Читать книгу Mémoires pour servir à l'Histoire de France sous Napoléon, Tome 1 - Baron Gaspard Gourgaud - Страница 6
MÉMOIRES DE NAPOLÉON
§ V
ОглавлениеLes ennemis construisirent deux redoutes sur les deux mamelons qui dominent immédiatement, l'un l'Éguillette, l'autre Balaguier. Ces deux redoutes flanquaient le petit Gibraltar, et battaient les deux revers du promontoire.
En conséquence du plan adopté, les Français élevèrent cinq ou six batteries contre le petit Gibraltar, et construisirent des plates-formes pour une quinzaine de mortiers. On avait élevé une batterie de huit pièces de vingt-quatre, et de quatre mortiers contre le fort Malbosquet: ce travail avait été fait dans un grand secret; les ouvriers avaient été couverts par des oliviers qui en dérobaient la connaissance aux ennemis. On ne devait démasquer cette batterie qu'au moment de marcher contre le petit Gibraltar; mais, le 20 novembre, des représentants du peuple allèrent la visiter. Les canonniers leur dirent qu'elle était terminée depuis huit jours, et qu'on ne s'en servait pas, quoiqu'elle dût faire un bon effet. Sans autre explication, les représentants ordonnent de commencer le feu, et aussitôt les canonniers pleins de joie font un feu roulant.
Le général O'Hara, qui commandait l'armée combinée dans Toulon, fut étrangement surpris de l'établissement d'une batterie si considérable, près d'un fort de l'importance de Malbosquet, et il donna des ordres pour faire une sortie à la pointe du jour. La batterie était placée au centre de la gauche de l'armée; les troupes, dans cette partie, montaient à environ 6,000 hommes: elles occupaient la ligne du fort Rouge au Malbosquet, et étaient disposées de manière à empêcher toute communication individuelle; mais trop disséminées partout, elles ne pouvaient faire de résistance nulle part.
Une heure avant le jour, le général O'Hara sort de la place avec 6,000 hommes; il ne rencontre pas d'obstacle, ses tirailleurs seulement sont engagés, et les pièces de la batterie sont enclouées.
La générale bat au quartier-général; Dugommier s'empresse de rallier ses troupes: en même temps, le commandant de l'artillerie se rend sur un mamelon, en arrière de la batterie, et sur lequel il avait établi un dépôt de munitions. La communication de ce mamelon avec la batterie était assurée au moyen d'un boyau qui suppléait à la tranchée. De là voyant que les ennemis s'étaient formés à la droite et à la gauche de la batterie, il conçut l'idée de conduire, par le boyau, un bataillon qui était près de lui. En effet, il débouche, par ce moyen, sans être vu, au milieu des broussailles, près de la batterie, et fait aussitôt feu sur les Anglais. Ceux-ci sont tellement surpris qu'ils croient que ce sont les troupes de leur droite qui se trompent et qui tirent sur celles de leur gauche. Le général O'Hara lui-même s'avance vers les Français, pour faire cesser cette erreur: aussitôt il est blessé d'un coup de fusil à la main. Un sergent le saisit et l'entraîne prisonnier dans ce boyau; de sorte que le général en chef anglais disparaît, sans que les troupes anglaises sachent ce qu'il est devenu.
Pendant ce temps, Dugommier, avec les troupes qu'il avait ralliées, s'était placé entre la ville et la batterie: ce mouvement acheva de déconcerter les ennemis qui firent à l'instant leur retraite. Ils furent poussés vivement jusqu'aux portes de la place où ils rentrèrent dans la plus grande confusion, et sans savoir encore le sort de leur général en chef. Dugommier fut légèrement blessé dans cette affaire. Un bataillon de volontaires de l'Isère s'y distingua.
Le général Cartaux avait commencé le siège; mais le comité de salut public s'était vu obligé de lui ôter ce commandement. Cet homme qui, de peintre, était devenu adjudant dans les troupes parisiennes, avait ensuite été employé à l'armée; ayant été heureux contre les Marseillais, les députés de la montagne l'avaient fait nommer dans le même jour général de brigade et général de division. Il était très-ignorant, nullement militaire; du reste il n'était pas méchant et n'avait point fait de mal à Marseille, lors de la prise de cette ville.
Le général Doppet avait succédé à Cartaux: il était savoyard, médecin et méchant; son esprit ne se fondait que sur des dénonciations. Il était ennemi déclaré de tout ce qui avait des talents. Il n'avait aucune idée de la guerre, et n'était rien moins que brave. Cependant ce Doppet, par un singulier hasard, faillit prendre Toulon, 48 heures après son arrivée. Un bataillon de la Côte-d'Or et un bataillon du régiment de Bourgogne étant de tranchée contre le petit Gibraltar, eurent un homme pris par une compagnie espagnole de garde à la redoute; ils le virent maltraiter, bâtonner, et en même temps les Espagnols les insultèrent par des cris et par des gestes indécents. Furieux, les Français courent aux armes; ils engagent une vive fusillade et marchent contre la redoute.
Le commandant d'artillerie se rend aussitôt chez le général en chef qui ignorait lui-même ce que c'était; ils vont au galop sur le terrain, et là, voyant ce qui se passait, Napoléon engagea le général à appuyer cette attaque, attendu qu'ils n'en coûterait pas plus de marcher en avant que de se retirer. Le général ordonna donc que toutes les réserves se missent en mouvement: tout s'ébranla, Napoléon marcha à la tête; malheureusement un aide-de-camp est tué aux côtés du général en chef. La peur s'empare du général, il fait battre la retraite sur tous les points, et rappelle ses troupes au moment où les grenadiers, après avoir repoussé les tirailleurs ennemis, parvenaient à la gorge de la redoute et allaient s'en rendre maîtres. Les soldats furent indignés; ils se plaignirent qu'on leur envoyait des…peintres et des médecins pour les commander. Le comité de salut public rappela Doppet et sentit enfin la nécessité d'y envoyer un militaire; il envoya Dugommier, officier de 50 ans de service, couvert de blessures et brave comme son épée.
L'ennemi recevait tous les jours des renforts dans la place: le public voyait avec peine la direction des travaux du siège. On ne concevait pas pourquoi tous les efforts se portaient contre le petit Gibraltar, tout l'opposé de la place. On n'en est encore qu'à assiéger un fort qui n'entre pas dans le système permanent de la défense de la place, disait-on dans tout le pays, ensuite il faudra prendre Malbosquet et ouvrir la tranchée contre la ville. Toutes les sociétés populaires faisaient dénonciations sur dénonciations à ce sujet. La Provence se plaignit de la longueur du siège. La disette s'y faisait vivement sentir; elle devint même telle qu'ayant perdu l'espoir de la prompte reddition de Toulon, Fréron et Barras, saisis de terreur, écrivirent de Marseille, à la convention, pour l'engager à délibérer, s'il ne vaudrait pas mieux que l'armée levât le siège et repassât la Durance, manœuvre qui avait été faite par François Ier, lors de l'invasion de Charles-Quint. Il se retira derrière la Durance; l'ennemi ravagea la Provence; et, quand la famine força ce dernier à la retraite, il le fit attaquer vigoureusement.
Les représentants disaient qu'en évacuant la Provence, les Anglais seraient obligés de la nourrir, et qu'après la récolte on reprendrait avantageusement l'offensive avec une armée bien entière et bien reposée. «C'était même indispensable, disaient-ils: car enfin, après quatre mois, Toulon n'est pas encore attaqué; et l'ennemi recevant toujours des renforts, il est à craindre que nous ne soyons obligés de faire précipitamment, et en déroute, ce que nous pouvons en ce moment opérer en règle et avec ordre.»
Mais peu de jours après que la lettre fut parvenue à la convention, Toulon fut pris. Elle fut alors désavouée par ces représentants comme apocryphe. Ce fut à tort; car cette lettre était vraie et donnait une juste idée de l'opinion que l'on avait de la mauvaise issue du siège, et des embarras qui existaient en Provence. Dugommier s'était décidé à faire une attaque décisive sur le petit Gibraltar. Le commandant de l'artillerie y fit jeter 7 à 8,000 bombes, pendant qu'une trentaine de pièces de 24 en rasaient la défense.
Le 18 décembre, à quatre heures du soir, les troupes s'ébranlent de leurs camps et se dirigent sur le village de la Seine; le projet était d'attaquer à minuit, afin d'éviter le feu du fort et des redoutes intermédiaires. Au moment où tout est prêt, les représentants du peuple convoquent un conseil pour délibérer s'il faut attaquer ou non: soit qu'ils craignissent l'issue de cette attaque, et voulussent en rejeter toute la responsabilité sur le général Dugommier; soit qu'ils se fussent laissés gagner par les raisons de beaucoup d'officiers qui jugeaient cette entreprise impossible, surtout par le temps affreux qu'il faisait, la pluie tombait par torrents.
Dugommier et le commandant d'artillerie se rient de ces craintes: deux colonnes sont formées, et l'on marche à l'ennemi.
Les coalisés, pour éviter l'effet des bombes et des boulets qui foudroyaient le fort, avaient l'habitude de se tenir à une certaine distance en arrière. Les Français espéraient arriver aux ouvrages avant eux; mais les ennemis avaient établi en avant du fort une nombreuse ligne de tirailleurs, et la fusillade s'étant engagée au pied même de la montagne, les troupes accoururent à la défense du fort, dont le feu devint des plus vifs. La mitraille pleuvait partout. Enfin, après une attaque extrêmement chaude, Dugommier qui, selon sa coutume, marchait à la tête de la 1re colonne, fut obligé de céder. Désolé, il s'écrie, Je suis perdu.
En effet, dans ces temps, il fallait des succès: l'échafaud attendait le général malheureux.
Cependant la canonnade et la fusillade duraient toujours. Muiron, capitaine d'artillerie, jeune homme plein de bravoure et de moyens, et qui était l'adjoint du commandant d'artillerie, est détaché avec un bataillon de chasseurs et soutenu par la 2e colonne qui le suit à portée de fusil. Il connaissait parfaitement la position, et il profita si bien des sinuosités du terrain, qu'il gravit la montagne avec sa troupe, sans presque éprouver de perte: il débouche au pied du fort, s'élance par une embrasure; son bataillon le suit, et le fort est pris!
Tous les canonniers anglais ou espagnols sont tués sur leurs pièces, et Muiron est blessé grièvement d'un coup de pique par un Anglais.
Maîtres du fort, les Français tournent aussitôt les pièces contre l'ennemi.
Dugommier était déja depuis trois heures dans la redoute, lorsque les représentants du peuple vinrent, le sabre à la main, combler d'éloges les troupes qui l'occupaient. (Ceci dément positivement les relations du temps, qui, à tort, disent que les représentants marchaient à la tête des colonnes.)
A la pointe du jour, on marcha sur Balagnier et l'Éguillette. Les ennemis avaient déja évacué ces deux positions. Les pièces de 24 et les mortiers furent mis en mouvement, pour armer ces batteries d'où l'on espérait canonner la flotte combinée avant midi; mais le commandant d'artillerie jugea impossible de s'y établir. Elles étaient en pierre, et les ingénieurs qui les avaient construites avaient commis la faute de placer à leur gorge une grosse tour en maçonnerie, si près des plates-formes que tous les boulets qui l'auraient frappée seraient retombés sur les canonniers ainsi que les éclats et les débris. On plaça des bouches à feu sur les hauteurs, derrière les batteries. Elles ne purent commencer leur feu que le lendemain; mais l'amiral Anglais Hood n'eut pas plutôt vu les Français maîtres de ces positions, qu'il fit le signal de lever l'ancre et de quitter les rades.
Cet amiral se rendit à Toulon, pour faire connaître qu'il ne fallait pas perdre un moment et gagner au plutôt la haute mer. Le temps était sombre, couvert de nuages, et tout annonçait l'arrivée prochaine du vent d'Olliibech, terrible dans cette saison. Le conseil des coalisés se réunit aussitôt, et, après une mûre délibération, les membres tombèrent d'accord que Toulon n'était plus tenable. On se hâta de prendre toutes les mesures, tant pour l'embarquement que pour brûler ou couler les vaisseaux français qu'on ne pouvait pas emmener, et incendier les établissements de la marine. Enfin, on prévint les habitants que tous ceux qui voudraient quitter la ville pourraient s'embarquer à bord des flottes anglaise et espagnole.
A l'annonce de ce désastre, on se peindrait difficilement l'étonnement, la confusion, le désordre de la garnison et de cette malheureuse population, qui, peu d'heures auparavant, en considérant la grande distance où les assiégeants étaient de la place, le peu de progrès du siège depuis quatre mois, et l'arrivée prochaine des renforts, s'attendaient à faire lever le siège et même à envahir la Provence.
Dans la nuit les Anglais firent sauter le fort Poné; une heure après, on vit en feu une partie de l'escadre française; neuf vaisseaux de 74 et quatre frégates ou corvettes devinrent la proie des flammes.
Le tourbillon de flammes et de fumée qui sortait de l'arsenal, ressemblait à l'éruption d'un volcan, et les treize vaisseaux qui brûlaient dans la rade, à treize magnifiques feux d'artifice. Le feu dessinait les mâts et la forme des vaisseaux; il dura plusieurs heures et présentait un spectacle unique. Les Français avaient l'ame déchirée en voyant se consumer, en si peu de temps, d'aussi grandes ressources et tant de richesses. On craignit un instant que les Anglais ne fissent sauter le fort la Malgue. Il paraît qu'ils n'en ont point eu le temps.
Le commandant de l'artillerie se rendit à Malbosquet. Ce fort était déja évacué. Il fit venir l'artillerie de campagne, pour balayer sur-le-champ les remparts de la place, et accroître le désordre en jetant des obus sur le port, jusqu'à ce que les mortiers qui arrivaient sur leurs caissons, fussent mis en batterie et pussent envoyer des bombes dans la même direction.
Le général Lapoype, de son côté, se porta contre le fort Pharaon que l'ennemi évacuait, et s'en empara. Pendant tout ce temps les batteries de l'Éguillette et de Balagnier ne cessaient de faire un feu des plus vifs sur la rade. Plusieurs vaisseaux anglais éprouvèrent de notables avaries, et un assez grand nombre d'embarcations chargées de troupes furent coulées. Les batteries tirèrent toute la nuit, et à la pointe du jour on distingua la flotte anglaise hors la rade. Sur les neuf heures du matin, il s'éleva un très-grand vent d'Olliibech; les vaisseaux anglais furent obligés de chercher un refuge aux îles d'Hyères.
Plusieurs milliers de familles toulonnaises avaient suivi les Anglais, de sorte que les tribunaux révolutionnaires ne trouvèrent que peu de coupables dans la ville: tous les principaux en étaient partis. Néanmoins, dans la première quinzaine, plus de cent malheureux furent fusillés.
Depuis, des ordres de la convention arrivèrent pour démolir les maisons de Toulon; l'absurdité de cette mesure n'en arrêta pas l'exécution: on en démolit plusieurs qu'on fut obligé de rebâtir après.
Pendant le siège de Toulon, l'armée d'Italie avait été attaquée sur le Var. Les Piémontais avaient voulu essayer d'entrer en Provence: ils s'étaient approchés d'Entrevaux; mais, ayant été battus à Gillette, ils se mirent en retraite et rentrèrent dans leurs lignes.
La nouvelle de la prise de Toulon fit d'autant plus d'effet en Provence et dans toute la France, qu'elle était inattendue et presque inespérée.
Ce fut là que commença la réputation de Napoléon. Il fut alors fait général de brigade d'artillerie, et nommé au commandement de cette arme à l'armée d'Italie. Le général Dugommier venait d'être nommé commandant en chef de l'armée des Pyrénées-Orientales.