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LES SECRETS DE PARIS
ANGÈLE MÉRAUD I

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Il y a quelques années, un samedi de 187..., vers onze heures et demie, un voyageur descendit de l'express venant de Paris et qui s'arrêtait dans une gare assez importante de la ligne de Granville.

Cette grande gare se trouve dans une petite ville qui a emprunté, on ne sait pourquoi, aux temps les plus reculés, le nom du roi des airs.

Cette petite ville n'est ni belle ni laide, remonte aux époques gauloises, et possède comme ornements supérieurs, une très curieuse tour d'église gothique et un château en décadence, élevé sur l'emplacement d'une forteresse et attribué à Mansard dont la gloire n'a rien à y gagner.

Ses cinq ou six mille habitants n'ont ni plus ni moins de défauts que les autres bipèdes qui fourmillent à la surface du globe.

En revanche ils possèdent à peu près autant de vertus que leurs semblables.

Ainsi, ils se montrent aimables, hospitaliers et bienveillants.

C'est quelque chose.

L'homme n'est pas parfait.

L'auteur de ces lignes moins que quiconque.

Le voyageur qui descendait de son wagon de première classe, était d'une taille moyenne, plutôt petite, fort bien prise.

Sa figure un peu maigre, au nez droit, au teint blanc, offrait à l'examen d'un observateur, comme caractère principal, une vive intelligence, une grande finesse d'expression. Ses yeux gris pétillaient d'esprit et de malice.

Aucune trace de barbe n'ombrait ses lèvres minces. Elles étaient aussi soigneusement rasées qu'une plaine de blé mûr où le feu a passé.

Deux courts favoris, blonds comme les cheveux qui se faisaient rares sur le front large, donnaient au personnage des airs de jurisconsulte, de diplomate, ou encore d'homme politique, une nouvelle profession à l'américaine, qui devient à la mode et rapporte.

C'était en effet un avocat. Mais un avocat d'une espèce particulière, peu commune.

Il était vêtu d'une jaquette bleue et d'un pantalon de même nuance dont la coupe révélait un excellent tailleur. Sa cravate, grise à pois noirs, était nouée avec cette négligence des gens du monde qui vont à la campagne. Un pardessus havane était jeté sur le bras gauche et la main droite portait une valise de cuir noir, avec deux initiales en argent, fixées par des agrafes: V. D.

Un fort gaillard d'une quarantaine d'années, coiffé d'un chapeau mou et couvert d'un complet en velours marron, qui s'harmonisait divinement avec ses formes d'athlète et de magnifiques cheveux bruns, se précipita à sa rencontre sur le quai et lui donna sans façon une chaleureuse accolade.

On aurait dit, avec un peu plus de distinction en faveur de ce moderne, Porthos se jetant dans les bras d'Aramis après une séparation de six mois.

—Valéry!

—Maurice!

—Te voilà donc, mon vieux Labadens?

—Eh! oui; en personne.

—Tu as fait un bon voyage?

—Excellent.

—Du reste, reprit l'ami au complet de velours, on ne déraille pas sur notre ligne. La Compagnie serait sans excuse; on va si lentement. On dirait de trains à bœufs ou même d'un bon coche de famille. Comme ma femme sera heureuse de te voir! Et les petites filles! Et tout le monde! Ce bon M. Châtenay, surtout. Il t'adore, mon beau-père! On nous attend, là-bas, pour déjeuner; allons, oust! en route!

—Sapristi, fit l'avocat, en jetant un coup d'œil d'angoisse à l'horloge de la gare; onze heures et demie! J'ai les rats au ventre. Et quatre lieues jusqu'au déjeuner.

—Bah! en cinquante minutes nous serons au Val-Dieu; sortons par le buffet!

Le buffet de Laigle ne rivalise pas avec les plus confortables des grandes lignes. Tonnerre et Dijon lui rendraient quelques points, mais la buvetière est une femme des plus accortes.

Elle trônait dans son établissement, une grande salle vert-d'eau, et accueillit les deux copains avec un franc sourire et une de ces poignées de mains qui font plaisir et se distribuent en Normandie avec une cordialité réjouissante.

—Vous avez trouvé votre ami, monsieur Chazolles? dit-elle au campagnard qu'elle semblait fort bien connaître.

—Oui, belle dame, et je vous le présente.

—Le représente, rectifia l'autre.

—En effet, j'ai déjà eu l'honneur de voir monsieur, dit la buvetière. Monsieur Duvernet, je crois?

—M. Valéry Duvernet, ajouta Chazolles, député de la Seine-Inférieure, Parisien pur sang, un futur ministre.

—N'anticipons pas, mon ami, je t'en prie, dit le député qui prenait un viatique hâtif et avalait rapidement quelques gâteaux et plusieurs verres de madère.

—Bah! qui est-ce qui n'a été, n'est ou ne sera ministre! Tu le deviendras comme les autres, à ton tour.

—Et toi? qu'est-ce que tu seras?

Chazolles secoua la tête.

—Moi, j'élèverai mes chevaux, mes vaches et mes cochons! Voilà mon avenir.

—Pourquoi ne te fais-tu pas député?

—Jamais de la vie! Une pareille corvée! Tu te moques, mon bon.

—Tu le serais si tu voulais!...

—Certainement, affirma la buvetière. M. Chazolles n'a que des amis. Il n'aurait qu'à se présenter; mais on ne peut pas le nommer malgré lui.

—Me fourrer dans cette galère! Ah! Dieu, non! par exemple. As-tu fini de t'empiffrer, Excellence!

—Tout à l'heure.

—Allons-nous en. Bonjour, belle dame.

—Bon voyage, messieurs.

La buvetière reconduisit courtoisement les deux amis jusqu'à la porte après avoir pris le billet du Parisien, selon la consigne.

Dans la cour de la gare, un cheval superbe piaffait entre les brancards d'un léger phaéton.

Un domestique en livrée bleu-marine descendit du siège et prit la valise du voyageur qui lui donna la main en disant:

—Ça va bien, Jacques?

—Oui, monsieur Duvernet.

—Et le fleuret?

—Toujours solide.

—Nous nous entretenons la main, dit Chazolles. Une heure tous les matins, quelquefois deux, quand il pleut.

—Mais monsieur est plus fort que moi, confessa Jacques, et ça me vexe.

—Dame! il a un poignet, cet animal-là, observa le député. C'est de l'acier.

—Filons, ordonna Chazolles qui rassemblait les rênes, pendant que le domestique sautait à l'arrière avec le sac de l'invité.

Le cheval, un excellent trotteur de demi-sang, noir comme du jais, fila en effet bon train dans la rue étroite qui mène à la place du marché, passa devant une église dont la tour, fort remarquable, en pierre grise, a été bâtie au quinzième siècle par les Anglais qui occupaient alors le pays; puis il se mit au pas et gravit à cette allure une montée assez raide, entre deux rangs de maisons à panneaux de silex encadrés dans la brique, comme la plupart des constructions de la contrée.

Chazolles portait à chaque instant la main à son chapeau et saluait d'un signe de tête les gens qui se tenaient sur leurs portes ou passaient à côté du phaéton.

—Tu es aussi connu que le loup blanc, lui dit Duvernet. Tu reçois des coups de chapeau comme un financier qui a une demi-douzaine de demoiselles à marier.

—Ce n'est pas étonnant. Je suis du pays. C'est à peine si je le quitte de temps en temps pour quinze jours. Mon père s'absentait encore moins que moi. Et je me plais là. J'y ai toujours vécu. Les maisons, les gens, les prés, les bois, que je rencontre sur ma route sont de vieux amis. C'est à Laigle et à Mortagne que nous prenons nos provisions. Nous sommes à moitié chemin de ces deux villes.

—De ces deux villages, fit Duvernet avec sa mine narquoise.

—Que te voilà bien, beau Parisien! Hors Paris, point de salut! Il n'y a que Paris de grand, de désirable, de superbe. Sais-tu ce qu'il me fait, ton Paris?

—Ma foi, non.

—Il m'assomme, il m'agace, il m'horripile.

—Patience. Il aura sa revanche.

—Jamais.

—Il ne faut pas dire: Fontaine!

Chazolles haussa les épaules et se tut.

Le phaéton avait gravi la côte et roulait maintenant entre les dernières maisons de la ville, sur la route de Mortagne, au milieu de champs couverts de moissons qui se doraient au soleil.

—Cristi! qu'il fait chaud! murmura le député.

Son ami le regardant avec compassion, prit un parasol de soie écrue doublé de satinette bleue.

—Tiens, dit-il, en l'ouvrant et en le tendant à Duvernet, protège ta peau délicate sous cette ombrelle propice, amour d'homme.

—Et toi?

—Oh! moi, je n'ai rien à perdre.

Et d'un geste, il lui montra son teint bronzé comme celui d'un chasseur d'Afrique qui aurait fait campagne dans la Kabylie, sous les ardeurs d'un ciel de plomb enflammé.

—Et ton beau-père? demanda Duvernet.

—Le vieux Châtenay se porte à merveille, grâce à l'air des champs et à sa distraction favorite.

—Il collectionne toujours?

—Avec un zèle!...

—Et il poursuit son grand ouvrage sur les antiquités normandes?

—Avec acharnement. Il est en ce moment plongé dans un ravissement sans bornes.

—Pourquoi?...

—Il a fait une découverte des plus heureuses.

—Bah! conte-la moi.

Chazolles posa un doigt sur ses lèvres:

—Sous le sceau du secret, dit-il.

—Science et mystère, fit l'autre avec un geste de conspirateur.

—Tu sais, reprit Chazolles, que Grand-Val, le château de mon beau-père, est situé de l'autre côté de la forêt du Perche. Tiens, nous y entrons, dans le Perche. Regarde. Voilà la limite.

En effet, le phaéton avait passé les Aspres, un bourg dont le nom ne désigne pas précisément un Eden. Des deux côtés de la route, un vaste fossé s'ouvrait au milieu des labours; sur son talus, visible encore, des végétations variées, genêts aux fleurs jaunes, ajoncs épineux, touffes de charme ou de bouleau s'étaient emparées de ce coin de terre accidenté comme d'un domaine vague destiné à devenir la proie du premier occupant. C'étaient les restes des limites royales qui séparaient jadis les deux provinces du Perche et de la Normandie.

Chazolles continua:

—Nous n'avons donc, pour aller du Val-Dieu chez lui, que la futaie et les taillis à traverser,—un paysage ravissant—deux lieues et demie d'un parc qui semble avoir été mis là exprès pour nous, coupé de sentiers et d'avenues. Une vraie promenade de philosophes ou d'amoureux. Or, en le parcourant, M. Châtenay a remarqué à un certain endroit qu'on nomme Rudelande, dans un coin de broussailles qui appartiennent à un paysan, des mouvements de terrain qui ne lui ont pas paru être l'œuvre de la nature. Il s'est mis en tête, avec l'obstination d'un savant, qu'il a dû y avoir là quelque vieille cité gauloise ou romaine, très curieuse, ensevelie sous la forêt; avec cette même obstination et quelques écus donnés à de pauvres diables, il a commencé discrètement des fouilles qu'il entoure du plus profond mystère et que tout le monde connaît. Et, à coups de pioche, il a mis au jour des fondations, des restes de vieux murs, cimentés solidement, et qu'il suppose être ceux d'une manière d'oppidum fortifié ou de poste romain. Il n'est pas encore fixé, mais il se fixera.

—Hum! fit le député, je me méfie des antiquaires et de leurs trouvailles!

—Enfin il jubile, mon bon.

—C'est le principal. Laissons-lui ses illusions!

—En attendant, sevré qu'il est des précieuses collections de son hôtel de Paris où il met à peine les pieds, il a commencé à la campagne un musée d'objets vermoulus et vénérables, glanés çà et là, d'Alençon à Caen, et de Coutances à Lisieux. C'est son bonheur!

—Innocente distraction!

Le phaéton brûlait maintenant d'une vitesse plus grande, une route transversale assez étroite, qui s'embranchait dans celle qu'il venait de quitter et coupait à travers la forêt dont les massifs s'étendaient à l'infini, tantôt avec des aspects de bois de pins plantés dans les sables et la terre de bruyère, vers les hauteurs; tantôt de futaies de hêtres ou de chênaies séculaires.

Bientôt une éclaircie s'ouvrit à quelque distance devant les voyageurs.

Le cheval hennit de plaisir et descendit de son trot égal et souple une rampe rapide.

Au sortir des bois, dans une vallée profonde, une longue suite d'étangs miroitait au soleil et, dans le lointain, sur le terrain qui se relevait au delà de prairies étendues au bord des eaux, on distinguait au-dessus des bosquets verts les clochetons aigus d'un manoir aux toits bleus et violacés qui se découpaient avec leurs girouettes étincelantes sur l'azur d'un ciel magnifique.

Chazolles tira sa montre.

—Cinquante minutes, ça y est, dit-il. Salue, mon ami, nous sommes au Val-Dieu!

Angèle Méraud

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