Читать книгу Surcouf, roi des corsaires, roman d'aventures - Arthur Bernede - Страница 11

VII : À L’ABORDAGE !

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habilement camouflée en navire de commerce la Confiance était partie au-devant du Kent. Surcouf et Dutertre étaient vite devenus les meilleurs amis du monde… et le Lorientais reconnaissant loyalement la supériorité du Malouin, n’avait voulu être que son second à bord… et non pas son égal…

L’équipage, trié sur le volet, était animé de la plus magnifique ardeur… Le temps était splendide et la brise favorable.

L’audacieuse entreprise débutait donc sous les meilleurs auspices.

Cependant Surcouf semblait Préoccupé, mélancolique. Etait-ce parce qu’il jugeait à présent plus froidement l’entreprise qu’il avait résolu de tenter et qu’il commençait à trouver la partie par trop inégale ?

En effet, il fallait une singulière audace pour livrer bataille avec une corvette qui jaugeait à peine trois cents tonneaux n’avait pas cent matelots à son bord, et n’était armée que de huit couleuvrines à la véritable citadelle mouvante qu’était le Kent.

Mais Surcouf — tous les marins le savaient — n’était pas homme à se laisser décourager par les difficultés d’une tâche résolument décidée.

Au contraire on eût dit que l’approche du danger, tout en développant ses merveilleuses qualités de chef, exaspérait encore l’indomptable énergie, le sublime courage du corsaire… Et pas un homme de son équipage, depuis Dutertre jusqu’au plus humble gabier, n’avait eu un seul instant la pensée que le capitaine, toujours confiant dans la victoire, éprouvait la moindre inquiétude sur l’issue de sa nouvelle croisière.

Pour eux comme pour lui, le Kent était vaincu d’avance ! Cependant tous ses compagnons se demandaient pourquoi Surcouf, d’ordinaire si bouillant d’impatience, si vibrant de belle humeur à l’approche du danger, se montrait, en la circonstance, si sombre et si fermé.

Mais nul n’eût osé provoquer les confidences du grand corsaire.

D’un caractère facilement irritable, servi par une de ces forces physiques dont il ne connaissait pas lui-même les limites, on eût dit qu’à certains moments il incarnait la tempête.

Aussi personne ne se hasardait, en lui posant une question indiscrète, à déchaîner un orage dont les effets risquaient d’être aussi redoutables aux êtres vivants qu’aux objets inanimés.

Or, un soir qu’accoudé au bastingage Surcouf contemplait la mer d’un œil voilé de brume, plusieurs marins accroupis sur le pont entouraient un de leurs camarades qui souillait dans un biniou un air breton pittoresque et nostalgique.

Soudain, Surcouf eut un ressaut de colère, bondit vers le matelot et lui cria en lui arrachant son instrument :

— Tais-toi, Madurec, tu me casses la tête !

Et il ajouta avec colère :

— Vous autres, allez fourbir vos armes, car j’espère bien que vous aurez bientôt l’occasion de vous en servir !

Les matelots déguerpirent aussitôt et disparurent en un clin d’œil par les écoutilles…

Surcouf se laissa tomber sur un tas de cordages… et se cacha la tête entre les mains…

Dutertre, qui avait assisté de loin à cette scène, s’approcha de lui et, fraternellement, lui posa la main sur l’épaule.

En effet, depuis leur réconciliation, il n’existait plus entre eux aucun motif de ressentiment, aucune trace de rancune…

Faits pour s’estimer, se comprendre et s’aimer, tous deux, en apprenant à se mieux connaître, avaient scellé leur pacte d’alliance d’une amitié sans cesse grandissante et cimentée par la mise en commun de leurs intérêts, l’association de leur vaillance et l’union de leurs ambitions.

A présent, ils pensaient, ils espéraient, ils voulaient ensemble, et le désintéressement si spontané avec lequel le Lorientais avait déclaré devant tous que, seul après Dieu, Surcouf resterait maître de son navire et de son équipage, avait achevé de lui conquérir pour toujours l’affection du Malouin.

— Robert, attaquait Dutertre, on dirait que tu as le mal du pays

Surcouf, un instant, garda le silence. On eût dit qu’il hésitait à répondre.

Puis il murmura :

— Peut-être !

Et, lentement, il poursuivit, hanté par les souvenirs qui l’obsédaient :

— Je pense aux miens… aux amis que j’ai laissés, à ma ville si noble, si belle en sa cuirasse de pierre.

— Pourquoi n’y retournes-tu pas ?

Surcouf laissa échapper un profond soupir.

Dutertre reprenait :

— Tu es riche… glorieux… La prise du Kent, qui ne saurait manquer de tomber entre nos mains, va encore grandir notre fortune.

« Moi, je t’assure que si, comme j’en suis certain, notre grand coup réussit, je m’en retournerai à Lorient, je m’y marierai et je tâcherai d’y fonder un foyer, une famille…

« Pourquoi n’en ferais-tu pas autant ?

Surcouf secoua tristement la tête…

— Moi, fit-il, je ne peux pas !

— Te serais-tu brouillé avec les tiens ?

— Non… jamais je ne les ai autant chéris… J’étais si content de me retrouver près d’eux… La grand-mère et la petite Marie-Catherine étaient au désespoir de me voir repartir. J’ai vu mon père essuyer furtivement une larme… et moi-même, quand je me suis éloigné, j’ai senti mes yeux me picoter comme si je les avais trempés dans de l’eau salée.

— Mais ?

Surcouf se tut de nouveau… Sa poitrine se soulevait par saccades et son visage exprimait une amertume profonde.

Dutertre lui prit la main…

— Peine d’amour ! fit-il d’un air à la fois triste et surpris…

— Oui… peine d’amour ! articula douloureusement le corsaire !

— Toi !

— Oui, moi !

— Quelle est donc la fille de ton pays, s’exclamait le Lorientais, qui ne serait pas à la fois folle de joie et d’orgueil à la pensée de devenir ta femme ?

— Ce n’est pas une Malouine ! déclarait Robert.

Puis, brusquement, fébrilement, il s’écria :

— Je vais tout te dire… car je ne puis plus garder cela pour moi… J’étouffe… oui, j’étouffe… J’ai tellement souffert et je souffre encore si cruellement. Je croyais qu’une fois en mer, repris par mon métier, reconquis par mes aventures, j’oublierais. Mais non… Chaque jour, au contraire, ma blessure au lieu de se cicatriser saigne davantage… C’est comme une bête qui me ronge tour à tour le cœur et le cerveau… C’est à en devenir fou, tu m’entends, fou à lier ! Oui, c’est abominable… Ecoute-moi… le Lorientais !… Mais, jure-moi que tout ceci restera à jamais entre nous

— Je te le jure !

— Tu vas tout savoir !

Et, tout en s’efforçant de maîtriser la tempête qui grondait en lui, le corsaire fit :

— Tu as connu Marcof ?

— Si je l’ai connu !… C’était et c’est encore un grand corsaire…

— Je lui dois tout, scandait Surcouf. C’est lui qui a convaincu mon père qu’il devait me laisser suivre ma vocation de corsaire… C’est lui qui m’a emmené avec lui, m’a élevé, dressé à son école, m’a fait donner ma première lettre de marque, a obtenu pour moi de l’armateur Zacharie, de l’lle de France, le commandement de mon premier bâtiment.

— L’Emilie, précisait Dutertre, un fin voilier avec lequel tu as réussi, en quelques mois, à capturer quatre vaisseaux anglais dans le golfe du Bengale.

— Et cela a été le départ de ma fortune. Tu vois donc que j’ai raison, le Lorientais, quand je te dis que je lui dois tout !… Aussi, quand je suis revenu au pays, je n’avais qu’un désir : le revoir, pour lui crier toute mon amitié, toute ma reconnaissance…

« Il se trouvait justement auprès de Saint-Malo… dans sa propriété du Chêne-Vert, sur le bord de la Rance…

« Il n’était pas seul… Il vivait là… très retiré… avec la fille d’un Français et d’une Hindoue qu’il avait ramenée d’une de ses croisières… Elle était chrétienne et il l’avait épousée à l’église… Il en était tellement amoureux qu’il la cachait à tous… Et, en dehors des hommes de son équipage, personne ne l’avait jamais vue et il a fallu des circonstances indépendantes de sa volonté pour qu’il me fît faire sa connaissance…

« Le soir où je me présentai chez lui, deux bandits dont il a été impossible de retrouver la trace, après avoir poignardé Marcof, s’apprêtaient à enlever Madiana… C’est ainsi qu’elle se nomme !… J’arrivai à temps pour les mettre en déroute, délivrer cette malheureuse… et prodiguer mes soins à Marcof, qui se rétablit promptement.

« Hélas ! Madiana était si belle… si différente des autres… ses traits si purs étaient si bien l’expression de son âme, que je ne tardai pas à être entraîné vers elle par une de ces passions contre lesquelles se brisent les plus irréductibles volontés.

« Et voilà qu’un soir, malgré elle, elle m’avoua qu’elle aussi m’aimait

« Ce fut un instant à la fois d’indicible allégresse et d’atroce déchirement. Car nous avions compris tous deux que ces aveux étaient déjà le commencement du crime ; mais nous résolûmes de ne pas faire un pas de plus sur le chemin de la trahison.

« Et nous nous séparâmes après nous être juré de nous oublier et de ne plus jamais nous revoir.

Et, d’une voix enfiévrée, Surcouf ajouta :

— Toi, auquel j’ai confié mon secret, toi qui sais pourquoi je suis parti de Saint-Malo et pourquoi, sans doute, je n’y reviendrai jamais, tu dois comprendre combien je suis malheureux !

— Alors, tu penses encore à cette femme ?

— Oui, Lorientais, et pourtant, sur mon honneur de corsaire, je te jure que j’ai tout fait pour me détacher d’elle, pour effacer de moi son image, son souvenir… Mais je n’ai pas réussi et maintenant, je le sens bien, j’y penserai toujours !

— Pauvre ami !

Un cri retentissait :

— Un navire !

Ces mots produisirent sur Robert l’effet d’une décharge électrique.

D’un bond, il se leva, lançant, à l’homme de vigie installé à califourchon sur une vergue :

— Un navire ?… Dans quelle aire ?…

— Sous le vent, par le bossoir de tribord…

— Quel signalement ?

— À ce que l’on voit de sa coque hors de l’eau, il doit avoir au moins deux batteries couvertes.

— Ah ! ah !

— Ensuite, il est supérieurement gréé et il a ses voiles taillées à l’anglaise…

— Diantre !

— Je veux bien ne plus m’appeler Pierre-Marie Tinténiac et ne plus jamais revoir le clocher de Cancale, ma paroisse, si ce n’est pas un gros paquebot anglais qui s’avance vers nous…

— N’a-t-il pas, à l’avant, un buste de femme ?

— Oui, commandant !

— Et des bras de civadière à palais simples ?

— Oui, commandant.

— Et son petit hunier ?

— Il porte une prise neuve au-dessus du rez-de-chaussée.

Surcouf n’en entendit pas davantage.

Suivi par Dutertre, il se précipita sur la dunette et, s’emparant d’une longue-vue, il scruta l’horizon.

Bientôt une vive rougeur colora son visage… Les narines frémissantes, la bouche entrouverte en un sourire d’allégresse, il s’écria :

— C’est le Kent ! Enfin !

A l’approche de la bataille, Surcouf était redevenu lui-même.

Saisissant un porte-voix, il lançait :

— Tout le monde debout !

Quelques secondes après, tous les matelots de la Confiance étaient rassemblés sur le pont.

— Camarades, s’écriait-il, nous allons attaquer le Kent que voici là-bas.

D’un même mouvement, les marins se penchèrent vers le bastingage ou se courbèrent sur le guibre…

Au loin, la masse sombre du Kent se profilait dans le crépuscule du soir, gigantesque, orgueilleuse, superbe !…

C’était bien la lutte de la mouette contre le cormoran qui allait s’engager !

Mais déjà Surcouf commandait à travers son porte-voix :

— Laisse arriver ! Mets le cap droit sur son travers ! Amène les basses voiles… la barre à tribord… Aborde sous le vent !…

« Arrondis de poupe à tribord, timonier, largue les boulines ! et les bras au vent partout !

« Canonniers, parez en dedans les canons de bâbord, ils gêneraient l’abordage.

« En haut, les gabiers ! Garnissez les hunes de grenades ! Qu’elles pleuvent sur l’Anglais dru comme grêle !

« Sur la drisse et dans les chaloupes, les meilleurs tireurs et visez surtout les officiers !…

Tous s’adressaient des regards effarés comme s’ils croyaient avoir mal entendu les ordres du maître.

Celui-ci, qui s’attendait à cet étonnement, reprenait :

— Nous n’avons de chance de venir à bout d’un pareil adversaire que par la surprise… Nous accosterons donc sans mot dire… Nous jetterons les grappins et, du haut de nos vergues, nous tomberons sur le pont du Kent comme la foudre… Que chacun tue son homme d’abord… Moi, je réponds du mien…

« Frappez indistinctement sur les Anglais et sur nos hommes, si les premiers avancent ou si les seconds reculent…

« Que rien ne nous résiste !… et le Kent est à nous !…

Electrisés par le langage et l’attitude de leur chef, tous les marins de la Confiance clamèrent d’un seul coup :

— Hourra ! Hourra ! pour le commandant !

— Branle-bas de combat et veille au grain… lançait Surcouf d’une voix de tonnerre… Chacun à son poste et silence partout !…

En un clin d’œil, les caisses d’armes furent montées sur le pont… et chacun s’empara de haches, de mousquetons, de sabres, de piques… suivant son goût et ses aptitudes…

Les yeux de Surcouf étincelaient.

A la vue de ces braves qui se préparaient si hardiment à attaquer un ennemi si formidable… le grand corsaire sentit une flamme de divin enthousiasme l’embraser… et, brandissant une hache d’abordage, il s’écria :

— Camarades, le moment est venu de vaincre ou de mourir !

— Commandant, nous vaincrons… fit d’une seule grande voix tout l’équipage.

— Mes gars… je suis content de vous !… Jamais la Confiance n’a mieux mérité son nom. A présent, je suis sûr de la victoire !

« Maintenant, masque, partout !… Hop ! Hop !…

« La barre, dessus, timonier ! A l’abordage.

Et tandis que Surcouf gagnait le beaupré sur lequel il s’installait à califourchon avec Dutertre et les meilleurs marins, chacun, sur le pont, se tenait prêt à bondir sur le tillac du Kent.

Et la Confiance passait vent sous vergue, s’élançant vers son ennemi…

À bord du Kent, le bref et dramatique incident qui s’était déroulé devant la cabine de la mystérieuse passagère était passé complètement inaperçu et l’on continuait à danser avec le plus joyeux entrain et la plus parfaite insouciance.

Trois vieilles dames anglaises, armées de leurs faces-à-main, regardaient tourbillonner les couples tout en échangeant les propos les plus rassurants.

L’une d’elles, Lady Mappleton, grande, mince, sèche, anguleuse et qui avait la fâcheuse manie de découvrir sans cesse en un sourire officiel et figé une double rangée de dents longues et jaunes qu’on eût dites taillées dans une défense d’éléphant, s’écriait :

— Décidément… nous sommes favorisés ! Je ne vous cacherai pas que lorsque j’ai quitté l’Angleterre pour rejoindre, à Bombay, le colonel Mappleton qui, depuis deux ans, tient garnison dans cette ville, j’éprouvais une double crainte : celle du mal de mer et celle plus vive encore de voir notre navire attaqué par un de ces bandits de l’Océan, vulgairement appelés corsaires.

Lady Mappleton poursuivait :

— Or, depuis notre départ, non seulement nous n’avons pas essuyé le moindre grain, mais nous n’avons même pas vu poindre à l’horizon la plus petite voile suspecte…

« C’est tout simplement admirable.

— La traversée n’est pas encore terminée, observait Mrs. Blomfield, dont l’excessive corpulence couronnée par une énorme tête en forme de boule et aux joues cramoisies comme la robe d’un cardinal, contrastait comiquement avec la maigreur squelettique de sa voisine…

— En effet… appuyait Miss Betty Hornsby, vieille fille riche, maniaque et à moitié folle qui passait sa vie à faire la traversée de Londres à Bombay et de Bombay à Londres, ne restant à terre que juste le temps nécessaire pour renouveler ses provisions de médicaments dont elle ne cessait de se droguer, et de sa mauvaise humeur, dont elle faisait sentir autour d’elle les effets avec une insistance et une générosité toutes particulières.

Et, en lançant tour à tour à chacune de ses interlocutrices un regard qui révélait la rancœur vinaigrée que lui inspirait le célibat auquel elle était irrémédiablement condamnée, elle insinua :

— Nous allons précisément aborder, cette nuit, dans les parages où les pirates français ont l’habitude de se livrer à leurs sinistres exploits.

— Que nous dites-vous là ! s’exclamait la grosse Mrs. Blomfield, tandis qu’automatiquement les lèvres minces et blêmes de Lady Mappleton se refermaient sur sa menaçante dentition.

Avec une froideur tranquille et calculée, Miss Betty Hornsby, férocement, poursuivit :

— Lors de mon dernier voyage à bord de la Sibylle, nous avons été attaqués, ici même, par un bâtiment corsaire…

« Fort heureusement, deux frégates de la marine anglaise qui croisaient aux alentours ont pu arriver à temps pour nous sauver… Sans quoi, je crois que nous tombions entre les mains de ces terribles pillards.

— Vous avez dû avoir bien peur ! soulignait Lady Mappleton.

— Je n’ai jamais peur, répliquait sans sourciller la vieille demoiselle.

« Je vous dirai même qu’en ma qualité de fille, petite-fille et arrière-petite-fille de marins, j’ai toujours été attirée par la mer… et tout spécialement par la guerre navale, qui est un des spectacles les plus grandioses que l’on puisse rêver.

« Vous ne pouvez vous imaginer combien il y a de beauté dans la rencontre de deux vaisseaux qui, après s’être bombardés, s’abordent, s’agrippent comme deux immenses oiseaux de proie qui s’étreindraient avec leurs serres.

« Ce bruit de caronades, ces panaches de fumée, cette odeur de poudre, ces hommes qui luttent à coups de mousquets, à l’arme blanche, ces corps à corps, c’est quelque chose de merveilleux, de fantastique, qu’il faut avoir vu pour s’en rendre compte. Et moi qui ai vu, je ne demande qu’à revoir encore.

— Eh bien ! pas moi, déclarait Mrs. Blomfield, déjà toute tremblante d’émoi.

Toujours avec la même placidité, Miss Betty Hornsby continuait :

— Ce qui mettrait le comble à ma joie, ce serait, à la suite d’un combat où nos marins auraient été victorieux, de contempler pendus aux vergues du Kent le corps d’un de ces forbans, un Surcouf, par exemple !

— Surcouf ! s’exclamèrent simultanément Lady Mappleton et Mrs. Blomfield, auxquelles le seul nom du célèbre corsaire inspirait une véritable épouvante.

Avec un flegme déconcertant, Miss Betty Hornsby accentuait :

— De tous nos ennemis, c’est le plus dangereux, le plus terrible… Il paraît que lorsqu’il s’attaque à l’un de nos navires, il ne lâche jamais sa proie… Or, pendant mon dernier passage en Angleterre, mon cousin, l’amiral Davidson, premier lord de l’Amirauté, m’a affirmé qu’après un bref séjour à Saint-Malo, sa ville natale, il était reparti pour l’Ile de France et qu’il avait recommencé à écumer la mer des Indes.

« Aussi ne serais-je pas surprise que nous fussions bientôt attaqués par lui !

« J’en serais ravie… surtout si, comme je l’espère, la bataille se terminait par la défaite, la capture et la pendaison de ce démon.

— Je vous en prie… s’écriait Lady Mappleton, parlons d’autre chose.

— Mistress Hornsby, déclarait Mrs. Blomfield, vous me donnez la chair de poule.

— Vous allez être cause que je vais rêver toute la nuit que je suis tombée vivante entre les mains de ce maudit Surcouf.

Et, apercevant le commodore Ravington qui se dirigeait de son côté en compagnie du général Lovel Bruce, Lady Mappleton se leva et s’en fut vers lui en clamant :

— Commodore ! … Commodore ! … venez nous rassurer. Miss Betty Hornsby vient de nous mettre la mort dans l’âme.

— Comment cela ? s’exclamait Sir Ravington avec un cordial sourire.

— Miss Betty Hornsby, scandait Mrs. Blomfield, prétend que nous allons être attaqués par Surcouf.

— Et quand cela serait ! répliquait le commodore, dont le sourire se teinta d’une légère ironie.

— Commodore ! s’exclamèrent simultanément les deux vieilles Anglaises, tandis que Miss Betty Hornsby demeurait stoïquement impassible… Commodore, vous voulez plaisanter.

— Pas du tout, mesdames !… D’ailleurs, le Kent n’a rien à redouter.

« N’est-il pas armé d’une puissante artillerie ? Ne porte-t-il pas à son bord un équipage dont la valeur égale le nombre ?

— Et, soulignait le général Bruce, n’est-il pas commandé par l’un des meilleurs officiers de la marine anglaise ?…

— Qui se sent d’autant plus fort, s’empressait d’ajouter Ravington, qu’en cas d’alerte il aurait à ses côtés l’un des plus valeureux officiers de l’armée britannique.

Et, s’adressant à Lady Mappleton, qui tamponnait son front couvert de sueur avec un mouchoir garni de dentelles :

— J’espère, mesdames, que vous voilà quelque peu rassurées. Mais, pour achever de vous tranquilliser tout à fait, laissez-moi vous dire que, si audacieux que soit Surcouf, je doute qu’il ose livrer bataille au Kent… car il ne doit pas ignorer que cette fois il courrait à une défaite écrasante.

— Eh bien ! moi, commodore, s’écriait Miss Betty Hornsby, je souhaite, au contraire, qu’il ait cette idée, afin qu’ainsi que je le disais tout à l’heure à ces dames, je puisse enfin voir le corps de ce pirate se balancer à la plus haute vergue de votre paquebot.

A peine avait-elle prononcé ces mots qu’un cri retentissait, dominant le bruit de la fête — Un navire à bâbord !

Tandis que Miss Betty Hornsby avait un sursaut d’inquiétude, en contradiction absolue avec ses précédents propos, et que Lady Mappleton et Mrs. Blomfield échangeaient un regard consterné, le commodore, accompagné du général Bruce, se hâtait de regagner la passerelle pratiquée sur le château d’arrière, et, s’emparant d’une puissante lunette d’approche installée sur un solide trépied fixé au plancher par des boulons de cuivre, il regardait dans la direction indiquée par la vigie… et apercevait au lointain un flocon blanc… un voilier si mince qu’on le devinait plutôt qu’on ne l’apercevait.

C’était la Confiance qui s’avançait vers le Kent.

— Ce doit être un caboteur ou un bateau pilote, grommela le commodore.

Mais, à mesure que le navire grossissait, Ravington, vieux marin d’expérience, commençait à concevoir, non pas de l’inquiétude, mais de la méfiance.

— Voyez donc, vous aussi, général… invitait-il. Ce vol à la fois rapide et sournois, comme celui d’un épervier qui va fondre sur sa proie… ne serait-ce pas un corsaire ?

— En tout cas, observait Lovel Bruce, je suppose qu’il ne commettrait pas la folie de nous attaquer.

Quelques rires s’élevèrent du groupe des officiers qui l’entouraient.

— Le malheureux ! lançait le lieutenant James Morris, il ne se doute pas de la réception qui l’attend.

— Une bordée bien dirigée, s’exclamait le midship Robertson, suffira à couler cet insensé.

Et, se précipitant vers les valseurs, il s’écria étourdiment :

— Il paraît que nous allons être attaqués.

A ces mots, toutes les danses s’arrêtèrent… Miss Betty Hornsby, toute tremblante de peur, se précipitait, la première, vers l’entrée des cabines, suivie par Lady Mappleton et Mrs. Blomfield qui donnaient des signes de la plus manifeste épouvante.

— Ne craignez rien, mesdames, déclarait l’officier de marine… Ce n’est pas une bataille qui se prépare, c’est une fête à laquelle nous vous prions d’assister.

— Alors, mesdames, nous restons ? proposait la charmante Lady Bruce, qui avait gardé tout son sang-froid.

Et elle ajouta :

— Il y aura peut-être des blessés et nous serons là pour les secourir.

— Oui, oui, nous restons ! affirmèrent toutes les passagères, enhardies par ce joli exemple de courage.

A ce moment, une ombre couchée derrière la tente du buffet, se dirigea en rampant vers l’escalier qui conduisait à l’entrepont.

C’était l’Hindou Tagore qui, aux écoutes, avait tout entendu et se hâtait de rejoindre Timour qui montait la garde devant la porte de l’inconnue.

— Père, lui dit-il, il paraît que le Kent va être attaqué par un corsaire.

Timour répondit, toujours impassible :

— Mon fils, souviens-toi du serment que nous avons fait au grand brahmane.

Tagore murmura d’un air extatique :

— Nous jurons de la tuer plutôt que de la laisser retomber entre les mains d’un étranger !

Et, en un geste d’implacable cruauté, les mains des deux Hindous se crispèrent sur la garde de leur poignard.

Pendant ce temps, le navire suspect était entré dans les eaux du Kent… Un premier coup de canon tiré à blanc le sommait de hisser son pavillon.

La Confiance continua à avancer sans obtempérer à cet ordre… et toujours avec les allures d’un bateau de commerce inoffensif.

— Il a l’oreille dure… S’écriait Ravington, qui avait pris place à son poste de commandement.

Et il martela :

— Nous allons élever un peu la voix !

Et il lança dans le porte-voix des ordres qui furent presque immédiatement suivis d’une formidable décharge d’artillerie…

Les canons de bâbord du Kent venaient de lâcher sur la Confiance une terrible bordée.

Le grand paquebot disparut au milieu d’un nuage de fumée… Lorsqu’elle se dissipa, très lentement, car la brise était faible, le commodore, le général Bruce et les officiers fouillèrent en vain l’horizon.

La Confiance avait disparu.

— Ah ça ! s’écriait Ravington, qu’est devenu ce maudit navire ?

« L’aurions-nous déjà envoyé par le fond…

En effet, sur la mer, on ne distinguait aucune épave… Aucun cadavre ne flottait sur l’eau…

— C’est étrange… s’inquiétait le commodore, ce n’est pourtant pas un bateau fantôme… Ah çà ! où a-t-il bien pu passer ?

La Confiance était beaucoup plus près de lui qu’il ne le supposait.

Surcouf, en une manœuvre aussi audacieusement conçue qu’habilement exécutée, après avoir évité la bordée qu’il prévoyait en faisant brusquement pointer vers le Kent l’avant de son navire, au lieu de lui présenter le flanc, avait réussi, à la faveur de la fumée qui entourait le paquebot d’un nuage opaque et persistant, à glisser en travers sa corvette jusqu’à l’arrière du Kent, dont la haute masse le protégeait contre la fureur des canonnades et déjà ses échelles de corde s’appliquaient comme sur un rempart.

*(Tous ces détails du combat entre la Confiance et le Kent sont rigoureusement authentiques. Ils ont été empruntés, ainsi que toute la partie historique de ce récit :

1/ A la Vie de Surcouf, par Cunat.

2/ A l’Histoire de Surcouf, par son neveu, Robert Surcouf.

3/ Aux Mémoires, de Joseph Garneray.

4/ A un article sans signature paru dans les Lectures pour tous ;

5/ Aux documents qui nous ont été fort aimablement communiqués par M. l’amiral Rate, directeur de l’École de guerre navale, membre du conseil supérieur de la Marine, et par M. le bibliothécaire de la Marine.

6/ A une Etude inédite de M. le lieutenant de vaisseau Guerre.

7/ A un remarquable travail de M. le lieutenant de vaisseaux Croiset sur les croisières de Surcouf.)

Un cri, un seul, retentit :

— A l’abordage !

Les femmes s’enfuirent dans l’entrepont… Le commodore, le général Bruce et leurs officiers, surpris, déroutés par cette attaque inattendue, organisaient hâtivement la défense.

Ravington clamait dans le porte-voix :

— Tout le monde sur le pont !… Branle-bas de combat ! Chacun à son poste ! … Feu partout !

Mais l’équipage du Kent, dont la moitié à peine se trouvait sur le pont, était tellement sidéré par l’acte d’audacieuse folie que venaient de commettre les corsaires français que quelques instants de confusion suivirent les ordres donnés par le commodore.

Profitant de ce désarroi, Surcouf qui, ainsi qu’on l’a vu plus haut, avait combiné son plan d’attaque avec une précision remarquable, faisait d’abord lancer par ses hommes grimpés dans les vergues de son navire une pluie de grenades sur le pont du paquebot anglais, puis il ordonnait de jeter les grappins de la Confiance dans les agrès du Kent et les basses vergues du mât de beaupré qui allait servir de communication entre les deux navires. Le Malouin, son sabre d’abordage à la main, cria :

— Sautez ! tout le monde !

Et il s’élança sur l’arrière du Kent, suivi par Dutertre et cinquante Bretons, la pique, la hache à la main, le poignard aux dents, les pistolets à la ceinture.

Les Anglais eurent un cri :

— Surcouf ! c’est Robert Surcouf !…

Bravement, ils vont tenir tête à la horde humaine qui se précipite vers eux… Mais rien ne semble devoir résister à ce prodigieux bondissement d’hommes, à cet ouragan de faces hurlantes, à toutes ces puissances de l’enfer déchaînées.

Bousculés, terrassés avant qu’ils aient eu le temps de se reconnaître, les marins de Ravington et les soldats du général Bruce, stimulés par leurs chefs héroïques, essaient de se former en carré. Mais ils sont éventrés, labourés en de larges trouées sanglantes… Debout au milieu de la fusillade, Surcouf mène la danse. il est partout à la fois, il agit, il parle, il frappe, il commande !

D’une main, il brandit son sabre, tandis que, de l’autre, il décharge son pistolet qu’il abandonne aussitôt pour s’emparer d’un fusil que porte religieusement un de ses matelots, véritable arme de légende qui s’appelle le Foudroyant, comme jadis l’épée de Roland s’appelait Durandal, et le pont est bientôt balayé.

C’est en vain que les marins qui se trouvaient dans l’entrepont ont cherché à rejoindre leurs camarades… Des corsaires, qui se sont emparés des écoutilles, les abattent successivement aussitôt qu’ils paraissent, à coups de hache et de grenades. Un cri commencé s’achève dans l’agonie… Ce ne sont partout que cadavres gisant dans des flaques de sang, des blessés s’étreignent dans un dernier spasme de rage.

Malgré tout, le commodore et le général qui, entourés de quelques survivants, ont accompli de véritables prodiges, continuent à se battre encore.

— Rendez-vous ! leur crie Surcouf.

— Jamais !… répondirent-ils d’un unanime élan.

Le général Bruce, s’abat, épuisé… Ravington, blessé au bras, lâche son sabre… Des corsaires se précipitent pour les achever, mais Surcouf, s’interposant, ordonne :

— Ce sont des braves, je vous défends d’y toucher… Je les prends sous ma sauvegarde !

Et voilà que des cris d’épouvante s’élèvent des cabines. Ce sont les vainqueurs qui se préparent à pénétrer dans l’entrepont. Une femme se dresse au sommet de l’escalier… très pâle… mais le regard brillant d’une admirable vaillance…

C’est Lady Bruce qui clame aux matelots :

— Epargnez au moins les passagères !

Deux grands gaillards, ivres de bataille, noirs de poudre et nus jusqu’à la ceinture, vont s’emparer d’elle.

Mais Surcouf bondit, les repousse et s’exclame avec colère :

— Nous ne faisons pas la guerre aux femmes !… Le premier qui bouge, je l’étends comme un chien.

— Je suis la femme du général Bruce et je vous remercie ! répond la jolie Anglaise, encore sous l’émotion que lui a causée ce geste chevaleresque.

— Moi, répliqua le Malouin, je suis Robert Surcouf… Je tiens à vous annoncer que votre mari est sain et sauf.

Et il ajouta gravement :

— Le général Bruce est un héros !

A peine a-t-il prononcé ces mots que des acclamations frénétiques s’élèvent sur le pont du Kent.

Alors une clameur jaillit de toutes les poitrines des Bretons qui ont survécu au carnage.

— Vive Surcouf ! Vive Dutertre ! Vive la France !

La victoire est complète… La mouette a triomphé du cormoran !

*

Si la bataille avait cessé sur le pont du Kent, un drame plus intime, mais non moins terrifiant, achevait de se dérouler dans les flancs du paquebot.

Pendant tout le combat, Timour était resté devant la cabine de l’inconnue, l’oreille aux aguets, l’œil brillant de lueurs sanglantes.

Mais bientôt apparaissait Tagore qui, dissimulé derrière un tas de cordages, avait assisté à la lutte.

— Surcouf est vainqueur ! annonçait-il, frémissant de fureur et de haine.

— Alors, s’écriait Tagore, accomplissons la volonté du brahmane.

Tous deux pénétrèrent dans la cabine… A leur vue, une femme dont le visage disparaissait sous les voiles sombres dont elle était enveloppée, se dressait, bouleversée d’effroi… Tagore se jetait sur elle pour la maintenir et déjà Timour levait son poignard pour la frapper… Mais, en un effort suprême, la malheureuse s’arrachait à l’étreinte de l’Hindou et se précipitait dans l’antichambre en poussant des cris de terreur ; puis, courant à perdre haleine, elle se dirigeait vers l’escalier donnant accès au pont du Kent.

Tagore voulut s’élancer sur ses traces… Mais Timour l’en empêcha :

— Inutile de la suivre, fit-il… car Surcouf nous ferait massacrer par ses marins.

— Alors, père, elle nous échappe ?

— Non ! scanda Timour, d’une voix sourde, car ils vont tous périr !

Puis il murmura à l’oreille de son fils :

— Tâchons de gagner les soutes et, ce soir, le brahmane Kalagâni sera vengé !

Tous deux disparurent dans le dédale des couloirs intérieurs et sombres.

Grimpant quatre à quatre les escaliers, la femme voilée, persuadée qu’elle était toujours poursuivie, atteignait le pont du paquebot encombré de morts et de blessés au milieu desquels Surcouf, superbe comme le dieu des batailles, donnait des ordres à ses matelots.

À la vue du corsaire, un cri de délivrance jaillit de sa poitrine :

— Lui ! Lui !

Et, les mains tendues, elle se dirigea vers le vainqueur. Mais, à bout de forces, elle chancela et tomba à ses genoux.

Surcouf surpris, ainsi que tous ceux qui l’entouraient, contemplait l’inconnue, lorsque celle-ci, d’un geste brusque, écarta les voiles qui cachaient son visage… Alors le Malouin se pencha vers elle.

— Madiana ! s’écria-t-il, bouleversé d’amour et d’épouvante.

— Oui, moi ! reprit la femme de Marcof en s’évanouissant dans ses bras.

Surcouf, roi des corsaires, roman d'aventures

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