Читать книгу Surcouf, roi des corsaires, roman d'aventures - Arthur Bernede - Страница 9
V : LE MALOUIN ET LE LORIENTAIS
ОглавлениеCe jour-là, c’est-à-dire le 4 mai 1800, à Port-Louis, capitale de l’Ile de France, dans une des tavernes du port à l’enseigne Au rendez-vous des Bretons, régnait une bruyante animation.
Cet établissement, en effet, était le rendez-vous de tous les corsaires qui venaient y manger ou plutôt y boire leur part de prise.
Des marins servis par des nègres buvaient d’amples rasades d’eau-de-vie qui n’étaient pas sans colorer leurs visages et surchauffer leurs cerveaux… Deux colons faisaient un brin de cour à une jolie mulâtresse qui trônait prétentieusement en agitant un éventail en paille tressée qu’agrémentaient de clinquantes verroteries.
Plusieurs matelots lisaient avec attention une immense affiche aux grosses lettres noires sur fond tricolore et qui recouvrait presque entièrement du haut en bas l’une des cloisons de la taverne.
Elle était ainsi rédigée :
Que tous ceux qui n’ont pas d’engagement s’enrôlent à bord de mon navire, le Brûle-Gueule. Au cours de ma prochaine croisière, au lieu de manger selon mon habitude avec mon équipage, j’ouvre une table de capitaine et ce sera mon équipage qui mangera avec moi.
Je m’engage, en outre, à relâcher tous les quinze jours pour me procurer des vivres frais.
Car je veux que mes hommes soient heureux et vivent dans une continuelle bombance.
J’ajoute que tous les hommes embarqués à bord de mon navire, depuis le capitaine jusqu’au dernier matelot, toucheront part de prise égale.
Commandant DUTERTRE,
dit « le Lorientais ».
Tandis que les lecteurs de cette pittoresque proclamation se livraient aux commentaires les plus flatteurs à l’égard du généreux commandant et se promettaient tous de répondre à ce séduisant appel, deux groupes isolés de matelots corsaires, aux culottes dites « à la hollandaise », serrées dans de solides bottes de mer qui leur montaient aux genoux, aux vestes en forme de carmagnoles, fendues sur la chemise en toile écrue, aux cols largement ouverts, coiffés, les uns de bonnets de laine, les autres de madras et de petits chapeaux en cuir à fond plat et communément appelés « lampions », échangeaient des regards nettement hostiles et qui suffisaient à prouver qu’un esprit de grande rivalité régnait entre eux.
Le premier groupe appartenait à l’équipage de la Confiance, la corvette de Surcouf, qui, depuis près d’un an qu’il était de retour aux Indes, s’était illustré par de nouveaux et retentissants exploits.
L’autre était recruté parmi les marins du Brûle~.Gueule, bâtiment commandé par Dutertre, auquel la gloire de Surcouf n’était pas sans porter quelque ombrage.
Le Lorientais n’avait rien trouvé de mieux que d’attirer à lui et d’accaparer par les mirifiques promesses, dont nous venons d’avoir un échantillon, tous les hommes qui se trouvaient disponibles, enlevant ainsi à Surcouf le moyen de réparer les brèches qui s’étaient produites dans son équipage à la suite de glorieux mais meurtriers combats.
Surcouf, qui n’était déjà pas très commode et qui l’était devenu encore moins à la suite du drame intime qui l’avait forcé à reprendre la mer, en avait conçu une violente colère.
Sa fureur avait redoublé lorsque ses yeux étaient tombés sur cette fameuse affiche que Dutertre avait fait placarder, non seulement Au rendez-vous des Bretons, mais encore sur les murs de la ville.
— Il est temps d’en finir, s’était-il écrié en tourmentant nerveusement la poignée de son sabre.
Il avait ajouté :
— Un tête-à-tête de cinq minutes au champ de Mars entre le Lorientais et moi videra tout d’un coup ce différend !
Et il était parti à la recherche de son rival dans l’intention de le provoquer, de l’amener sur le terrain et d’en finir avec lui une bonne fois pour toutes par un de ces duels terribles, tel qu’il en avait déjà eu plusieurs et où il avait toujours eu le dernier mot.
Si la situation était plutôt tendue entre les deux chefs, elle l’était sinon plus mais tout autant entre ces rudes gars qui n’avaient pas l’habitude d’atténuer leurs propos ni de masquer leurs sentiments.
Et si l’on n’en était pas encore aux querelles qui fatalement aboutissent à des rixes sanglantes, les exclamations gouailleuses, les rires provocants, les gestes caractéristiques qui s’échangeaient en une atmosphère nettement belliqueuse faisaient prévoir que le conflit n’allait pas tarder à éclater dans toute son ampleur.
Tout à coup, un matelot du Brûle-Gueule, très surexcité, se leva et, brandissant son gobelet, il clama :
— A la santé de notre commandant Dutertre, le plus grand des corsaires !
À peine avait-il prononcé ces mots que tous les hommes de la Confiance se levaient en même temps et l’un d’eux lançait d’une voix de stentor :
— Le plus grand des corsaires, c’est Surcouf !
L’orage qui couvait éclata dans toute son ampleur.
Tout en s’invectivant, les deux groupes marchèrent l’un vers l’autre… prêts à cogner… Une bouteille vola en l’air… Ce fut le signal de la lutte. Tous s’empoignèrent, roulant à terre, renversant les tables en un tohu-bohu indescriptible et faisant fuir les nègres affolés de terreur.
Bientôt, on ne vit plus que des poings qui s’élevaient, se rabattaient, se relevaient pour s’abattre encore au milieu d’un concert d’imprécations et de jurons qui faisaient trembler les vitres.
Mais une voix vibrait, impérieuse, dominant le tumulte :
— Holà, mes gaillards !
C’était Surcouf qui, en uniforme, la rapière à la ceinture, surgissait dans la taverne.
Se jetant au milieu des combattants, les saisissant tour à tour et les envoyant rouler les uns contre les autres à quelques pas, dégageant sans distinction d’équipage ceux qui paraissaient en fâcheuse posture, il semblait un Titan s’interposant entre deux armées en guerre…
Un seul osa lui résister… un gabier du Brûle-Gueule, sorte d’Hercule trapu au cou de taureau, au faciès de brute, qui s’acharnait à étrangler un jeune marin de la Confiance.
Mais Surcouf l’empoigna par la taille, le souleva de terre et le projeta contre une porte avec une telle vigueur qu’elle vola en éclats.
— Ah çà ! Le Malouin, grondait une voix furibonde… Voilà que, maintenant, tu assommes mes matelots !
Et Dutertre, également en uniforme de commandant et son sabre au côté, apparut sur le seuil de la taverne.
Surcouf, marchant vers lui, ripostait :
— Ils avaient attaqué les miens !
— Tes moussaillons, raillait Dutertre, ne sont donc plus capables de se défendre !
— Prends garde, Lorientais, clama fièrement Surcouf. Il y a trop longtemps que tu me gênes.
— Cela veut dire qu’un de nous deux est de trop.
— D’accord.
— Alors, battons-nous !
— Battons-nous !
— Quand cela ?
— Tout de suite.
Devant l’assistance sidérée, tous deux dégainèrent aussitôt leurs sabres d’abordage… et, au milieu d’un silence effrayant — car nul n’eût osé intervenir dans une pareille querelle —, les deux adversaires s’élancèrent l’un sur l’autre et leurs lames s’entrechoquèrent avec furie.
Mais un ordre impérieux retentissait.
— Bas les armes !
Le général Malartic, gouverneur de l’Ile de France, accompagné par deux aides de camp, s’avançait vers les combattants.
Interloqués par cette intervention inattendue, Surcouf et Dutertre s’arrêtèrent.
Le général martela avec colère :
— il faut que vous soyez fous ou vendus aux Anglais pour vouloir vous couper ainsi la gorge !
— Nous nous gênons… déclarait Dutertre…
— Notre honneur est engagé, appuyait Surcouf.
Et ils se préparaient à croiser de nouveau le fer…
Mais, se jetant entre eux, le général Malartic s’écriait :
— Apprenez, commandant Dutertre, que votre navire, le Brûle-Gueule, vient d’être brûlé traîtreusement par un espion ennemi et qu’il gît par cinquante brasses au fond de la baie de la Poudre d’Or.
— Tonnerre ! Rugit le Lorientais, au milieu du silence consterné de tous.
Et, sans lâcher son sabre, il fit le mouvement de s’éloigner au-dehors… mais, se ravisant, il gronda, en se retournant vers Surcouf :
— Finissons-en d’abord !…
Le Malouin, très calme, très maître de lui, déclarait :
— Je ne me bats plus.
— Pourquoi ?
— La France avant tout, camarade !
Et Surcouf poursuivit :
— Je viens d’apprendre que le Kent, un des plus beaux paquebots de la Compagnie des Indes, avait dû quitter Portsmouth en février dernier, à destination de Bombay…
« Le Lorientais, veux-tu que nous l’attaquions ensemble ?
— Je n’ai plus de navire ! Ponctuait Dutertre avec un geste de rage.
— Tu as le mien, ripostait le Malouin avec noblesse.
« Or, je manque d’hommes ; car j’ai eu pas mal de pertes au cours de mes derniers combats ; et tu m’as pris tous ceux sur lesquels je comptais pour remplacer les absents !
« Embarque-toi avec les tiens sur la Confiance et nous partagerons tout : danger, pertes, profits et gloire !
— Très bien ! approuvait le général Malartic.
Et Surcouf, jetant au loin son arme, ajoutait :
— Soyons amis, le Lorientais. Soyons frères !
Dutertre, bouleversé par cet élan chevaleresque qui, d’un seul coup, domptait sa colère et dissipait ses rancunes, s’empara de la main que, si loyalement, lui tendait son rival.
— C’est entendu, c’est juré, le Malouin, fit-il… Tes matelots ont raison… Tu es le plus grand de nous !
En attendant, s’écriait Robert, je paie double rasade à l’équipage de la Confiance.
« Et vous, mes amis, lança Surcouf dont l’émotion se lisait sur le mâle visage, je veux que désormais vous vous accordiez et vous aimiez, comme votre chef et moi nous allons le faire…
« J’entends que tous vos cœurs battent à l’unisson des nôtres… à l’abri de notre pavillon et pour l’honneur de la patrie !
« C’est une formidable aventure à laquelle je vous entraîne… Mais nous vaincrons, j’en suis sûr !…
« Vivent les Bretons, mes gars, et vive la France ! »
Les deux commandants, félicités par le général Malartic, échangèrent une vigoureuse accolade, acclamés par leurs marins qui, oubliant déjà leurs vieilles querelles, s’apprêtaient à fraterniser avec enthousiasme.
Mais Surcouf, levant son chapeau, s’écria, en faisant passer dans l’assistance un frisson héroïque :
— En avant ! Mes amis. Et vous verrez que la mouette française viendra à bout du cormoran anglais !