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VIII : APRÈS LA BATAILLE

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Surcouf avait fait transporter Madiana évanouie dans une des cabines du Kent et ordonné qu’on le laissât seul avec elle.

Penché au-dessus de la couchette sur laquelle elle était étendue, il contemplait avec angoisse son beau visage, attendant avec anxiété qu’elle revînt à elle et lui apprît comment et pourquoi elle se trouvait à bord du paquebot anglais.

Sa patience n’allait pas être soumise à une longue épreuve. Bientôt, en effet, Madiana rouvrait les paupières. Sous le coup de la scène terrible qu’elle venait de vivre, elle se dressa brusquement, frissonnante, éperdue et clamant :

— J’ai peur ! J’ai peur !

Doucement, Surcouf l’attirait dans ses bras en disant :

— Rassurez-vous, Madiana, vous êtes désormais à l’abri de tout danger.

« Je me suis rendu maître de ce navire. Tous nos ennemis sont morts ou prisonniers. Vous êtes sous ma sauvegarde et désormais vous n’avez plus rien à craindre de personne.

— C’est la seconde fois que vous me sauvez ! déclarait Madiana en se blottissant contre le corsaire.

— Le destin — ou Lieu plutôt — a voulu qu’il en fût ainsi, reprenait gravement Surcouf… C’est donc qu’il était écrit…

Il s’arrêta, comme s’il craignait de trahir la passion qui n’avait jamais cessé d’exalter son cerveau et de brûler son cœur. Puis, dominant son émoi, il demanda :

— Comment se fait-il que vous vous trouviez à bord du Kent ?

Madiana tressaillit. Son visage, un instant éclairé par un rayonnement de joie, s’assombrit de nouveau ; ses lèvres entrouvertes en un sourire d’espoir et de délivrance se refermèrent tristement et elle garda le silence.

Haletant, Surcouf interrogeait :

— Et Marcof ?

D’une voix sourde, Madiana scanda :

— Marcof est mort.

— Mort ! sursauta le Malouin.

— Oui, affirmait la jeune femme. Lors d’une expédition sur les côtes d’Angleterre, son navire a été attaqué par une escadre ennemie. Malgré des prodiges de valeur, Pierre n’a pas tardé à succomber sous le nombre. Criblé de boulets et de mitraille, le Jean-Bart s’est enfoncé dans la mer. Je me suis jetée à l’eau avec Marcof. Un canot battant pavillon anglais m’a recueillie à son bord. J’ai vu alors un marin tendre un aviron à Marcof qui, au moment où il allait le saisir, a été emporté par une lame et a disparu dans les flots.

Alors, on m’a emmenée prisonnière dans la citadelle de Douvres où j’ai été traitée avec égards, et là, on m’a appris que Marcof avait péri en mer avec tout son équipage.

« Je suis tombée gravement malade et j’ai été transportée dans un hôpital, aux environs de Londres, où j’étais fort bien soignée… lorsqu’un jour où j’achevais ma convalescence, sous la surveillance discrète et bienveillante de deux infirmières qui paraissaient me témoigner beaucoup d’intérêt et même une certaine amitié, je reçus la visite d’un constable accompagné de deux policemen.

« — Vous êtes accusée, me dit-il, d’avoir provoqué l’assassinat, par des Français, du grand brahmane Kalagâni.

« Tandis que je revivais la scène tragique où Marcof m’avait arrachée aux fanatiques qui voulaient me faire périr, le constable poursuivait d’un air grave et attristé :

« — La justice de votre pays vous réclame. A notre grand regret, nous sommes obligés de vous livrer à elle, sous peine de voir la population de nos nouvelles colonies des Indes se livrer à un soulèvement dangereux, mortel même pour nos nationaux qui résident dans ce pays. Veuillez donc nous suivre.

« Je compris que toute résistance de ma part serait inutile et que je ne parviendrais pas à attendrir cet homme qui ne faisait qu’obéir à une consigne dictée par une raison d’Etat suprême… Et, folle de terreur, je m’évanouis dans les bras des policemen qui s’étaient emparés de moi.

« Lorsque je revins à moi, j’étais étendue sur une couchette, à bord de ce navire, sous la garde de deux Hindous qui me déclarèrent que j’étais leur prisonnière, qu’ils avaient pour mission de m’interdire de communiquer avec toute personne étrangère et de me ramener dans mon pays où je serais jugée suivant la loi.

« Mon existence ne fut plus alors qu’une lente et cruelle agonie.

« A mesure que je me rapprochais du but de mon voyage, je sentais grandir mes angoisses ; et je crois que je me serais donné la mort si je n’avais pas été sans cesse épiée par mes deux geôliers qui, tour à tour, montaient autour de moi une garde vigilante.

« Lorsque, tout à coup, j’entendis plusieurs coups de canon suivis du fracas de la bataille.

« Je tressaillis d’espérance. Sans doute était-ce un corsaire français qui attaquait le paquebot anglais ? Je ne me trompais pas. En effet, tandis que la bataille se poursuivait sur le pont, la porte de ma cabine s’ouvrait brusquement, livrant passage à mes deux gardiens qui s’avançaient vers moi en me menaçant de leurs poignards.

« En même temps des cris me parvenaient : “Vive Surcouf ! Vive la France !“

« Vive Surcouf ! Vous étiez donc là vous… oui, vous, combattant sans vous en douter pour ma délivrance. Alors, il me sembla qu’une force surnaturelle me galvanisait et je m’élançai vers le couloir.

« Comment ai-je réussi à échapper à mes bourreaux et à vous rejoindre parmi le tumulte, l’enivrement, l’horreur de la bataille autour de moi ? Je ne saurais vous l’expliquer !

« Oui, vous avez raison de dire que le destin voulait que nous fussions réunis, puisque vous voilà et que vous m’avez encore une fois sauvée !

Et, avec un accent de profond mysticisme, Madiana ajouta :

— Si le ciel a permis ce miracle, c’est qu’il a tenu à ce que, désormais, nous ne soyons plus séparés !

Surcouf, qui avait écouté ce récit avec une indicible émotion, reprenait :

— Marcof m’avait fait jurer de veiller sur vous s’il venait à disparaître, je tiendrai mon serment !

Madiana, exultant d’allégresse, saisit de nouveau la main du corsaire, qui poursuivait :

— Je vais vous conduire à l’Ile de France.

Mais la jeune femme, reprise de frayeur, s’écriait :

— Non ! non ! pas là ! C’est trop près des Indes ! ils me reprendraient et ils me brûleraient vivante !

Et, tout en s’abattant dans les bras de son sauveur, elle ajouta :

— J’aime mieux mourir près de… oui… près… de… toi !…

Ces derniers mots s’exhalèrent en une plainte douloureuse… et Madiana retomba inerte sur la couchette.

Surcouf, effrayé, s’efforça de la ranimer… Ce fut en vain… Effrayé, il courut vers la porte qu’il ouvrit toute grande, appelant du secours.

L’entrepont avait été presque entièrement transformé en ambulance où les blessés français et anglais recevaient indistinctement les premiers soins des passagères. Celles-ci, maintenant rassurées, tenaient à rivaliser de zèle avec la noble et courageuse Lady Evelyne Bruce, qui leur avait donné un si bel exemple de courage…

A la vue de Surcouf, la femme du général eut un léger tressaillement et, après avoir achevé de panser sommairement un corsaire dont le bras avait été traversé de part en part d’un coup de baïonnette, elle s’avança vers la cabine d’où était parti l’appel du commandant.

La porte était restée entrouverte ; Lady Evelyne Bruce en franchit le seuil, et, se dirigeant vers Surcouf qui, de retour auprès de Madiana, se penchait, guettant son retour à la vie, elle fit avec une grande simplicité :

— Puis-je lui venir en aide ?

Surcouf la regarda avec étonnement.

Lady Bruce déclara :

— Je suis la femme du général Lord Bruce ; vous nous avez sauvé la vie à mon mari et à moi. Je voudrais vous prouver combien je vous en suis reconnaissante !

— Vous savez quelle est cette femme ? interrogeait Surcouf.

— Je l’ignore, commandant ; mais, du fait que vous vous intéressez à elle, cela me suffit pour que je lui accorde toute ma sympathie.

Le corsaire, touché, s’inclina en disant :

— Je vous remercie, madame, et je vous la confie.

Puis, d’une voix grave, il ajouta :

— Un jour, je vous raconterai son histoire, et je suis sûr qu’elle vous inspirera une telle sympathie que vous ne regretterez pas d’avoir eu pitié d’elle.

— Je devine qu’un terrible mystère enveloppe sa vie, déclarait Lady Bruce ; mais quel qu’il soit, commandant, dites-vous que cette femme est désormais sacrée pour moi !

Surcouf salua avec respect cette « grande dame » qui n’était déjà plus pour lui une ennemie ; et, tandis qu’elle s’approchait de Madiana, repris par ses devoirs de chef, il quitta la cabine et regagna le pont.

En son absence, Dutertre avait déjà pris de sages mesures. Après avoir fait descendre les blessés dans l’entrepont, ranger les cadavres à l’avant du navire et enfermer les officiers et les passagers du Kent sous bonne garde, les uns dans leur salle à manger ; les autres dans le grand salon, il avait donné l’ordre de transborder les autres prisonniers à bord de la Confiance, où on les avait descendus à fond de cale.

Surcouf s’avança vers lui et, constatant qu’un ordre relatif régnait sur le pont qui avait été, si peu de temps auparavant, le théâtre d’un affreux carnage, il lui lança :

— Mes compliments, camarade, tu viens de faire de bonne et prompte besogne !

— On a fait de son mieux, répliquait modestement le Lorientais.

Et, rondement, il ajouta :

— Maintenant, que faisons-nous ? Est-ce que nous remettons tout de suite le cap sur l’Ile de France ?

— Attends un peu, fit Robert…

Et, gravement, il poursuivit :

— La femme que tu as vue tout à l’heure se précipiter vers moi…

— Oui, eh bien !

— C’est Madiana, la femme de Marcof.

— Que me dis-tu là ?

— Elle vient de m’apprendre qu’à la suite d’un combat où Marcof avait péri, elle était tombée aux mains des Anglais qui l’avaient livrée à deux Hindous chargés de la ramener dans son pays et de la livrer à la justice ou plutôt à la vengeance, à la férocité des brahmanes !… Au fait… j’ai un compte à régler avec ces deux bandits.

Et, s’adressant à un groupe de matelots qui passaient près de lui, Surcouf ordonna :

— Deux Hindous se cachent à bord de ce navire. Qu’on les cherche et qu’on me les amène !

« Que l’on fasse venir également en ma présence le commodore et le général anglais que nous avons faits prisonniers.

« J’ai besoin de leur parler sur-le-champ !

Tandis que les corsaires s’empressaient d’exécuter ses ordres, Surcouf reprenait :

— Camarade, te voilà riche, puisque la moitié de la part de prise t’appartient. Et ce sont plusieurs fortunes que le Kent recèle dans ses flancs. Que dirais-tu si, au lieu de rentrer à l’lle de France, nous mettions le cap sur la Bretagne ?

A ces mots, les traits du Lorientais s’illuminèrent à leur tour d’une belle allégresse.

— Eh bien ! c’est entendu… décidait le corsaire. Nous allons cingler vers la France.

Dutertre objectait :

— Et si nous sommes attaqués ?

— A nous deux nous ne craignons rien ! ripostait Surcouf. Et puis, par mesure de prudence, nous saurons, suivant les rencontres que nous ferons en route, hisser tour à tour sur la Confiance et sur le Kent le pavillon français et le pavillon britannique.

Puis, éclatant d’un rire sonore, le grand corsaire s’écria :

— J’ai plus d’un tour dans mon sac. Jamais l’ennemi n’a réussi à me prendre… et l’heure où je tomberai en son pouvoir n’a pas encore sonné.

Le commodore Ravington et le général Bruce qui, dans leurs uniformes déchirés, encore noirs de poudre, conservaient dans la défaite la dignité qui sied au courage héroïque mais malheureux, apparaissaient, encadrés de quelques marins bretons.

Surcouf, après un salut bref mais correct, attaquait :

— Messieurs, pendant que nous nous battions tout à l’heure en soldats mutuellement dignes d’estime et de respect, deux Hindous, sur ce navire, ont voulu traîtreusement assassiner une femme.

Bruce et Ravington échangèrent un regard attristé.

Le Malouin, s’adressant au commodore, reprenait avec indignation :

— Comment un marin tel que vous a-t-il pu consentir à se faire le geôlier de cette femme et, par-là même, le complice d’une infamie ?

Ravington bondit sous l’outrage.

Mais il n’eut pas le temps de répliquer. Se plaçant entre Surcouf et lui, le général Bruce déclarait avec un tel accent de noblesse que le Malouin en fut aussitôt désarmé :

— Commandant, ne forcez pas ce brave officier à rougir devant vous d’une consigne qu’il a dû exécuter la mort dans l’âme.

Surcouf réfléchit un instant ; puis, redevenant entièrement maître de lui :

— Vous êtes des gens de cœur, messieurs, reprit-il, et je me réjouis de vous avoir sauvé la vie. Je vais vous faire rendre vos épées à une seule condition, c’est que vous me donnerez votre parole d’honneur que vous ne chercherez pas à vous évader, tant que le gouvernement de mon pays n’aura pas statué sur votre sort !

— Commandant, nous vous la donnons volontiers, répliquèrent simultanément Bruce et Ravington, très émus par la générosité chevaleresque que leur témoignait le corsaire.

— C’est ma façon de faire la guerre, déclarait Surcouf. Et si je suis implacable dans le combat, sachez aussi que je ne me laisse jamais griser par la victoire au point de ne pas reconnaître et saluer comme il le mérite l’héroïsme de ceux qui, loyalement, se sont battus contre moi.

Les trois hommes s’adressèrent un de ces saluts qui sont l’honneur de ceux qui les échangent.

Un léger tumulte s’élevait tout près d’eux. C’était un groupe de marins bretons qui ramenaient les deux Hindous que leur chef les avait chargés de rechercher à bord du Kent.

L’un d’eux s’avançait vers Surcouf et disait en lui désignant Timour et Tagore, dont les yeux étincelaient de fureur :

— Commandant, nous les avons trouvés dans la soute aux munitions. Ils avaient réussi à percer un tonneau et à verser un peu de poudre à terre. L’un d’eux, le plus vieux, battait déjà un briquet. Et si nous n’étions pas arrivés à temps pour les en empêcher, ces deux gredins faisaient sauter le navire.

Surcouf, d’un air terrible et sans prononcer un mot, dévisagea successivement Timour et Tagore qui soutinrent avec une rare et froide énergie le regard fulgurant dont les foudroyait le Malouin.

Puis, d’une voix métallique et tranchante, il fit :

— Qui êtes-vous ?

Les deux Hindous ne bronchèrent pas et se contentèrent de croiser lentement les bras.

On sentait que l’un et l’autre avaient fait le sacrifice de leur vie.

— Parlez ! ordonnait Surcouf de plus en plus impérieux.

Mais les deux Hindous demeurèrent silencieux.

— Vous ne voulez pas me répondre ? martelait le corsaire.

Le même sourire, tout de fatalité, erra sur les lèvres du père et du fils.

Emporté par la colère, Surcouf, comprenant qu’il ne viendrait pas à bout du fatalisme passif de ces deux Orientaux, s’écriait :

— Qu’on pende ces coquins à une vergue !

Aussitôt les corsaires entraînèrent Timour et Tagore au pied du grand mât.

L’un d’eux s’était emparé d’une solide corde, grimpait dans les agrès, lorsque Tagore, en un bond de tigre, échappant aux matelots qui l’entouraient, courait vers le bastingage et, avant qu’on eût le temps de le retenir, se jetait à la mer.

Surcouf et plusieurs de ses hommes se précipitèrent. Ils aperçurent Tagore qui nageait vigoureusement entre deux eaux. Le Malouin saisit un pistolet… Des matelots s’emparèrent de mousquets. Une grêle de balles s’abattit autour du fugitif qui, sans doute, fut atteint car il disparut dans les flots en un tourbillonnement d’écume.

Pendant ce temps, Timour, lui aussi, avait échappé à ses gardiens qui, non sans peine, avaient réussi à le maîtriser.

Maintenant, le bout de la corde attaché à la vergue pendait sur le pont.

Sur un geste de Surcouf qui s’était rapproché, un corsaire passa la corde au cou de l’Hindou qui s’écria, en joignant les mains

— Mon fils, que Siva nous venge !

Les matelots, juchés sur une vergue, commencèrent à tirer sur la corde.

Quelques instants après, le corps de Timour se balançait dans les airs. Le corsaire avait fait justice.

*

Le lendemain, au point du jour, tandis que, sous la garde de Lady Evelyne qui ne l’avait pas quittée, Madiana dormait tranquille et reposée sur sa couchette, une émouvante cérémonie se déroulait à bord du Kent.

Les ennemis de la veille, réunis en un même devoir, adressaient à leurs morts un suprême adieu.

Au milieu d’un carré formé par trois rangs de Français et un rang d’Anglais, des corps enveloppés, les uns de drapeaux et les autres de pavillons aux couleurs britanniques, étaient étendus sur le pont. Chacun portait un boulet attaché aux pieds. Au centre, se dressaient, tête nue, Surcouf, Dutertre, le commandant Ravington et le général Bruce.

Au milieu d’un grand silence, le commodore lut une brève prière, tourné vers ses marins morts en faisant leur devoir.

Quand il eut terminé, Surcouf tira son sabre et, saluant d’un geste large les cadavres de ses matelots, il s’écria d’une voix vibrante :

— Adieu, mes amis !

Puis, étendant son arme vers les morts anglais, il ajouta :

— Adversaires dans les combats, soyez désormais frères dans la gloire !

Un bref roulement de tambour se fit entendre, suivi d’une salve tirée par les canons du paquebot.

Puis on vit un premier corps, soulevé par un palan, transporté par les airs, franchir le bastingage, s’abaisser vers la mer et disparaître pour toujours.

Successivement, tous les morts prirent le même chemin, tandis que les corsaires présentaient les armes.

Et quand tout fut terminé, quand les morts furent tous descendus au fond de l’Océan, le Kent et la Confiance, toutes voiles dehors, et poussés par un vent favorable, s’élancèrent vers la France.

Surcouf, roi des corsaires, roman d'aventures

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