Читать книгу Rose et Rosette : odyssée d'une trop belle poupée - Berthe Vadier - Страница 5
ОглавлениеLE MAGASIN CHARMOTTE.
C’est à Paris, dans un très beau magasin de jouets, par un jour de printemps, que notre héroïne prit connaissance d’elle-même, et que, de la vitrine où elle était enfermée, elle se vit et se reconnut dans une grande glace placée au-dessus du comptoir.
D’abord elle n’avait éprouvé qu’une sensation confuse de son être, avec un certain plaisir de vivre. Mais, après quelque temps de cet état vague, les perceptions étaient devenues plus nettes, plus précises; elle avait distingué sa personnalité des objets qui l’entouraient, et s’était rendu compte des relations qui existaient entre elle et le monde extérieur.
Elle, c’était une petite créature dont le torse était en peau rose, dont les membres étaient articulés; qui avait des pieds de cire, des mains de cire, deux grands yeux d’émail bleu, quatre petites dents de porcelaine et des cheveux de soie blonde en profusion. Sur tout cela, il y avait des bas de soie, des souliers mordorés, des jupes de batiste, une robe en satin bleu, un mantelet de guipure blanche, et un chapeau de crêpe orné d’une touffe de marabout, ce qui formait un ensemble délicieux.
Le monde extérieur était représenté par une collection de poupées de toute taille, de tout rang, de tout pays: des marquises, des femmes de chambre, des nourrices, des cantinières, des Bretonnes, des Alsaciennes, des Bernoises, des Russes, des Napolitaines, que sais-je? des bébés de toute figure, de toute couleur, même des bébés nègres et des bébés japonais. On voyait plus loin des soldats grands et petits, à pied et à cheval; des polichinelles et des pierrots, puis des chiens sachant aboyer; des chats qui miaulent à s’y méprendre, des ânes qui braient, des moutons qui bêlent, des vaches qui meuglent et même qui donnent du lait. C’étaient encore des chars à ridelles, des chars à bancs, des breaks, des tilburys, des landaus, des omnibus, des diligences, des fourgons, des wagons, des locomotives, des canots, des gondoles, des navires à voiles, des vaisseaux à vapeur; c’étaient des ménageries, des épiceries, des salons, des cuisines; et de grands, chevaux à bascule, et de petits chevaux mécaniques galopant comme de vrais chevaux. Bref, tout ce que l’on invente pour l’amusement de ces petits êtres qui paraissent les rois de notre époque et qu’on appelle les enfants.
Le monde extérieur, c’était aussi ces employés qui, chaque jour, époussetaient les joujoux et nettoyaient les glaces du magasin; c’étaient les commis qui répondaient aux clients; et les clients eux-mêmes; et la maîtresse de céans, Mlle Charmotte, encore fraîche, quoiqu’elle ne fût plus très jeune, toujours souriante, et tellement frisée et parée que notre petite héroïne l’avait prise d’abord pour une poupée supérieure. Et il y avait enfin les nombreux enfants qui aplatissaient leur nez aux glaces de la devanture pour admirer les magnificences tentatrices de ce pays enchanté.
Toutes ces choses et toutes ces gens n’avaient rien de désagréable à voir, et la jolie personne en satin bleu ne regrettait pas d’avoir ouvert ses yeux d’émail à la lumière du jour. Le magasin natal lui paraissait une fort aimable patrie, et elle ne fut pas longtemps, grâce à la glace où elle se mirait du matin au soir, à trouver qu’elle était la plus charmante chose de ce charmant pays.
Avis partagé par Mlle Charmotte ainsi que par ses employés. Et c’était en général celui des personnes qui entraient au magasin. Il y en avait peu qui, en apercevant la petite demoiselle aux vêtements d’azur, ne s’écriassent:
«Qu’elle est belle!»
Satin-Bleu, — les poupées n’ayant dans les magasins que leur nom générique, nous sommes obligés de désigner la nôtre par la couleur de sa robe, — Satin-Bleu se rengorgeait à ces exclamations, et, fort enorgueillie en son cœur de poupée, elle regardait ses compagnes du haut de sa grandeur.