Читать книгу Rose et Rosette : odyssée d'une trop belle poupée - Berthe Vadier - Страница 11
ОглавлениеCHEZ LA MARQUISE.
Épaulette-d’or avait été vendu, et, depuis ce temps, Satin-Bleu se trouvait fort malheureuse à l’étalage où l’aimable officier avait été remplacé par un grand Polichinelle en drap d’or et d’écarlate qui avait des manières détestables. Il ne tarissait pas de plaisanteries sur les poupées, plaisanteries qu’il accompagnait d’affreuses grimaces et de gambades du plus mauvais goût.
«Où êtes-vous, Épaulette-d’or, soupirait Satin-Bleu toute la journée, où êtes-vous?» Parfois la nuit, elle rêvait que le gentil officier était revenu, mais, sitôt le point du jour, le méchant éclat de rire du vilain Polichinelle ne lui prouvait que trop que ce n’était qu’un rêve.
«Enfin, se disait-elle pour se consoler, je n’aurai pas longtemps à supporter le personnage. De façon ou d’autre, je quitterai le magasin bientôt: ou je serai achetée pour quelque riche petite fille, ou j’irai chez les Imbert.»
Elle aimait encore mieux aller chez les Imbert que de vivre à côté du Polichinelle.
L’avant veille de Noël, une voiture armoriée s’arrêta devant le magasin; une vieille dame en descendit. Tous les employés, Mlle Charmotte à leur tête, se précipitèrent pour la recevoir:
«Madame la marquise! Madame la marquise!»
Et des sourires, des révérences, des respects! Satin-Bleu comprit que cette vieille dame, toute rose sous ses cheveux blancs, était très riche et avait l’habitude de faire beaucoup d’emplettes, et elle se prit à espérer.
La vieille dame acheta des bergeries, des théâtres, des panoramas, des lanternes magiques, des jeux de toutes sortes, des soldats en quantité, des poupées par douzaines. C’était à croire que cette marquise était la mère Gigogne choisissant des étrennes pour ses nombreux enfants. Au milieu de ses achats, elle avisa Satin-Bleu, en demanda le prix, fit une petite moue, réfléchit un instant, puis soudain:
«Bah! quand on est en train de folies... je la prends.»
Jacques entrait juste à ce moment, les bras chargés de boîtes qu’on l’avait envoyé quérir chez le cartonnier. Il vit Satin-Bleu hors de sa place; il devina à l’air de Mlle Charmotte que la poupée était vendue, et il devint si affreusement pâle qu’un des commis se hâta de le débarrasser de ses cartons, pensant qu’il allait les laisser tomber, et qu’une des demoiselles du magasin poussa bien vite une chaise derrière lui. Mais il resta debout comme pétrifié, fixant sur la poupée un regard si plein de désespoir qu’elle en fut toute remuée. Mlle Charmotte aussi sentit un remords se glisser dans son cœur; toute la satisfaction de la marchande etait gâtée par le chagrin de Jacques. Comment le consolerait-elle? comment le dédommagerait-elle? elle n’en savait rien. La poupée était vendue, il n’y avait pas moyen de s’en dédire.
TOUS LES PAQUETS LUI ÉCHAPPÈRENT. (page 55.)
Le trousseau fut rassemblé serré dans une belle boîte capitonnée de soie; Satin-Bleu fut mise, sur un lit de ouate dans une autre boîte qu’on attacha avec des faveurs roses. Cela terminé et toutes les emplettes de la marquise empilées dans sa voiture, la vieille dame y remonta, et l’on partit.
On s’arrêta en chemin pour choisir des livres d’étrennes, des boîtes de fruits confits et autres sucreries. Finalement, on gagna le logis, et les diverses acquisitions furent transportées à l’appartement de la marquise.
Satin-Bleu jugea qu’elle était confiée à quelqu’un de peu d’attention, car il tenait son carton de telle sorte qu’elle avait la tête en bas. Sans doute aussi ce quelqu’un s’était trop chargé, car, au beau milieu de l’escalier, tous les paquets lui échappèrent, et la pauvre poupée sentit, malgré la ouate dont elle était enveloppée, une commotion si terrible qu’elle s’évanouit.
Quand elle reprit connaissance, elle était hors de sa boîte, couchée sur une grande table et entourée des jouets achetés au magasin Charmotte. Les premiers instants furent employés à se reconnaître:
«Bonjour! — Bonjour! — C’est toi? — C’est moi. — C’est vous? — C’est nous? — Avez-vous eu bien du mal? — Moins que de peur. Quand ce maladroit nous a laissés tomber, j’ai cru mourir. Faut-il être brutal! Ce n’est pas nous qui commettrions de telles maladresses.
— Je le crois, dit le gros Polichinelle qui en était; quand on ne porte rien, il serait mal aisé de laisser tomber quelque chose.
— Vous portez des bosses, vous, répliqua Arlequin, mais vous les tenez ferme.
— Pas du tout, ce sont elles qui me tiennent.»
Pendant ces conversations, Satin-Bleu regardait autour d’elle pour se rendre compte de sa nouvelle résidence. C’était un riche salon, avec des tentures de velours et des meubles dorés; au milieu, il y avait un sapin, — elle en avait vu de tout petits dans les boîtes de Nuremberg, — un sapin très grand, qui allait jusqu’au plafond et qui paraissait naturel. Des domestiques en livrée, des femmes de chambre en tablier de mousseline, s’occupaient à l’orner d’après les indications que, de son fauteuil, leur donnait la vieille marquise.
On suspendait aux branches du sapin des guirlandes de fleurs et des colliers de grosses perles; on y attachait des bougies couleur de rose et couleur d’ambre; on fixait à sa pointe une étoile d’or rayonnante, et on formait du haut en bas une sorte de lacis en fil d’argent qui, aux lumières, devait scintiller comme la rosée.
Cette toilette d’un arbre intriguait les joujoux; ils ne comprenaient pas ce que cela signifiait. Ils comprirent moins encore lorsqu’on vint les prendre pour les accrocher eux-mêmes aux branches du sapin.
Le premier qui y passa fut Polichinelle; on le hissa très haut, et les autres, au lieu de le plaindre, pensèrent que c’était on ne peut plus juste et que, par ses mauvaises manières, il avait deux fois mérité d’être pendu. — Mais son sort fut bientôt partagé par ceux qui ne le méritaient pas: les pierrots, les arlequins, les poupées, les soldats, tous les innocents, tous les braves.
Du haut de sa branche, Polichinelle leur faisait des grimaces et leur chantait:
Vous y viendrez tous, vous y viendrez toutes,
Tra la la la la, la la la la la!
Il disait vrai, ils y allèrent... presque tous; il n’y eut d’exceptées que deux ou trois grandes poupées, et, bien entendu, Satin-Bleu, qu’on installa debout au pied de l’arbre. Puis la marquise et ses domestiques quittèrent le salon; les jouets et le sapin restèrent seuls.
Quelques-uns ayant exprimé tout haut leur étonnement de ce qu’ils venaient devoir, une petite bergère en porcelaine, posée sur une console et qui habitait ce salon depuis plus d’un siècle, leur dit que le sapin sur lequel ils se trouvaient était un arbre de Noël, que c’était une coutume des pays du Nord, qui peu à peu s’était répandue partout, qu’en tout temps et en tout pays il y avait eu à la fin de l’année des cadeaux pour les enfants sages, et aussi, grâce à la faiblesse des parents, pour ceux qui ne le sont pas; que, suivant les habitudes des familles, tantôt ces cadeaux se placent dans les petits souliers qu’on met devant la cheminée la veille de Noël, tantôt dans la souche qu’on brûle cette nuit-là, mais que, de plus en plus habituellement, on les cueille aux branches d’un sapin.
Pendant toutes ces explications, le sapin soupirait.
«Pourquoi soupirez-vous, Sapin? lui demanda Satin-Bleu; n’êtes-vous donc pas content d’être si beau?
— Non, répondit le sapin, non, je ne suis pas content. Seriez-vous contente, vous, si l’on vous coupait les pieds, et si l’on vous traînait loin, bien loin de votre bois natal, pour attacher sur vos branches... — je me trompe, vous n’avez pas de branches, — pour attacher sur vous toutes sortes de choses que vous n’avez pas l’habitude de porter? J’étais si heureux dans ma forêt! Au printemps j’avais des pousses d’un vert clair qui, à travers mon sombre feuillage, paraissaient comme des fleurs; les oiseaux venaient chanter dans mes rameaux et y construire leurs nids. Les écureuils grimpaient en se poursuivant sur l’écorce de mon tronc et s’asseyaient au plus haut de ma ramure pour y procéder à leur toilette; les lièvres gambadaient tout à l’entour de moi. J’avais le ciel sur ma tête, et j’y voyais flotter les beaux nuages, tantôt blancs, tantôt gris, tantôt roses ou couleur d’or; les hirondelles et les cigognes me saluaient au passage et m’apportaient des nouvelles du septentrion... Oh! oui, j’étais bienheureux!
— Dans la belle saison, dit la bergère de porcelaine; mais, en hiver, le froid, le vent, la neige...
— Nous aimons cela, répondit le sapin, nous y sommes habitués, nous autres. Le froid ne nous incommode pas; la neige nous couvre d’un superbe manteau; la bise nous redit les légendes du Nord, et, quoique sa voix soit rude, les histoires sont belles. J’étais bien là-bas; ici je souffre, ici j’étouffe. C’est trop cruel qu’on vienne ainsi nous couper pour amuser les enfants.
— Mon cher Sapin, dit Satin-Bleu, qui se rappelait les paroles d’Épaulette-d’Or sur la vie qui doit être occupée, ce qu’il y a de plus triste, c’est de ne servir à rien, et vous ne pouvez qu’être satisfait de remplir votre destinée.
— Ma destinée n’est pas remplie du tout, répondit-il; j’étais un des plus jeunes arbres de la forêt, j’avais à grandir encore longtemps et beaucoup; on m’a coupé trop tôt. Quand les sapins sont très hauts, on les coupe, il est vrai, mais on en fait de beaux mâts de navire qui voyagent sur toutes les mers; on en fabrique des charpentes de maison, on en construit des meubles, toutes choses utiles, tandis que moi...
— Il ne faut pas vouloir n’être qu’utile, Sapin, dit la petite bergère; être agréable est quelque chose, et réjouir les enfants a aussi son mérite. Moi qui vous parle, voilà plus d’un siècle que j’en suis là. Je ne sais combien de générations de bébés m’ont tour à tour sucé la tête; cela ne m’amusait pas précisément; pourtant je me résignais, me trouvant assez utile, si je les amusais.
— Et nous, demanda Satin-Bleu, à quels enfants allons-nous servir de récréation? Il ne semble pas qu’il y en ait dans la maison.
— Il n’y en a point, c’est vrai, répondit la bergère; les enfants de la marquise sont tous morts, ses petits-enfants aussi; mais les enfants de ses amis sont comme les siens. Elle les choie, elle les gâte, elle leur donne continuellement des fêtes; à Noël, elle les réunit autour du sapin, et elle les comble de cadeaux.
— Quelle excellente dame! soupirèrent les poupées.
— Je vous en réponds, continua la bergère, et qui n’oublie personne. Demain, c’est la première fête, celle des enfants riches; après-demain, c’en sera une encore. M. le Sapin aura gardé tous ses ornements de fleurs, de fils d’argent, de perles d’or; on lui remettra des bougies neuves; de nouveau on le chargera de jouets; on y ajoutera mille choses utiles, surtout des vêtements bien chauds, et tous les enfants pauvres du quartier viendront danser autour de l’arbre, recevoir leurs étrennes et goûter ensuite. — Mais, ajouta-t-elle, nous avons beaucoup bavardé, voici qu’on n’y voit plus. Bonsoir à tous; je vous conseille de dormir, car demain sera une journée très fatigante, je vous en préviens.»
Malgré l’exhortation de la petite bergère, on resta longtemps éveillé sur le sapin. Nos petits personnages n’avaient point l’habitude d’être ainsi suspendus, et cette position anormale n’était pas propice au sommeil. Et puis, ce demain mystérieux, cet avenir qui allait se dérouler troublait toutes ces têtes de bois, de cire ou de porcelaine. En outre, chaque fois que le sommeil commençait à les gagner, un grand soupir du Sapin faisait frissonner ses branches et réveillait les dormeurs en sursaut. Bref, ce fut pour tout ce petit monde une fort mauvaise nuit.