes vêtus de tuniques noires, véritables démons surgissant des ténèbres, s’élançaient vers elle.

— A moi ! … au secours ! … eut-elle le temps de proférer en un cri d’épouvante.

Les deux inconnus aux visages bronzés, aux yeux de braise, aux mouvements de félin, s’étaient rués sur Madiana qui, après s’être vainement débattue, s’évanouissait dans leurs bras…

L’un d’eux, très grand, très robuste, s’emparait d’elle et se dirigeait vers la fenêtre… lorsqu’un bruit de pas saccadés retentit sur les dalles du vestibule…

Vite, le second personnage, un homme très jeune, presque un adolescent, au corps agile, onduleux, s’en fut, d’un bond de panthère, s’embusquer derrière la porte.

Brusquement, celle-ci s’ouvrait, livrant passage à Marcof qui, attiré par les cris de Madiana, s’était précipité dans le château.

A peine avait-il pénétré dans la pièce qu’il chancelait et s’écroulait comme une masse… L’homme aux aguets lui avait planté son poignard entre les deux épaules.

Vite, l’assassin se hâtait de rejoindre son complice qui s’apprêtait à fuir avec sa proie par l’échelle de corde… Il n’en eut pas le temps…

Un homme surgissait tout à coup, colossal, formidable… C’était Surcouf !

A sa vue, les deux agresseurs eurent un instant d’hésitation.

On eût dit qu’ils avaient la subite compréhension qu’ils se trouvaient en face d’une des forces de la nature à laquelle rien ne peut résister.

Surcouf en profita pour saisir l’assassin de Marcof et, lui broyant le bras dans une étreinte d’acier, il le forçait à lâcher son arme. Le ravisseur de Madiana, abandonnant sa victime, se glissait vers le corsaire, cherchant, comme l’avait fait son complice, à le frapper dans le dos… Surcouf, se retournant brusquement, l’empoigna à la gorge… et il allait l’étrangler sans coup férir, lorsque l’autre bandit, qui s’était relevé, s’armait d’un siège et le lançait dans la direction du corsaire…

Mais il avait mal calculé son but et l’objet, au lieu d’atteindre Surcouf, s’en fut heurter la lampe qui s’éteignit, à demi fracassée… Et ce fut l’obscurité absolue…

Surcouf sentit son adversaire lui glisser entre les mains comme un serpent…

Emporté par la fureur, il voulut le rattraper… Mais, se heurtant au corps de Madiana et de Marcof, étendus sur les dalles, trébuchant contre les meubles, il ne put qu’entrevoir vaguement deux ombres qui s’agitaient et disparurent tels des fantômes s’évaporant dans la nuit.

Courant vers la fenêtre, il se pencha au-dehors et aperçut un canot qui s’éloignait à force de rames vers la rive droite de la Rance…

Quant à l’échelle de corde, elle avait disparu !

Surcouf eut un moment l’intention de s’élancer à la poursuite des mystérieux malfaiteurs… Mais une plainte s’élevait

— Grâce !… Pitié !… À moi !… À moi !…

Vite, Surcouf battit un briquet et alluma une chandelle de cire plantée dans un flambeau d’étain.

A sa lueur sinistre, il aperçut une femme agenouillée près de Marcof qui baignait, inanimé, dans une mare de sang.

Les yeux hagards, les cheveux en désordre, les traits convulsés par une terreur folle, elle bégayait :

— Ils l’ont assassiné !… Ils l’ont assassiné !

Surcouf s’approcha d’elle… A la vue du corsaire, son épouvante parut grandir encore… Elle étendit en avant ses bras magnifiques en un geste d’imploration suprême.

Mais Surcouf, bouleversé par cette tragique apparition, s’écriait

— Ne craignez rien ! C’est moi qui vous ai sauvée !

Et, s’agenouillant près de Marcof, dont il souleva doucement la tête, il ajouta, en dirigeant vers Madiana un regard plein de profonde pitié :

— Je suis Robert Surcouf !

Mais Madiana continuait à fixer Marcof qui baignait dans son sang.

— Il est mort ? interrogeait-elle avec épouvante.

— Non… blessé seulement… répondait Surcouf.

Et avec ce sang-froid, cette promptitude de décision qui le caractérisaient, il ajoutait :

— Conduisez-moi jusqu’à sa chambre… Je vais lui donner tous les soins nécessaires.

Dominée par l’ascendant du grand corsaire, en même temps que rassurée par sa présence, Madiana, d’une main encore tremblante, s’empara de la chandelle de cire et conduisit Surcouf, qui portait dans ses bras vigoureux Marcof évanoui, jusqu’à une chambre du rez-de-chaussée qui donnait sur un large vestibule.

Avec précaution, Robert déposa son ami sur un grand lit à baldaquin et, s’adressant à la jeune femme, il fit, d’un ton bref, impératif :

— Apportez-moi vite de l’eau et du linge blanc…

Madiana, dont les teneurs semblaient à présent entièrement apaisées, s’empressa d’obéir.

Quelques instants après, elle revenait avec les objets demandés.

Surcouf, qui avait enlevé la veste de Marcof, écarta sa chemise tout empourprée et examina sa blessure encore saignante.

Puis il continua à la laver doucement, sous le regard anxieux de Madiana qui, silencieuse, n’osant l’interroger, le contemplait avec une expression dans laquelle il y avait déjà de l’admiration, de la gratitude et de l’amitié.

Surcouf, maintenant, transformait en un tampon de charpie un morceau de toile de lin d’une blancheur immaculée que lui avait apporté l’étrangère ; ensuite il l’introduisit dans la plaie béante avec une dextérité que lui eussent enviée plus d’un chirurgien professionnel et, tranquillement, méthodiquement, il terminait son pansement en enroulant autour du corps de Marcof le restant de la bande de toile dont il noua solidement les deux bouts.

Et, se tournant vers Madiana, il fit, en poussant un soupir de soulagement :

— Rassurez-vous… Je m’y connais… et j’en ai vu bien d’autres, lui aussi, d’ailleurs.

« Ce ne sont pas quelques pouces de fer dans le corps qui peuvent abattre un gaillard tel que Marcof. Dans quelques jours, il n’y paraîtra plus.

Madiana, toujours muette, contemplait Surcouf. Il n’y avait plus, à présent, aucune trace de frayeur sur son visage… que, seule, une immense ferveur transfigurait.

De son côté, le corsaire se sentait attiré vers cette femme d’une beauté si étrange, presque surnaturelle, par une sympathie aussi ardente qu’instantanée…

Il commençait à comprendre que Marcof eût été, comme on le disait au pays, ensorcelé par cette étrangère… Et sa curiosité s’avivait de savoir qui elle était, comment Marcof l’avait connue et par quelle suite d’événements mystérieux, imprévus, elle était devenue la compagne de son bienfaiteur, de son maître.

Il se préparait à l’interroger… Mais Marcof revenait à lui.

Son premier regard rencontra ceux de Surcouf et de Madiana en quelque sorte rivés l’un à l’autre. Il eut un léger tressaillement.

Madiana s’approchant de lui, se pencha en un geste plein de grâce affectueuse et murmura sur un ton mystérieux et encore tout frémissant d’angoisse :

— Je te l’avais bien dit : Ils sont venus jusqu’ici !

Et, désignant Surcouf, que l’attitude charmante et la voix si mélodieuse de la jeune femme semblaient plonger dans un véritable ravissement, elle ajouta encore toute tremblante de crainte :

— Sans ton ami, qui les a mis en fuite, ils m’enlevaient après avoir voulu te faire périr !

« Car c’étaient bien leurs ombres que j’avais aperçues rôdant autour de la maison.

« Tu le vois, Pierre, j’avais raison de trembler !

Marcof saisit la main de Madiana qu’il porta jusqu’à ses lèvres.

Puis il reprit :

— Robert… viens aussi auprès de moi !…

Surcouf s’avança, pénétré d’une émotion telle qu’il n’en avait encore jamais ressentie.

— Mon ami, mon frère, s’écriait Marcof, qui ajouta :

« Madiana, je t’avais bien dit que Surcouf était, de tous mes amis, le meilleur et le plus brave.

« Maintenant, nous allons être deux à veiller sur toi.

— Repose-toi… intervenait le jeune corsaire… Si tu restes calme, je réponds de ta prompte guérison. Mais ne parle plus jusqu’à demain.

« Et vous, madame, allez prendre un peu de repos…

« Soyez tranquille… Ces gredins ne reviendront pas de sitôt…

« Je suis là et je veille !

Madiana, après avoir appuyé ses lèvres sur le front fiévreux de Marcof, se tourna vers Surcouf et, tout en lui tendant la main, elle fit simplement :

— Merci !

Dans ce simple mot, il y avait un si pur élan, une si loyale sincérité, et aussi… un si total abandon dans la confiance, que le corsaire sentit son émotion grandir encore.

Mais, docile et rassurée, comme si elle se sentait désormais invulnérable sous cette protection inattendue à laquelle elle devait déjà sa liberté et peut-être même sa vie, elle s’éloignait, soulevait une tenture, pénétrait dans une pièce voisine et disparaissait en laissant derrière elle, dans cette atmosphère de meurtre et de rapt, un sillage lumineux de fascination et de rêve.

Marcof avait fermé les paupières. Presque aussitôt il s’endormait sous la garde vigilante de son ami, qui était installé à son chevet et se demandait :

« Quelle est cette femme et quels sont lés gens qui ont voulu s’en emparer et frapper Marcof ? »

Et, toute la nuit, n’osant rejoindre Madiana, il attendit le réveil de son ami, ne cessant de se demander :

« Quel est ce mystère ? »

Au point du jour, Marcof, dont la fièvre était tombée, se réveilla en murmurant un mot, un seul :

— Madiana !

Surcouf s’en fut soulever la tenture… La jeuné femme, étendue sur son lit, dormait profondément.

— Elle repose ! fit Surcouf en laissant retomber le rideau.

Puis il revint vers Marcof… et, tout en lui tendant un verre qu’il avait rempli de vieille eau-de-vie de France dont il avait trouvé une bouteille dans une vaste armoire qui se dressait au fond de la salle :

— Prends, fit-il… Pour nous, les loups de mer, ça vaut mieux que toutes les drogues et pharmacopées bonnes pour les vieilles femmes de nos campagnes ou les freluquets des villes.

Marcof but, à petites gorgées, le cordial que lui présentait le corsaire.

Puis, réconforté, il reprit :

— Ainsi, les craintes de Madiana, que je prenais pour des visions, pour des chimères, étaient donc fondées, puisque ceux qui ont juré sa mort ont réussi à l’atteindre et à me frapper aussi.

« Pour être venus jusqu’ici, il faut que ces misérables disposent, sinon de forces surnaturelles, mais tout au moins de moyens d’action si puissants, si mystérieux qu’ils échappent à notre entendement et sont capables de désarmer notre prudence et de vaincre notre courage.

« Sans toi, Robert, le double crime était accompli.

« Tu nous as sauvés tous les deux, je ne l’oublierai jamais !

— Pierre, répliquait le Malouin ; je te dois tout et je n’ai fait que payer une faible partie de la dette que j’avais contractée.

— Ne dis pas cela ! protestait Marcof. Tu as fait mieux que me secourir. Tu as protégé, défendu la femme qui, pour moi, est tout au monde, celle qui, en s’emparant de mon cœur de rude marin, m’a révélé ce qu’étaient les élans de la passion, le charme de l’amour.

Surcouf reprenait avec une nuance de tristesse :

— Ils diraient donc vrai, ceux qui te prétendent ensorcelé !

— Ensorcelé ! s’écriait Marcof… Oui, je le suis… mais par la plus pure, la plus tendre, la plus noble des magiciennes…

Quand tu connaîtras bien Madiana, car je veux que tu l’aimes comme une sœur… je veux que tu sois pour elle comme tu l’es pour moi, un ami, un frère, tu comprendras non seulement par quels liens je suis attaché à elle, mais aussi pourquoi je garde jalousement ce trésor d’une incalculable richesse…

Marcof poursuivait avec fièvre :

— Elle est mieux pour moi qu’une femme, que la femme ! Je la tiens comme un de ces êtres de là-haut… comme un reflet du paradis… Ah ! cela te surprend de m’entendre parler ainsi, moi le corsaire violent et brutal qui, faisant fi de tout ce qui n’était pas son métier, n’avait eu jusqu’alors pour amie et pour confidente que la mer… notre maîtresse commune à tous… qui nous prend tellement que nous la chérissons encore davantage au moment où elle menace de nous garder pour toujours…

« Eh bien ! c’est elle, c’est Madiana qui m’a transformé, non pas en amoureux transi, en soupirant timide, en Hercule filant la laine aux pieds d’Omphale, comme on nous l’apprenait au temps où nous faisions nos humanités, mais en un amant qu’a grandi son amour !

« Non, Surcouf, crois-le bien, elle n’a pas éteint en moi la flamme du devoir, elle l’a purifiée !…

« Elle l’a débarrassée des fumées noirâtres qui en obscurcissaient l’éclat. Elle m’a enlevé à ces plaisirs grossiers, à ces orgies stupides qu’étaient nos lendemains de grandes victoires…

« Elle ne m’a pas détourné de ma mission, puisque je continue et nos ennemis en savent quelque chose, à risquer ma vie dans l’accomplissement de ma tâche.

« Au contraire !

« Elle a stimulé mes ardeurs, puisque, à présent, je ne me bats pas seulement pour mon pays, pour mon profit et pour ma gloire, mais aussi pour elle !

— Marcof, reprenait gravement Surcouf, ne crois pas un seul instant que j’aie douté de ta vaillance… Et je me félicite de voir quelle heureuse influence cette femme a eue sur ton caractère et sur ta destinée… Mais puisque tu veux que je l’aime comme une sœur, et j’y suis tout prêt… parle, ne me cache rien… Apprends-moi toute la vérité…

— Tu as raison… reconnaissait Marcof. Pour un ami tel que toi, je n’ai pas le droit d’avoir un secret… Je vais donc tout te dire !

« Il y a deux ans… naviguant dans l’océan Indien, j’avais jeté l’ancre en face de Mandagore, sur la côte du Bengale, et j’étais descendu à terre avec quelques matelots de mon équipage pour renouveler ma provision d’eau douce, lorsque je vis accourir vers moi une jeune fille hindoue qui, se jetant à mes genoux, me désignait avec effroi des guerriers lancés à sa poursuite…

« Ceux-ci se dirigeaient vers nous dans l’intention de s’emparer d’elle. Mais la malheureuse enfant se cramponnait à moi, en criant : “Sauvez-moi ! Ils veulent me tuer !“

« Je fis signe aux Hindous de s’éloigner… Mais excités par un brahmane, ils se ruèrent sur nous… Nous étions prêts à les recevoir et un violent combat s’engagea.

« Nous eûmes vite fait de mettre en fuite ces sauvages… Après avoir abattu deux de mes adversaires à coups de sabre, je m’élançai sur le brahmane qui cherchait à entraîner sa proie et, d’un coup de pointe, je le clouai sur le sol… Alors, le prêtre hindou se souleva, sanglant et terrible… et il s’écria en tendant le poing vers sa victime qui s’était réfugiée dans mes bras :

« — Tu as causé la mort d’un brahmane… Sois maudite ! … Je serai vengé !

« Puis il retomba lourdement… Il était mort…

« J’emmenai celle que je venais de sauver à bord du Jean-Bart… Elle me raconta qu’elle était née aux Indes d’un père français et d’une mère hindoue.

« Ses parents ayant été massacrés au cours d’une révolte de “Parsis”, elle fut recueillie et élevée par une mission catholique où elle reçut une instruction et une éducation françaises… Un jour, les brahmanes la firent enlever et l’emmenèrent dans un de leurs couvents, d’où elle parvint à s’évader.

« Quand elle eut fini son récit, elle m’embrassa les mains et me déclara :

« — Grâce à vous, j’ai pu échapper à ces hommes qui, en vertu de leurs lois barbares, m’eussent brûlée vive si j’étais retombée entre leurs mains… Oh ! gardez-moi près de vous… Je ne suis qu’à moitié française de sang, mais je le suis tout à fait d’esprit et de cœur… car les bons missionnaires m’ont tellement parlé de votre beau pays, que j’ai toujours désiré le connaître… Emmenez-moi avec vous, Oh ! oui, emmenez-moi !

« Je lui déclarai que j’étais corsaire et, par conséquent, exposé aux pires dangers…

« Elle me répondit :

« — Ces dangers-là, je ne les crains pas !… Je vous ai vu me défendre ; vous serez toujours le plus fort !

Et Marcof ajouta :

— Elle était chrétienne !… Je l’ai épousée devant un prêtre.

« Depuis ce jour, nous ne nous sommes plus quittés… Elle a partagé ma vie à terre comme à bord de mon bateau. Je l’ai vue assister sans frémir aux plus rudes combats, puis, l’ennemi repoussé, prodiguer ses soins aux blessés, fermer les yeux des morts et pleurer doucement sur ces pauvres corps que nous n’avions pas le temps d’ensevelir en terre sainte et que nous étions obligés d’abandonner à la mer.

« Elle est devenue l’idole de tout mon équipage qui, d’abord, la considérait comme une intruse et craignait qu’en s’emparant de mon cœur elle n’amollît mon courage… Mais maintenant qu’ils ont vu, maintenant qu’ils savent, il n’est pas un de mes marins qui ne soit prêt à donner tout son sang pour elle ; car, depuis qu’elle est avec nous, je n’ai connu que des victoires.

« Elle est l’ange tutélaire de notre Jean-Bart, comme elle est le rayonnement de mon existence.

« Aussi, je les laisse dire, ceux qui m’accusent de m’être laissé ensorceler par une païenne… Je hausse les épaules à ces propos stupides que j’ai même interdit à mes matelots de démentir.

« Que m’importe ce que l’on dit de moi… ce que l’on pense d’elle !

« N’est-elle pas au-dessus de toutes les médisances, de toutes les calomnies… comme je suis au-dessus de toutes les injures ?… il n’y a que des hommes comme toi, comme mes compagnons du Jean-Bart, qui puissent m’approuver… Les autres… des envieux… des sots… des méchants… Est-ce que je leur dois des comptes ?… Et puis, ils ne comprendraient pas ! Ils riraient d’elle… Ils se moqueraient… Elle est si différente des autres… C’est un tel trésor que je ne veux pas que le commun des mortels en connaisse même le rayonnement !

« Vois-tu, Robert, je l’aime, oui, je l’aime à en mourir !

A peine Marcof avait-il prononcé ces mots dans lesquels vibrait toute son âme, que Madiana apparut sur le seuil.

Se soulevant à demi, Marcof lui désigna le corsaire qui la contemplait en silence.

— Madiana, fit-il, j’ai tout appris à Surcouf.

La belle Hindoue attacha sur le Malouin son regard tout de charme enveloppant et de troublant mystère.

— Capitaine, fit-elle de cette voix harmonieuse comme le chant d’une harpe céleste, Pierre m’avait déjà beaucoup parlé de vous… il m’avait fait le récit des nobles victoires que vous aviez remportées ensemble… Souvent il me répétait qu’il était fier, très fier de vous et qu’il ne regrettait qu’une chose, c’était que la destinée vous eût séparés. « Maintenant, vous voilà réunis… Je souhaite que ce soit pour longtemps… pour toujours.

Et, tendant sa main à Surcouf, qui, charmé, ébloui, s’en empara et la garda dans les siennes jointes en une douce étreinte, elle ajouta :

— Marcof était votre frère… Moi, je sens que je vous aime déjà comme une sœur.

Marcof reprit, d’une voix presque solennelle :

— Robert, tu connais maintenant toute la vérité ! Parce qu’un brahmane est mort à cause d’elle, ces Hindous fanatiques la poursuivront obstinément de leur vengeance. Et cette nuit, sans toi, ils accomplissaient leur odieux forfait…

Aussi, jure-moi, si je venais à disparaître, de la protéger… de la défendre.

Et, tout en gardant entre ses mains celle que Madiana, toute émue, lui abandonnait, Surcouf répondit d’une voix qui tremblait légèrement :

— Je te le jure !

Surcouf, roi des corsaires, roman d'aventures

Подняться наверх