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V
ОглавлениеA quelque distance de l'ancienne abbaye, sous les massifs de la forêt du Perche, dans une enclave perdue au milieu des bois et dont le domaine de Chazolles occupe la plus grosse part, s'élève un village coquet, à moitié normand, à moitié percheron, et situé à peu près au centre de l'arrondissement de Mortagne, dans l'Orne.
Rien de plus gracieux que ce hameau appelé le Val-Dieu, du nom du monastère qui l'avoisinait. Ses maisons étagées dans une oasis de verdure, et dominant des prairies coupées par un ruisseau et des étangs, sont construites en briques brunes et couvertes d'ardoises bleues ou de tuiles rouges.
Les habitations sont plantées au milieu de jardins enclos de haies d'aubépine, de pâturages médiocres peuplés de vaches multicolores, ou de champs sablonneux d'où on tire d'excellentes pommes de terre.
Mais les bruyères roses et les touffes de bouleaux ou de châtaigniers envahissent malgré tout les vastes défrichements conquis sur la lande et opérés il y a des siècles par les moines du Val-Dieu.
L'église bâtie en grison,—une vieille pierre qu'on ne retrouve plus,—se dessine avec son clocher aigu surmonté d'un coq doré tournant au caprice du vent, sur les fonds verts des futaies qui s'enlèvent au-dessus des pacages d'herbes courtes semées de marguerites des prés et de jonquilles sauvages.
Du communal, vaste terrain gazonné, qui s'étend devant le porche de l'église et autour duquel, comme dans la plupart des bourgades de l'arrondissement, se rangent le cimetière avec ses croix de pierre ou de bois noir, le presbytère, l'école et une demi-douzaine de maisonnettes occupées par les petits commerçants du lieu, on aperçoit dans le lointain, au delà du cours d'eau, les avenues du château et le manoir, avec ses fenêtres de chapelle, son porche ogival, ses colonnettes de cloître, environnant une cour oblongue, comme celle du palais de Jacques Cœur, à Bourges; ses tourelles en culs-de-lampe, suspendues aux angles extérieurs, et ses clochetons qui dominent les bosquets du voisinage.
Au delà encore la ferme modèle exploitée par le châtelain.
Le tout forme un ensemble pittoresque, le rêve du paysagiste, entouré de jardins féeriques au milieu desquels, sous des amoncellements de plantes rustiques, de fusains, de viornes ou de clématites, on remarque les vestiges de cloîtres écroulés, des fûts de colonnes restés debout, cachés par des glycines ou des bignonias, et çà et là des murs de réfectoire ou de préau qui soutiennent maintenant des espaliers comme de simples clôtures de potager.
C'est, on le sait déjà, le centre du très important domaine qui appartient à une ancienne famille de robe, représentée par un fils unique, Maurice Chazolles. Le domaine, agrandi par des acquisitions successives, comprend des fermes, des prairies, des étangs, des landes et des bois très étendus qui confinent aux immenses forêts de l'État connues sous le nom du Perche et de la Trappe.
Ce Maurice Chazolles, à cheval sur les deux plantureuses provinces du Perche et de la Normandie, était certes un des plus prospères richards qui existassent à vingt lieues à la ronde dans ces contrées privilégiées.
Sa famille jouissait d'une fortune considérable depuis un temps immémorial. On y était solidement bâti, à chaux et à sable, comme on dit dans le pays. On y mourait vieux. Son père seul avait rompu la tradition en se laissant terrasser vers la soixantaine par une maladie due à des excès de jeunesse, quand ses ancêtres n'avaient jamais plié bagage avant quatre-vingt-dix ans bien comptés et révolus.
Au Val-Dieu, en outre, on devait à l'air vivifiant, à l'odeur saine des bois, à l'activité des champs, aux exercices violents de la chasse, à l'absence surtout de ces soucis qui, la plupart du temps, énervent et abattent les plus fortes natures, une santé robuste, une belle humeur et une tranquillité d'esprit qui sont peut-être, avec un peu de modération dans les appétits, les biens les plus désirables et les plus faciles à conquérir, et, somme toute, les moins recherchés.
Maurice Chazolles avait reçu de son père une centaine de mille francs de rentes en bonnes terres.
Il aurait pu vivre à Paris, mais la grande ville ne l'avait pas séduit jusque-là. Il était enraciné au Val-Dieu comme une souche, et les délices de la moderne Circé n'exerçaient pas sur lui leur dépravante attraction.
Au sortir de Louis-le-Grand, dont il avait été l'étoile, et après un court passage à l'École de droit, il était venu vivre auprès de son père, atteint déjà de la maladie qui devait l'emporter.
Pour le fixer près de lui et occuper ses loisirs, le vieux Chazolles n'avait trouvé rien de mieux que de marier son fils de très bonne heure.
Le seigneur roturier du Val-Dieu avait donc épousé, peu après son arrivée à la campagne, une fille charmante, Hélène Châtenay, l'une des deux héritières—l'autre venait de naître, en coûtant la vie à sa mère,—d'un banquier parisien retiré des affaires avec une très grosse fortune, et dont le château, Grandval, est situé à trois lieues du Val-Dieu, de l'autre côté de la forêt qui les sépare.
Hélène Châtenay était une de ces femmes qui réalisent l'idéal qu'on se plaît à caresser dans ses rêveries d'amoureux pour le bon motif... et pour les autres.
Brune, de moyenne taille, d'une santé de fer, bien faite, spirituelle, elle avait tout ce qu'il faut pour captiver l'affection d'un mari pendant une vie entière.
Et quel caractère enchanteur!
Quelle bonté sereine et pénétrante!
Quel dévouement sans réserve à son mari et aux siens.
Un véritable bijou, presque sans défauts, cette mignonne créature!
Il était difficile de connaître l'ennui auprès d'elle.
Sa gaieté calme et douce animait la maison. Sa grâce égayait le parc comme ces plantes à fleurs persistantes qui sont une caresse pour les yeux. Ses attentions fines et délicates prévenaient les moindres désirs de son mari, son maître, devant lequel elle était à genoux sans fausse humilité, simplement parce qu'elle sentait qu'elle lui appartenait et n'aurait pu vivre sans lui. Elle s'était donnée librement et ne se reprenait pas. Elle n'en aurait pas eu la force.
Quand elle se moquait de ses voisins et de leurs travers, contrefaisant leur langage, leurs gestes, avec une irrésistible drôlerie, c'était un éclat de rire dans le salon, aux tons éteints et au luxe solide et artistique, où, grâce à elle, rien ne choquait et dont chaque meuble, chaque statuette, chaque tableau flattait le regard.
Elle avait le don rare et précieux de relever les pauvres gens en les secourant, et de réconforter les malades par la suavité de ses paroles et de son sourire.
Sa bonté ne trouvait pas de rebelles, et tout ce qui l'approchait était à ses pieds, comme elle était elle-même aux pieds de son mari.
Parisienne pur sang, élevée dans le magnifique hôtel de son père, au Cours-la-Reine, célèbre par ses collections de tableaux, de meubles rares et de tapisseries précieuses, elle avait eu la bravoure de se confiner au Val-Dieu par amour pour Maurice, élevant elle-même, sans jamais les confier à une main étrangère, ses deux filles, Thérèse et Marthe, toutes jeunes encore, adorée de ses domestiques, de ses amis et du pays entier, la joie de la maison, la vanité de son mari, et la coqueluche du village.
Le lendemain de l'arrivée de Duvernet au Val-Dieu, c'était, comme l'avait dit Denise, l'assemblée du pays.
Les assemblées de Normandie ressemblent aux pardons de Bretagne.
Les hameaux, les bourgs du voisinage, les fermes isolées se vident au profit de la fête.
On rend visite à ses amis, à charge de revanche.
Ce jour-là, c'était le Val-Dieu qui pratiquait l'hospitalité au bénéfice de ses voisins.
Dès le matin, les cloches, des tintenelles qui suppléaient à la puissance par le nombre, s'étaient mises en branle. Le clocher en tremblait sur sa base de pierre noire, émaillée de paillettes de mica. On les entendait jusqu'aux Barres ou à Soligny, et de Brezolettes à Prépotin, les bourgades les plus rapprochées.
Les biches et les cerfs de la forêt en bramaient de peur, et les chevreuils par bandes s'éloignaient avec empressement de ces quartiers bruyants, tandis que les lièvres dressaient les oreilles dans leurs gîtes, à l'abri des halliers et des bruyères.
Dans les maisons du village, on se disposait à recevoir les amis.
Le feu pétillait dans l'âtre, et la broche tournait devant le foyer. Plus d'un coq chanteur s'était vu tordre le cou par les ménagères sans pitié, et le pot-au-feu se prélassait dans les cendres en attendant l'issue de la messe que le curé avançait pour la commodité de ses ouailles.
Toutefois, quand le chef-lieu du pays est aussi peu important que le Val-Dieu, les réjouissances sont modestes et la solennité ne cause qu'une médiocre émotion et une piètre affluence de populaire.
Les boutiques installées sur le communal à l'aide de deux tréteaux et de quatre planches de sapin abritées sous une toile grise, se bornent à vendre des échaudés vaporeux et quelques pâtisseries primitives d'une légèreté de cailloux, des pintes de cidre, et après la course en sacs, le tir à la cible, le mât de cocagne, garni de prix variés, montres d'argent, vestes, bagues ou gigots, et un feu d'artifice sommaire, il ne faut pas exiger de magnificences supplémentaires.
Du reste, on ne va point à l'assemblée pour le spectacle.
On s'y rend pour se voir, causer un peu de ses affaires, de la récolte et surtout pour festiner chez les cousins.
On échange de formidables poignées de mains, on se frotte les joues avec enthousiasme, on embrasse les parents et surtout les parentes avec frénésie.
On s'informe des vacheries et des moutons. On se renseigne sur les étalons en renom. On cause du blé, s'il pousse comme il faut, et des pommiers, s'ils ont belle mine, et, le soir venu, on s'en retourne par les chemins, en carriole, s'il y a loin au logis, ou de son pied sans trébucher sur les cailloux, car on est sobre et rarement il reste un Percheron ou un Normand à cuver ses libations dans les fossés des routes ou le long des haies fleuries.
Ceux-là ne comptent pas.
On les toise avec une pitié dédaigneuse.
Cependant au Val-Dieu, malgré l'exiguïté de la paroisse, le mât de cocagne est pourvu de prix de conséquence, et les amateurs de la course en sacs ne perdent pas leurs peines.
Les maîtres de l'abbaye,—on appelle ainsi la maison de Chazolles,—y pourvoient.
Il n'y a pas de commune dans le département où le gagnant de la cible soit aussi magnifiquement récompensé de son adresse et, d'un bout à l'autre de l'arrondissement, la générosité simple et facile du châtelain du Val-Dieu est universellement reconnue.
Vers cinq heures du soir, la fête était dans son éclat.
Le temps était propice. Il avait plu la nuit, une pluie bienfaisante; les ondées rafraîchissent l'herbe et l'empêchent de brûler au soleil, mais la chaleur avait vaporisé la pluie et séché les herbages.
Les gens des Barres et de Crulay étaient arrivés par escouades; ceux de Tourouvre ne manquaient point; Lignerolles rendait visite à son voisin. Les fondeurs de Randonnay serraient la main aux chaufourniers d'Iray, et les gars de Sainte-Anne avaient traversé la forêt pour se trouver au rendez-vous.
Sur le communal, on s'attablait aux cantines improvisées, on écrasait les bancs de bois brut cloués à la diable, et on se rafraîchissait fraternellement, en devisant des choses agricoles.
Dans ces honnêtes cantons, c'est à peu près l'unique sujet de causerie.
A-t-on des pommes ou n'a-t-on pas de pommes?
Les avoines donnent-elles?
Les vaches se tiennent-elles à un bon prix?
Combien le beurre? Vingt ou trente sous la livre? Qu'est-ce que vaut la douzaine d'œufs?
Tout est là.
Le cours des bœufs à la Villette importe plus aux paysans que le renversement du ministère Labutte ou Bertuchoux et l'avènement du célèbre Fréminet à la présidence du conseil les laisse fort indifférents.
Ce sont des sages.
Dans ce paisible monde, Chazolles était à l'aise comme un homard sur son rocher, parmi les mousses et les plantes marines.
Pour les paysans, il était des leurs.
Chazolles était un a-gri-cul-teur, vous entendez bien.
Avec sa ferme-modèle et ses reproducteurs primés aux comices, avec ses verrats perfectionnés, ses admirables verrats en forme de cervelas à pattes microscopiques, qu'il prêtait libéralement aux truies de ses voisins, avec ses taureaux bâtis à faire pâmer d'aise les génisses de la contrée, à dix lieues à la ronde, et dont les faveurs—très recherchées par parenthèse—ne se payaient pas plus cher que celles des magots du premier fermier venu, et parfois pas du tout—un mode de corruption électorale à signaler aux commissions d'un caractère vétilleux et difficile,—avec ses étalons percherons à deux fins, à la fois bêtes de trait et trotteurs distingués, dont les exploits retentissent sur les hippodromes spéciaux où Chazolles porte haut le drapeau de l'arrondissement; avec ses cultures soignées, mais où il se gardait de donner dans les absurdités novatrices des gens du monde, qui se mettent en tête de transformer une ferme en usine et de la féconder à l'aide de chimies extragavantes, le châtelain du Val-Dieu était traité par les laboureurs,—l'immense majorité des habitants,—comme un égal et un confrère, par tous comme un ami.
Sa table était ouverte à ceux qui venaient lui parler d'affaires ou de services.
Les campagnards aiment cette familiarité.
Quand on les reçoit sèchement, ils disent du logis, si riche qu'il soit: C'est la maison du bon Dieu. On n'y boit ni ne mange.
Chez Maurice Chazolles, on buvait et on mangeait à son aise.
Hélène faisait les honneurs de sa table avec une égale sollicitude aux paysans ou aux richards, et les deux petites, la blonde et la brune, leurs cheveux sur le dos, tendaient gentiment leurs fronts roses aux invités pour leur souhaiter la bienvenue.
Enfin Maurice Chazolles n'est pas fier. Aux champs, on connaît la valeur de ce mot.
C'est instinctif chez lui et l'effet d'une bonté originelle.
Aux foires et marchés, il se mêlait à la foule, causant amicalement aux fermiers, aux éleveurs, aux boutiquiers ses fournisseurs.
Il n'y avait pas jusqu'aux braconniers dont il ne fût respecté, et Dieu sait s'il sont nombreux et indomptables dans ces parages hantés des sangliers, des cerfs et des chevreuils.
Ce soir-là, vêtu de son complet de velours, sa cravate de soie molle et blanche négligemment nouée, un chapeau de paille brune, bossué, crânement posé sur sa tête énergique et douce, d'une expression satisfaite, il allait à travers les groupes, au bras de son ami Duvernet, mis avec la correction d'un député qui aspire aux plus hautes dignités de son pays et se montre amoureux de la forme.
La course en sacs commençait.
Des compagnons, amis du lucre, grotesques coursiers à deux pattes, dont la tête seule émergeait au-dessus d'une poche à blé, en bonne toile, liée à leur cou par une corde, allaient se disputer, en faisant, emprisonnés dans cette gaîne incommode, le tour d'un pré récemment fauché, une demi-douzaine de prix dont le plus élevé était un beau louis d'or de vingt francs et le moindre un lapin gras, de clapier, qui valait bien un petit écu.
Les paris s'engageaient dans l'assistance qui observait, le cou tendu, cette lutte émouvante.
Au signal donné, les concurrents s'élancèrent.
Chazolles, indifférent à l'issue de la course, abordait les curieux avec une bonne parole de bienvenue et un salut cordial:
Ce diable d'homme connaissait tout le monde:
—Ça va bien, vieux père? On a rentré ses foins?
—Pas mal, monsieur Chazolles. Et vous?
—Entre deux. Avec un peu d'orage, mais c'est fait.
—Vos pommiers sont superbes; je suis allé dans votre quartier. C'est soigné de main de maître. Vous aurez des pommes.
—Un peu, monsieur Chazolles; un quart d'année; pas davantage. Votre taureau bringé est toujours là?
—A votre service, mon père Lefèvre.
—Un rude animal, monsieur Chazolles, et d'une fameuse espèce. Et votre verrat?
—A votre service aussi, comme le reste.
—Ça n'est pas de refus. On ne fera pas mieux. A vous le bouquet!
Les éclats de rire du public les interrompaient.
Les coureurs trébuchaient à chaque instant sur le gazon, embarrassés dans leurs toiles, et s'étendaient tout du long, amusant la foule de leurs contorsions et des efforts qu'ils faisaient pour se relever et reprendre leur course.
Chazolles riait comme les autres.
Duvernet pinçait les lèvres, indifférent à ces plaisirs du populaire.
—Homme heureux, dit-il à son compagnon. En vérité, je te porte envie.
—Je suis heureux à peu de frais. Rien de plus facile que de m'imiter.
L'autre fit tournoyer son stick et secoua la tête.
—Ah! non, par exemple! M'enterrer tout vif! Tu as raison, peut-être, mais pas encore! C'est plus fort que moi, je ne peux pas.
—Tu aimes ton Paris?
—C'est-à-dire que j'en raffole. Le boulevard m'est aussi nécessaire que l'eau à tes carpes et le soleil à tes blés. Les restaurants où je m'empoisonne lentement m'attirent comme une phalène qui va bourdonner aux vitres, la nuit. Le théâtre avec ses loges pleines de femmes, de fleurs et de diamants, me semble le plus riche parterre du monde et me fait prendre en pitié les jardins de Nice ou de Cannes; la plus belle rose pour moi, c'est une jolie femme, modiste, flâneuse ou couturière, qui s'en va trottinant sur l'asphalte avec ses bas bien tirés, sa jambe fine et son pied cambré. J'adore les jupes qui collent sur des hanches bien dessinées, les grands chapeaux hardiment campés sur des chignons ébouriffés avec art. Je veux que la nature soit complétée, ornée, embellie par ce je ne sais quoi de la Parisienne, qui en centuple la séduction. Tiens, là, dans le tas, il y a peut-être des Vénus callypiges, des merveilles ignorées. Je n'en sais rien. Pour que la plus splendide des paysannes me donne dans l'œil à travers mon lorgnon, car je suis déplorablement myope, il lui faudrait un stage de deux ans, dans un grand magasin de robes et manteaux,—rue de la Paix ou au boulevard—ou à chiffonner chez Fanny Claude ou Valentine. Sans quoi, rien. Explique mon cas, si tu peux! Mon ami, le cœur est muet. Silence absolu!
—Moi, c'est le contraire, affirma Chazolles. Ton Paris ne me dit rien, rien du tout.
—Tu m'étonnes.
—Pourquoi?
—C'est difficile à dire.
—Va toujours.
—Tu es jeune assurément ou du moins admirablement conservé. Tu bats ton plein.
—L'air de la campagne, la vie tranquille, régulière, heureuse!
—Pourtant nous sommes nés la même année, le même mois. Il n'y a que le jour de changé. J'ai passé la quarantaine.
—On le voit bien! En y regardant de près, de tout près.
—Insolent!
—L'air de Paris, de ton admirable Paris. Le gaz des théâtres, les cabinets de Brébant, du Café anglais ou de Voisin! les petites femmes qui trottent avec des bas bien tirés! Vaurien!
—Enfin nous franchissons le sommet.
—Après?
—Le point culminant, mon ami. Or, suis-moi bien.
—Je t'écoute, dit Chazolles.
—A notre âge, de deux choses l'une.
—Voyons.
—On a fait comme moi. On a usé et abusé de la vie. On a—passe-moi l'expression, l'époque est au naturalisme,—jeté sa gourme, fait la noce, sablé le champagne, couru les avant-scènes des petits théâtres et des grands en joyeuse compagnie; on s'est bousculé dans la cohue au bal de l'Opéra; on a effeuillé sans gêne et à la diable les cœurs d'artichaut, payé des notes de robes et de chapeaux, meublé des entresols, écorné son patrimoine avec des fantaisies de toutes sortes, de petits coupés, de bracelets, de bijouteries pour dames, et alors...
—Et alors...
—Éreinté comme moi, le crâne dégarni...
—Comme le tien.
—Laisse-moi parler, mon ami!—On n'aime pas que les autres se mêlent de ces détails et nous fassent remarquer ce que nous savons trop, hélas!—les illusions envolées, le cœur envahi par la fatigue, par une lassitude inexplicable où il y a de l'écœurement et de l'impuissance, on se tourne d'un autre côté. On déserte les cabinets, les baignoires, les bals, les boudoirs; en un mot, on se range et on devient...
—Ambitieux.
—Tu l'as dit.
—Et tu l'es.
—J'en conviens.
—Alors, tu dois être satisfait. Tu es né avec de la corde de pendu dans ta poche. Tu es député, riche...
—Comme toi.
—Fils unique.
—Comme toi.
—Beau garçon! Un peu fluet, mais beau de cette grâce qui séduit les femmes.
—Allons, d'Artagnan, ne te moque pas d'un chétif. N'abuse pas de tes avantages.
—De l'esprit jusqu'au bout des ongles et une chance! Tout te réussit. As-tu des obligations du Foncier?
—Non.
—Achètes-en une.
—Pourquoi faire?
—Tu gagneras le gros lot. C'est évident.
—Ne me fais pas perdre mon fil. Je dis donc qu'à notre âge, quand on a beaucoup vécu, on oublie les femmes; on se rejette sur l'ambition. Mais si, au contraire... Tu me prêtes tes oreilles?
—Je crois bien.
—Si, au contraire, jusqu'à cet âge mûr, on est resté d'une sagesse exemplaire, si le titulaire de nos quarante printemps s'est marié jeune, aux environs de vingt-deux ou vingt-trois ans, par exemple...
—Comme moi.
—Comme toi. S'il a passé sa verte jeunesse, occupé d'un amour unique, si perfectionné qu'en soit l'objet; s'il n'a pas subi sa crise—s'il s'est endormi dans le silence d'une maison des champs; s'il n'a pas vidé la coupe amère et enchantée des voluptés défendues, oh! alors, mon ami, gare l'avenir. Il se trouve dans la situation d'un villageois qui demeurerait à une lieue d'une capitale somptueuse dont il entend de loin les musiques, le tumulte, les cris de joie; dont il voit les dômes dorés, les toits gigantesques, et où il n'a pas mis les pieds. Un jour vient où on veut voir, ou on est pris d'un irrésistible désir de connaître. C'est une dette à payer; on la paie tôt ou tard. Tu la paieras, toi, comme les autres.
—Allons donc!
—Comme les autres.
—Jamais.
—Seulement, un conseil. Ce jour-là tâche, dans ton enthousiasme juvénile, de ne pas quitter la proie pour l'ombre, d'être discret et de ne pas gâcher ta félicité vraie.
—Je ne crains rien, dit Chazolles. J'ai un palladium. Veux-tu le voir? Regarde-le.
—Où ça?
—A deux pas. Tu l'as dans le dos.
Le député du Havre se retourna.