Читать книгу Axël - Auguste de Villiers de l'Isle-Adam - Страница 16

LES MÊMES, SARA et SOEUR ALOYSE.

Оглавление

L’orgue roule. Sara, vêtue d’une longue tunique de moire blanche, apparaît, le collier d’opales sacrées sur la poitrine. Elle appuie sa main sur l’épaule de sœur Aloyse, qui est pâle et souriante. Des fleurs d’orangers entrelacent ses grands cheveux dénoués qui tombent onduleusement, noirs et épars sur sa robe. Son visage est comme sculpté dans la pierre.

A son aspect, des fleurs sont jetées au-devant d’elle: les encensoirs s’élèvent.

Elle vient, devant l’autel, s’agenouiller sur la dalle, silencieusement: puis elle s’étend, le front sur ses bras croisés.

Sœur Aloyse laisse tomber sur elle un vaste drap blanc, chargé de taches d’or figurant de grosses larmes, et l’en recouvre entièrement. L

e cierge mystique brûle au-dessus du front de Sara, sur la première marche de l’autel.

L’ARCHIDIACRE, debout, sur le parvis, se détournant vers l’assistance

Est-il une âme, ici, qui veuille crucifier sa vie mortelle en se liant pour jamais au divin sacrifice que je vais offrir?

SOEUR ALOYSE, s’avançant

Ego pro defunctâ illâ ! Ego vox ejus!

Debout, près de Sara, et chantant la formule do consécration

Suscipe me, Deus! secundum eloquium tuum, et vivam!

Le glas tinte un coup.

LE DESSERVANT DE L’OFFICE DES MORTS

Si iniquitates observaveris, Domine, Domine quis sustinebit!

LES RELIGIEUSES, passant processionnellement autour de Sara, cierges allumés à la main

Requiescat, et ei luceat perpetua Lux!

SŒUR ALOYSE, ayant jeté de l’eau bénite sur le drap mortuaire

Resurgam!

LES RELIGIEUSES, voix lointaines dans l’orgue

In excelsis.

LE CHOEUR, sur la scène

Amen.

Maintenant, le vieil Acolyte, sur le parvis même de l’autel, a revêtu l’Archidiacre des insignes sous lesquels les anciens grands Prieurs d’abbayes pouvaient recevoir les vœux pontificalement. La longue chape noire agrafée aux épaules, la mitre-mineure au front, et s’appuyant sur la pastorale crosse d’or, l’Archidiacre, sous le dais de pourpre noire brodée d’ossements d’or, que tiennent, long voilées, quatre des plus âgées Mères tutrices de l’Abbaye, descend vers Sara toujours prosternée. — L’orgue s’arrête.

L’ARCHIDIACRE

Si celle qui, déjà morte pour la terre et gisante ici, devant la face de Dieu, répudie à jamais les misérables joies que peuvent offrir la chair et le sang, qu’elle soit la bienvenue au pied de l’autel!

SŒUR ALOYSE, montrant de ses deux mains Sara

Ecce ancilla Dei.

A ce mot, et pendant le silence qui suit, sœur Laudation, sur un signe de l’Abbesse, s’approche de sœur Aloyse et lui remet les grands ciseaux d’argent. Sœur Aloyse les reçoit, et, glacée, ferme les yeux.

L’ARCHIDIACRE, s’arrêtant sur la troisième marche, à Sara

Es-tu bien cette appelée d’en-Haut, qui veut vivre sous l’humble chasteté qui nous illumine? celle qui veut s’écrier vers le Trône avec Cœcilia: «Fiat cor meum immaculatum ut non confundar! » celle qui, dans peu de jours, couchée sur les belles ailes de la Mort, s’enfuira, d’une envolée très sainte, vers les esprits embrasés d’amour et de lumière, les beata Seraphim dont parle le pieux Aréopagite? O femme! si tu viens en oblation, volontaire holocauste, pour l’amour de Dieu, tu deviendras ton amour même réalisé, quand tu entreras dans ton éternité. Glas.

Car l’éternité, dit excellemment saint Thomas, n’est que la pleine possession de soi-même en un seul et même instant. Et: «Mon amour, c’est mon poids!» nous dit saint Augustin. Abîme-toi donc, si tu es un cœur céleste, en Celui qui est l’amour même! Crois et tu vivras; la Foi, suivant l’expression de saint Paul, étant la substance même des choses qui doivent être espérées. Glas.

Par elle, tu renaîtras, transfigurée en ton propre cantique, l’âme étant une harmonie, comme le dit, avec inspiration, sainte Hildegarde. — Pulcher hymnus Dei homo immortalis! a dit aussi Lac-tance, le très louable et disert esprit. Ne hais qu’une chose: tout obstacle à ton retour vers Dieu! toute limite, c’est-à-dire le Mal! Hais-le de toutes tes forces! Car, ainsi que le précise admirablement saint Isidore de Damiette, les élus, en se penchant du haut des Cieux pour contempler les supplices des réprouvés, ressentiront une ineffable joie au spectacle de leurs tortures, sans quoi, la fruition des œuvres divines et la collaudation de leur infinie équité — (qui est la forme même du Paradis) — seraient incomplètes.

Oh! si tu ne comprends pas encore l’esprit de nos dogmes, si ton argile en frémit, qu’il te soit permis de les approfondir, puisque Dieu t’a faite si étrangement studieuse et persévérante, comme si tu étais appelée à devenir pareille aux plus grandes saintes. — Negligentiæ mihi videtur si non studemus quod credimus intelligere, dit, avec un grand bonheur d’expressions, saint Anselme. Mais étudie avec humilité, et, surtout, d’un cœur toujours simple, si tu veux avancer dans la science de Dieu: — ainsi tu garderas cette dignité de l’Espérance, sans laquelle l’humilité même n’a point de valeur parfaite... et, bientôt, sans doute, une grâce t’enseignera que l’unique moyen de comprendre, c’est de prier.

Ne l’oublie pas, tu ne seras jamais un pur esprit: ton âme même, ton âme impérissable, est composée, d’abord, de matière, pour pouvoir jouir ou souffrir éternellement, en restant distincte de Dieu. Materia prima, dit l’Ange de l’École, question soixante-quinzième... Et souviens-toi que la bulle de Clément V frappe d’excommunication quiconque osera rêver le contraire! — Et si, en dehors de l’obéissance mentale à l’Église, ton entendement se révolte — et cherche Dieu autrement, hélas! — redis-toi, pour ton salut, cet aveu trouble d’un rhéteur païen: «Telle est la vanité, l’infirmité de la raison de l’Homme, qu’il ne saurait concevoir un Dieu auquel il voulût ressembler!» — Sache donc réfréner l’orgueil de ta raison dérisoire. Quelle autre preuve chercher de Dieu, que dans la prière? La Foi n’est-elle pas l’unique preuve de toute chose? Aucune autre, fournie par les sens ou la raison, ne satisferait, tu le sais d’avance, ton esprit. Dès lors, à quoi bon même chercher?... Croire, n’est-ce pas se projeter en l’objet de sa croyance et s’y réaliser soi-même? Affirme comme tu es affirmée: va, c’est le plus sage!.. Ayant acquis, ensuite, par la prière, le sentiment de la présence de Dieu, tu t’en tiendras à cette sagesse! Tu auras atteint, d’un coup d’ailes, ton espérance. — Alors que tu n’étais pas, hier enfin, Dieu crut bien en toi, puisque te voici, toute appelée hors du Nul par la Foi créatrice! Rends-Lui donc l’écho de son appel! A toi de croire en Lui! A ton tour de Le CRÉER en toi, de tout l’être de ta vie! Tu es ici-bas non pour chercher des «preuves», mais pour témoigner si, par l’amour, et par la foi, tu pèses le poids du salut.

Glas.

Écoute encore, pendant que la cloche des morts sonne pour toi. — Si chacun des Trois-Mystères, principes divins, n’apparaissait pas comme impossible et absurde à nos yeux d’argile et d’orgueil, quel mérite aurions-nous d’y croire? Et, s’ils étaient possibles et raisonnables, les accepterais-tu pour divins, puisque toi, poussière, tu pourrais les mesurer d’une pensée? Si donc ils sont absurdes et impossibles, ils sont précisément ce qu’ils doivent être, et, comme l’enseigne Tertullien, c’est tout d’abord par cela qu’ils présentent la première garantie de leur vérité : leur absurdité humaine est le seul point lumineux qui les rende accessibles à notre logique d’un jour, sous condition de la Foi. Purifie donc, à jamais, ton âme de cette taie d’orgueil qui, seule, la sépare de la vue de Dieu; cesse d’être humaine, sois divine. Le monde nous traite en insensés qui s’illusionnent jusqu’à sacrifier leurs jours pour un puéril rêve, pour l’ombre d’un ciel imaginé. — Mais, quel homme, son heure venue, ne reconnaît avoir dépensé sa vie en rêves amers jamais atteints, en vanités qui le déçurent, en successives désillusions, lesquelles, même, n’eurent de réalité, sans doute, qu’en son esprit? Dès lors, de quel droit le monde le prendrait-il de si haut quand bien même il nous plairait de préférer, sciemment, le songe sublime de Dieu aux mortels mensonges de la terre?... Quoi! nos cœurs sont réchauffés, notre sérénité se fait profonde et sans alarmes, le Ciel, deviné, nous pénètre, dès ici, d’un bienheureux amour, la prière devient, pour nous, une vision, — l’exégèse, la clef même de l’Évidence... et les enfants du siècle, au nom de l’ennui douloureux que leur laissent les réalités mensongères des sens, osent traiter d’imaginaire notre positif bonheur? — Arrière! Souriant:

Illusion pour illusion, nous gardons celle de Dieu, qui donne, seule, à ses éternels éblouis, la joie, la lumière, la force et la paix. Nulle créature, nulle vitalité n’échappe à la Foi. L’homme préfère une croyance à une autre, et, pour celui qui doute, même à l’indéfini de sa pensée, le doute, qu’il admet librement en son esprit, n’est encore qu’une forme de la Foi, puisque, en principe, il est aussi mystérieux que nos mystères. Seulement, l’indécis demeure avec son irrésolution, qui devient la somme nulle de sa vie. Il croit «analyser», il creuse la fosse de son âme et retourne vers un néant qui ne peut plus s’appeler que l’Enfer, — car il est à jamais trop tard pour n’être plus. Nous sommes irrévocables. Glas.

— Oui, la Foi nous enveloppe! L’univers n’est que son symbole. Il faut penser. Il faut agir. Nous sommes contraints à cet esclavage: penser. En douter, c’est encore y obéir. Pas un acte qui ne soit créé d’une instinctive pensée! pas une pensée qui ne soit aveugle en sa notion primordiale! Hé bien, puisque nous ne pouvons devenir que notre pensée unie à la chair occulte de nos actes, pensons et agissons de manière à ce qu’un Dieu puisse devenir en nous! — et cela tout d’abord! si nous voulons acquérir la croyance, c’est-à-dire mériter de croire.

Toutes songeries contraires à l’augmentation de notre âme en Dieu, sont du temps perdu, que le Sauveur seul peut racheter. — Tout S’EFFORCE autour de nous! Le grain de blé, qui pourrit dans la terre et dans la nuit, voit-il donc le soleil? Non, mais il a la foi. C’est pourquoi il monte, par et à travers la mort, vers la lumière. Ainsi des germes élus, de toute chose, excepté des germes incrédules, où dorment le Doute, ses impuretés et ses scandales, et qui meurent, indifférents, tout entiers. Nous, nous sommes le blé de Dieu; nous sentons que nous ressusciterons en Lui, — qui est, suivant la parole éclairée et magnifique d’un théologien, le lieu des esprits, comme l’espace est celui des corps.

Glas.

Croire, dans l’attente et la prière! et le cœur plein d’amour! telle est notre doctrine. Et quand bien même, par impossible, comme nous en prévient le Concile, un ange du Ciel viendrait nous en enseigner une autre, nous persisterions, fermes et inébranlables, en notre foi. Un silence.

— Maintenant, Ève-Sara-Emmanuèle, princesse de Maupers, rappelez-vous la puissance des paroles jurées devant ceux qui représentent le Seigneur, ceux à L’INJONCTION desquels le Verbe devient chair. Prononcez donc, librement, les vœux suprêmes qui engagent votre âme,

CHOEUR DES RELIGIEUSES

Ecce inviolata soror cælestis!

L’ARCHIDIACRE, continuant et alternant avec le chœur

...votre sang, votre être, en ce monde et dans l’autre,

CHOEUR DES RELIGIEUSES

Ecce conjux!

L’ARCHIDIACRE

... votre espoir unique et infini.

CHOEUR DES RELIGIEUSES

Sacra esto!

L’ARCHIDIACRE

Sara! ton anneau de fiancée brille sur cet autel. J’aime Dieu, cela signifie «Dieu m’aime», te dis-je!... Aime donc, et fais ce que tu voudras, ensuite! s’est écrié saint Augustin. — Sara, les entends-tu, ces voix, déjà célestes, qui t’appellent?... Une parole, et je lèverai ma droite sur ton front pour t’absoudre, — et, consacrée pour jamais à la Lumière, tu seras liée dans les Cieux! Alors, devant la ressuscitée, l’office de deuil, se transfigurant, soudain, en messe de gloire, aux vêtements d’or et de fête, s’achèvera dans la joie du minuit de la Bonne Nouvelle! Et le lis de tes vœux sera jeté par les Anges dans la crèche de l’Enfant.

Le glas sonne trois coups plus rapprochés, puis s’arrête.

— Mais... le vingt-troisième coup de cette cloche, qui compte les années des morts, m’avertit de te laisser seule avec ton âme durant le suprême instant où tu ne dois plus songer qu’au Jugement-irrévocable.

Ayant confié sa crosse pastorale au Desservant agenouillé à sa droite, il monte vers le tabernacle pour prendre le saint-Chrême.

LE DESSERVANT DE L’OFFICE DES MORTS, récitant, d’une voix monotone, le texte de saint Bernard pour la Préparation au Jugement dernier:

Attende, homo, quid fuisti antè ortum et quod eris usque ad occasum. Profectò fuit quod non eras. Posteà, de vili materiâ factus, in utero matris de sanguine menstruali nutritus, tunica tua fuit pellis secundina. Deindè, in vilissimo panno involutus, progressus es ad nos, — sic indutus et ornatus! Et non memor es quæ sit origo tua. Nihil est aliud homo quam sperma fætidum, saccus stercorum, cibus vermium. Scientia, sapientia, ratio, sine Deo Christo, sicut nubes transeunt.

Post hominem vermis: post vermem fœtor et horror; Sic, in non hominem, vertitur omnis homo.

Cur carnem tuam adornas et impinguas, quam, post paucos dies, vermes devoraturi sunt in sepulchro, animam, verò, tuam non adornas, — quæ Deo et angelis ejus præsentenda est in Cælis!

Silence.

SOEUR ALOYSE ET LES RELIGIEUSES, à l’unisson

Tuis autem fidelibus, vita mutatur, non tollitur! Et, dissolutâ terrestri domo, cælestis domus comparatur!

Son de la clochette d’or.

Sara se découvre le visage, se soulève sous le candélabre et s’accoude sur la première marche de l’autel. Les opales du collier mystique scintillent parmi les fumées de l’encens; une pluie de feuilles de lis parsème le tapis autour d’elle.

Elle s’est dressée, au milieu des encensoirs et des cierges, devant l’Archidiacre; elle se tient maintenant debout, immobile, les bras croisés, les paupières baissées. Sur ses épaules brillent les pleurs d’or du drap funèbre, dont les grands plis tombent derrière elle et se prolongent sur les dalles.

Axël

Подняться наверх