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L’ARCHIDIACRE, SARA.

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L’ARCHIDIACRE, terrible

Femme, tu as été lâche. Tu as rougi de Celui... qui rougira de toi. Tu as effrayé des âmes aussi pures que l’Étoile du matin! Tu as bravé la divine colère, outragé le Dieu qui t’a tirée du néant et qui t’offrait son royaume. Tu t’appelles Lazare, et tu as résisté à la voix souveraine qui te criait de sortir. Tu as refusé ta place au banquet, et cela devant moi, qui ai mission de te contraindre à t’y asseoir. Car, de même que les lois inclinent ou obligent les hommes au devoir, de même Dieu, principe et fin de toute loi, de tout devoir et de toute force, peut plier et violenter — miraculeusement — les consciences et les libertés. Un silence.

Au nom de ton salut, pour lequel, sur la montagne éternellement mystérieuse, il rendit l’esprit sur l’inévitable Croix, je ne veux voir en toi qu’une victime affolée par les princes de l’Enfer. Qu’esdères-tu? L’éviction de ce monastère? Non, insensée, tu ne sortiras pas! — L’autorité des hommes protégerait, aujourd’hui, ton évasion, je le sais: — tu ne t’évaderas pas. Si, au fond de ton cœur, quelque secret solitaire se cache, comme un serpent dans un rocher, oublie-le, car il te sera stérile: — et il te sera stérile parce que tu es pauvre, ayant abandonné tes biens à la cause de la Foi... comme par un dernier mouvement de l’Inspiration divine et de la Grâce! — Non, tu n’iras point par les chemins, comme une errante, jeter à tous les vents, pareille aux humains, le peu qui te reste de ton âme! Nous répondons, entends-tu, de cette âme-là. — Te penses-tu libre, devant nous, qui avons appris aux hommes à morigéner la Force et qui savons, seuls, en quoi consiste le DROIT? Qu’était ce donc, une femme, ici-bas, avant les Chrétiens? C’était l’esclave. Nous l’avons affranchie et délivrée... et tu prononcerais, devant nous, le mot de liberté, comme si nous n’étions pas la Liberté même! — Écoute, et pèse bien mes paroles: notre Justice et notre Droit ne relèvent point de ceux des hommes. C’est nous qui, dans leur intelligence, essentiellement fratricide, avons fondé et allumé, pour leur salut, ces idées dominatrices. Ils l’ont oublié, je le sais: aussi en parlent-ils, à cette heure, comme ils parlaient dans la tour de Babel, sans pouvoir s’entendre les uns les autres sur le sens du verbe détourné ; c’est là le châtiment de leur vieil orgueil. Notre suprématie sur la terre est l’unique sanction d’une loi quelconque. Nul ne peut la contrôler, — car une conséquence ne peut révoquer son principe en doute ou en examen, — sous peine de cesser d’être, elle-même, une certitude; et tout homme, esclave ou prince, ne peut nous reprocher notre nourriture qu’avec notre pain dans la bouche. Nous avons l’Autorité : nous la tenons de Dieu, et nous la garderons, entre nos mains profondes, jusqu’à la consommation des siècles. Et cela, malgré les menaces de l’avenir, les illusions de la Science, et toute l’infecte fumée du cerveau mortel, afin que la parole soit accomplie: Stat Crux dùm volvitur orbis. Qu’on nous frappe, qu’on nous délaisse, qu’on nous oublie, qu’on nous haïsse, qu’on nous méprise, qu’on nous torture, qu’on nous tue, qu’importe! Vanités que tout cela! Rébellions stériles. Forts de notre conscience à jamais solide et introublée, nous serons de ceux que saint Ambroise appelle: «Candidatus martyrum exercitus!» Enfin (et c’est ceci qui importe en cette heure effrayante), nous avons un Droit dont tout autre suppose la triple essence: ainsi le Fils est engendré du Père, et l’Esprit procède du Père et du Fils! Et il n’est pas d’autre pensée initiale, sur la terre comme aux Cieux.

En conséquence, Sara, puisque, par miracle, il m’est donné de pouvoir agir, ici, d’une manière efficace et salutaire, je me saisis de la Force, au nom de Dieu, contre toi, pour te sauver de ta nature affreuse. Tu retourneras au cachot! Tu y jeûneras jusqu’à ce que ta misérable chair, qui se révolte, soit matée. Ta beauté, c’est de l’enfer qui apparaît: tes cheveux te tentent! tes regards sont des éclairs de scandale! Tout cela doit s’éteindre vite et en poudroyant; car c’est une illusion des ténèbres extérieures où tout se transforme et s’efface... j’en prends à témoin le ver de terre. Tu ne saurais te voir telle que tu es en ce moment sans mourir. — T’imagines-tu que Madeleine n’était pas aussi belle? Sache-le bien, dès qu’elle se fut reconnue, éclairée par un regard de Dieu, la sublime pécheresse en garda toute sa vie un tremblement d’horreur. Prie, comme elle pria, pour obtenir ce qui nous éclaire! Qu’elle soit ton exemple, jusqu’au dernier soupir! Et tu seras notre sœur, notre sainte, notre enfant! Un silence.

Un jour, peut-être, si ton repentir est sincère, reviendras-tu parmi nous. J’en doute; mais mon devoir est de l’espérer... car la Miséricorde et l’Amour divins sont sans limites. Jusque-là nous prierons pour toi, jour et nuit, dans la consternation, les larmes et le jeûne! — Moi-même, en prononçant la formule d’exorcisme, je revêtirai le cilice à votre intention.

Il descend. — Impénétrable, Sara n’a point tressailli une seule fois, ni relevé les yeux.

Mais, — voici une inspiration qui me vient directement du Ciel! Sous cette dalle repose, parmi les Anges, la sainte fondatrice de cette antique abbaye, la bienheureuse Apollodora. Ce caveau, le voisinage de ces reliques thaumaturges, c’est l’in-pace qui vous convient. C’est là que la très bénigne intercédera pour vous, à vos côtés, pendant la veille et le sommeil, sanctifiant votre pain et votre eau, si vous êtes en sa commémoration.

Du bout de sa lourde crosse, il fait glisser les deux verrous de la vaste dalle funèbre, puis il le passe dans l’anneau. La pierre, cédant à l’effort du prêtre, se soulève. Les larges degrés terreux d’une excavation sépulcrale apparaissent: la grande dalle reste ouverte sur ses arrêts, toute droite.

C’est ici la porte... janua... par laquelle j’ai droit de vous contraindre à entrer dans la Vie; car, ainsi que le dit avec profondeur saint Ignace de Loyola, «la fin justifie les moyens» : et il est écrit: «Forcez-les d’entrer!...» Venez, ma fille chérie! ma fille bien-aimée! — Descendez ici. Soyez dans la félicité ! C’est l’aumône que vous nous avez faite qui vous vaut, sans doute, cette dernière grâce: profitez-en. Bénissez donc votre épreuve, afin qu’elle vous soit satisfactoire, et, à votre tour... Humblement il s’incline devant elle: — priez pour moi!

Sara lève enfin les yeux sur le prêtre. Elle regarde le sépulcre qui s’ouvre auprès d’elle. Muette, et sans que ses traits trahissent une impression quelconque, elle marche vers un pilier. Elle saisit, parmi les ex-voto suspendus par la reconnaissance des marins, une vieille hache double, une guisarme; puis revient, toujours lente et glacée. Arrivée près du trou béant, elle étend simplement le doigt vers la fosse et fait au vieux prêtre un signe vague et impératif: celui de descendre, lui-même, dans le tombeau.

Interdit, l’Archidiacre recule. Sara s’avance vers lui, la hache haute, cette fois, et étincelante! Le vieillard regarde autour de lui, puis la regarde elle-même. Il se voit seul: si sa bouche s’ouvre, l’arme redoutable, au jeune poing calme et rebelle, semble prête à s’abattre, comme l’éclair. Il sourit avec une sorte d’amère pitié, hausse les épaules tristement — et, comme pour épargner un crime plus horrible, il obéit, sous les yeux froids de Sara.

Il s’enveloppe d’un grand signe de croix et descend les degrés, qu’il heurte de sa crosse et qu’il frôle de sa longue chape noire; peu à peu, sa tête, mitrée d’or, s’enfonce et disparaît.

LA VOIX DE L’ARCHIDIACRE, sous la voûte souterraine

In te, Domine, speravi: non confundar in æternum.

Axël

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