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CHAPITRE III.

Table des matières

TÊTE FENDUE.

L’été et l’automne s’étaient passés sans amener d’événements dans l’empire Charmotte; mais le début de l’hiver y apporta une grande animation. Chaque jour on y déchargeait de nombreuses caisses; on déballait, on examinait, on arrangeait; le nombre des employés avait été doublé.

Les fêtes de la fin de l’année préoccupaient fort les joujoux; le soir, le magasin fermé, Mlle Charmotte et ses gens retirés, on se communiquait les désirs et les espérances. A tous, il tardait d’être vendus, d’aller un peu se faire voir au dehors de cette maison où ils étaient prisonniers, les uns depuis plusieurs mois, les autres depuis une semaine, mais chacun, à son avis, depuis trop longtemps. Il leur tardait de quitter leur monde immobile et monotone, pour la sphère vivante et remuante des enfants. Les pierrots, les arlequins, les polichinelles mouraient d’envie d’aller y montrer leurs tours et leurs grimaces; les militaires avaient hâte d’entrer en campagne pour obtenir de l’avancement; les chevaux se réjouissaient à l’espoir de dégourdir leurs jambes; les ânes, les moutons, les chiens, les chats, les tigres, de braire, bêler, japper, miauler, rugir; les tambours de battre aux champs, les trompettes de sonner, les canons de ronfler, les violons de grincer; enfin toutes ces choses plus ou moins sonores ou tapageuses de se faire entendre au dehors. En attendant de pouvoir retentir dans une plus vaste atmosphère et rompre la tête à un très grand nombre de gens, elles étourdissaient les échos du magasin.

Pour être moins tapageuses, les poupées ne désiraient pas moins vivement changer de patrie. Elles sont petites filles d’Ève, et partant curieuses, et il leur tardait fort de savoir ce qui se passait hors des frontières du pays Charmotte et de goûter les félicités que la vie leur tenait sans doute en réserve.

Un dimanche matin que Satin-Bleu s’entretenait avec Peluche-Rose et Crêpe-Vert devenues ses fidèles amies, et que toutes trois, laissant courir leur imagination, se traçaient d’enivrantes peintures du bonheur qui les attendait, une sorte de rire cassé les fit tressaillir, et une voix édentée leur envoya ces mots:

«Oui, oui, il est joli, le bonheur!

— Qui a parlé ? demanda Satin-Bleu, revenue la première de son saisissement.

— Moi.

— Qui, vous?

— Une poupée qui les connaît vos futures bienfaitrices, et qui n’a pas à s’en féliciter.

— Qu’est-ce qu’elles vous ont fait?

— Mille choses trop longues à raconter.

— Mais où êtes-vous donc?

— Ici, à vos pieds, dans le premier tiroir.»

Satin-Bleu et ses compagnes abaissèrent leurs regards et virent au-dessous de leur vitrine, dans un tiroir resté à demi ouvert, une affreuse poupée toute sale, toute chauve, avec une plaie béante en travers du front.

«Fi! le monstre! s’écrièrent les trois beautés.

— Ah! je vous dégoûte? ricana la poupée du tiroir; eh bien! voilà ce que la destinée a fait de moi, mes belles, et ce qu’elle fera de vous à votre tour.

— De nous?

— Cela vous indigne? vous jugez impossible que vous me ressembliez jamais? Et pourtant, sachez-le, mesdemoiselles, j’ai été aussi fraîche que vous pour le moins, ce qui ne m’empêche pas d’être tombée dans l’état où vous me voyez.»

Les trois amies étaient consternées.

«Oui, oui! répéta la vieille, telle vous me voyez, telles vous serez un jour. Chacun son tour.

— Mais enfin, reprit Satin-Bleu, expliquez-nous comment il se peut qu’une belle poupée devienne...

— Pareille à moi? Ce serait trop long, je vous l’ai déjà dit, et d’ailleurs vous l’apprendrez assez tôt à vos dépens.

— Au moins, dites-nous pourquoi vous êtes ici?

— Pour qu’on me remette une tête.»

Cela expliqua à Satin-Bleu pourquoi il y avait dans une vitrine spéciale quantité de têtes sans corps.

«Ah! on va vous remettre une tête, à la bonne heure!

— A la male heure plutôt, car, avec cette nouvelle tête, je devrai subir une nouvelle série d’infortunes, la troisième. Oui, voilà trois fois que je recommence, j’en ai assez.

— Quoi! vous avez déjà usé trois têtes? Il vous est donc arrivé des choses bien extraordinaires?

— Il m’est arrivé ce qui arrive à toutes les poupées.

— Enfin, dites-nous pourquoi elles sont si malheureuses une fois hors d’ici.

— C’est à cause des enfants.

— Est-ce possible? Quoi! les enfants, ces petits êtres, si jolis si roses, si gracieux!

— Oui, ils sont gracieux, roses, jolis; mais ils sont capricieux, ils sont taquins, ils sont colères, ils sont désobéissants; ce sont des brise-tout.

— Vous nous effrayez... s’écria la petite Peluche-Rose. Est-ce qu’il n’y en a pas de bons, madame Tête-Fendue?

— Il y en a, mais si peu, si peu!... et encore les meilleurs...

— Les meilleurs?...

— Ont des défauts, et plus qu’il n’en faudrait pour le bonheur des mamans et pour le nôtre.»

Ce que les poupées venaient d’entendre avait glacé le son de leurs veines; elles se regardaient toutes tremblantes:

«Si c’est ainsi, soupira Crêpe-Vert, le mieux qui puisse nous échoir c’est de rester en magasin.

— Certainement, murmurèrent quantité de petites voix.

— Ce n’est pas mon avis, dit vivement Épaulette-d’ Or; je pense qu’il n’y a pas de plus triste sort que de ne servir à rien. Chaque être, quel qu’il soit, a sa destination, et c’est un malheur pour lui s’il n’y satisfait point. Les joujoux sont créés pour les enfants, pour les divertir, quelquefois pour les instruire en même temps.

«Un joujou oisif vole sa place au soleil. 11 faut être utile, tant pis si on s’y détériore un peu.

— Si on ne s’y détériorait qu’un peu, interrompit Tête-Fendue, on s’en arrangerait... mais regardez dans quel état je suis.

— Qu’importe, reprit Épaulette-d’Or. Pour moi, il me tarde d’être dans les mains d’un brave petit garçon à qui j’apprendrai la discipline, à qui je donnerai des leçons de courage, et qui, pour avoir joué avec moi, sera plus capable de défendre un jour son pays.

— Vous parlerez autrement, monsieur l’officier, répliqua Tête-Fendue, quand vous aurez perdu bras et jambes au service de votre brave petit garçon, comme cela vous pend au nez.

— Ce sont les hasards de la guerre, madame; j’aurai alors gagné mes invalides.»

Soit qu’elle fût fatiguée de parler, soit qu’elle ne trouvât mot à répondre, la vieille poupée se tut, et la discussion en resta là. Mais Satin-Bleu et ses compagnes n’étaient pas du tout convaincues par les sages discours d’Épaulette-d’Or; elles pensaient que, s’il est agréable d’être utile, il est fort désagréable d’avoir un membre cassé ; que si messieurs les militaires en prennent gaiement leur parti, parce que, vu leur état, ils doivent s’y attendre, les pauvres petites poupées délicates, mignonnes, ne peuvent pas être si héroïques; et autant elles avaient désiré d’être vendues, autant elles souhaitaient maintenant de ne point trouver d’acquéreur et de couler leurs jours à l’abri des enfants, dans les paisibles vitrines de Mlle Charmotte.

Rose et Rosette : odyssée d'une trop belle poupée

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