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II

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Le Val-Dieu!

Ce nom éveille des idées d'un autre âge. En l'entendant, on voit surgir du sol des murailles sombres percées de fenêtres à trèfle, taillées en ogive; des cloîtres à colonnettes, autour d'un préau et des chapelles où, dans la demi-obscurité sacrée,—le jour du dehors ne filtrant sous les voûtes qu'à travers les vitraux peints des rosaces gothiques,—on entend des chants monotones psalmodiés par des voix caverneuses. On assiste à des défilés de fantômes, vêtus de longues robes blanches avec des scapulaires noirs et des ceintures de cuir d'où tombent des rosaires à croix de cuivre et à grains énormes.

Et à cinq cents mètres Duvernet n'apercevait que le spectacle riant d'une campagne plantureuse, des toits élégamment coupés, des bâtiments de ferme immenses, enfouis sous les plantes grimpantes et perdus dans la verdure des avenues et les boulingrins d'un parc taillé largement à l'anglaise.

De loin, rien ne justifiait le nom que porte cette résidence champêtre.

Mais à mesure que le phaéton approchait, lorsqu'il eut franchi les étangs sur une route supportée par la chaussée du plus voisin, dominant une nappe immense où s'ébattaient les poissons qui ridaient de cercles la surface des eaux; lorsqu'il se fut engagé sous une voûte de tilleuls centenaires et qu'il s'arrêta au seuil de la maison, le caractère de l'architecture du logis se dessina nettement.

C'était bien là un ancien couvent transformé en château par d'intelligents propriétaires.

Le Val-Dieu était, en effet, un monastère au siècle dernier. Il appartenait à l'ordre des Cisterciens.

Vendu à la Révolution, il fut racheté en 1834, après avoir passé en diverses mains, par un ancien conseiller à la Cour de cassation, M. Frédéric Chazolles, qui, possesseur d'une grande fortune, prit en affection ce séjour délicieux et consacra ses dernières années à son embellissement.

C'est là que Maurice Chazolles, son fils unique, était né, il y avait une quarantaine d'années.

Après les plus brillantes études à Louis-le-Grand, en compagnie de Valéry Duvernet, son intime, lié avec lui par une amitié d'enfance, comme le vieux Chazolles et le père Duvernet, un armateur du Havre, l'étaient avant eux, Maurice était venu se retirer auprès de son père, veuf alors, atteint de la maladie des opulents, qui l'avait enlevé, après une lutte désespérée dans laquelle la science avait été impuissante, et sept à huit années de souffrances courageusement supportées.

Lorsqu'il avait perdu son père, Maurice avait vingt-quatre ans.

Il venait d'épouser, quelques mois auparavant, une adorable femme, mademoiselle Hélène Châtenay, l'aînée des deux filles d'un voisin de campagne qui habitait l'été une fort belle terre située à trois lieues du Val-Dieu, de l'autre côté de la forêt du Perche.

Mademoiselle Hélène Châtenay avait alors dix-neuf ans.

C'était une fille d'une grande beauté. Impossible pour une brune d'être plus séduisante. Des yeux veloutés où se reflétait la pureté d'une âme franche et loyale; des cheveux noirs à pleines mains; une bouche mignonne dont deux rangées de perles sans défaut ornaient le sourire; un nez fin, un cou et des épaules d'un dessin énergique, une santé à défier les années et les fatigues, c'était plus qu'il n'en fallait pour passionner Maurice.

Les deux époux formaient le couple le mieux assorti qu'il fût possible de rencontrer.

Chazolles était grand, juste autant qu'il le fallait pour que sa femme d'une taille moyenne, fût obligée de se hausser sur ses petits pieds pour mettre ses lèvres au niveau de celles de son mari.

Il était d'une force à soutenir tous les assauts.

Cette vigueur se développait à l'aide des exercices auxquels il se livrait chaque jour.

Dès le matin, il visitait sa ferme principale, une exploitation modèle dont il était fier à juste titre. C'était son premier soin.

Ensuite il allait à la chasse derrière sa petite meute de bassets à pattes droites, dans la forêt qu'il affermait de l'État, ou dans la campagne où il était chez lui, sur les champs de ses voisins qui l'adoraient, comme sur ses propres terres ou dans ses bois, fort étendus et joignant la forêt.

Après déjeuner, il faisait des armes avec son cocher, Jacques, ancien prévôt au premier de dragons, excellente nature, un de ces bons et rares types de serviteurs dont la race se perd. Jacques se serait fait couper en quatre pour son maître.

Souvent il montait à cheval seul ou en compagnie de sa femme.

Dans la saison, il suivait avec passion les grandes chasses, au cerf ou au sanglier, des équipages du pays, qui jouissent d'une réputation méritée.

En plein air, ses traits s'étaient colorés de cette nuance bistrée des officiers d'Algérie. Les étrangers étaient tentés de le prendre, avec sa moustache longue et brune, et ses cheveux crépus, taillés courts, pour un capitaine de cuirassiers.

Lorsque le cheval s'arrêta net au perron du château, Jacques sauta à terre et se tint droit à la tête du vaillant animal qui secouait son mors blanc d'écume.

Deux charmantes fillettes d'une dizaine d'années, l'une brune et l'autre blonde, en robes de toile claire, guettaient l'arrivée du phaéton dans l'allée de tilleuls.

Elles accoururent au moment où Chazolles descendait.

Il les enleva en même temps chacune d'un bras et les tendit à son ami qui les couvrit de baisers:

—Bonjour, Thérèse, dit le Parisien à la brune qui semblait un peu plus âgée et plus forte que la blonde, assez frêle et d'une exquise délicatesse de traits; et à la dernière: Bonjour, Marthe!

Et, s'adressant à Chazolles:

—Comme ça pousse en six mois, car il y a six mois que je ne suis venu. Heureux père!

Heureux père, en effet!

A une fenêtre du premier étage, la tête souriante de madame Chazolles contemplait ce tableau du plus calme et du plus délicieux des bonheurs: celui de la famille. Ses yeux pleins de tendresse, se reposaient avec quiétude sur son mari et ses enfants.

—Ça ne te donne pas envie de te marier? demanda le campagnard à son ami.

—Si. Chaque fois que je viens au Val-Dieu, j'ai des tentations...

—Mais là-bas le vent tourne?

—Comme tu dis.

Hélène était descendue et le député l'embrassait comme une sœur, pendant qu'un petit valet en casaque de panne rouge emportait les bagages, fort légers, dans la chambre ordinaire de l'ami: la chambre bleue.

A la campagne, le plus souvent, chaque chambre a son nom et parfois son histoire.

Dans un campanile situé au-dessus d'un pavillon à l'extrémité d'une aile, une cloche sonnait à toute volée.

—Voilà un bruit qui fait toujours plaisir, dit Chazolles. Allons déjeuner.

Le château du Val-Dieu est une des plus attrayantes résidences qu'on puisse rêver.

De l'abbatiale construite au seizième siècle par les moines, fort riches alors, l'ancien conseiller à la Cour de cassation avait fait un logis dans le goût de la Renaissance, en y ajoutant quelques tourelles et pavillons fouillés comme de la dentelle et bâtis avec des matériaux provenant de la démolition des cloîtres ou des chapelles tombés en ruines.

Le site choisi par les disciples de saint Benoît est des plus pittoresques.

Ces ingénieux frocards savaient à merveille planter leurs tentes.

L'eau, les bois, les champs, les pâturages sont là réunis et groupés pour le plaisir des yeux.

De la salle à manger, dont l'unique mais immense fenêtre était ouverte, on apercevait—sans quitter la table où des sauces exquises fumaient dans un service unique en vieille faïence de Rouen—les pelouses du parc semées d'arbres rares, catalpas, tulipiers ou magnolias à grandes feuilles et qui allaient, en s'abaissant peu à peu, jusqu'aux eaux miroitantes d'un étang de trente arpents traversé par un ruisseau qui l'alimente et se perd au-dessous à travers les prairies.

Plus loin, les champs de blé ou de trèfle se mêlent aux herbages pleins de bêtes à cornes dont les clochettes tintent au moindre mouvement, ou de poulinières suivies de leur progéniture, et le clocher de la paroisse se dresse, environné du presbytère et de quelques maisonnettes rustiques, dominé à l'horizon, au dernier plan, par les massifs de la forêt qui s'étagent en frondaisons houleuses comme les flots d'une mer agitée.

C'était la paix dans la solitude, la poésie du désert jointes au confortable de la civilisation la plus raffinée au fond d'une thébaïde.

Des boiseries de chêne, d'un prix inestimable, lambrissent le réfectoire de cet Escurial bourgeois. Elles furent l'œuvre des hôtes du monastère quatre siècles avant nous; les révolutions et le temps les ont épargnées.

Le plafond est revêtu de lambris pareils, avec un pendentif du style flamboyant, soutenant au milieu de la salle un lustre d'un artiste en métaux que les orfèvres de Charles IX ou de Henri III n'auraient pas désavoué.

—N'est-ce pas qu'on est bien ici? dit Chazolles à son ami.

—Je te crois. Verse-moi un peu de ce médoc. Il n'y a que les provinciaux comme toi pour avoir des caves.

—C'est qu'ils sont patients.

—Pourquoi ne vous voit-on pas plus souvent, cher monsieur? dit Hélène. Vous nous négligez.

—Je vais tout vous expliquer en peu de mots. Je suis ambitieux, à l'excès.

—Tu l'es donc devenu?

—Je l'ai toujours été. D'ailleurs, c'est comme un typhus. Ça se gagne.

—Et qu'est-ce que tu ambitionnes, mon ami? Ton père, avec ses flottes du Havre, t'a laissé une jolie fortune. Tu as cinquante mille écus de bonnes rentes. Tu es sage comme une image. Tu calcules comme feu Barrême. Te voilà député depuis quatre ans et tu es sûr d'être réélu. Pour moi, je n'y tiendrais pas, mais il y a des gens qui attachent du prix à ces bagatelles. Que te manque-t-il donc?

—Le couronnement de l'édifice.

—Comprends pas!

—Naïf! Je veux être...

—Président?...

—Non.

—Non! tu as tort. C'est à la portée de tout le monde. Je parie qu'il y a une trentaine de prétendants qui se croient sûrs d'arriver bons premiers à un moment donné.

—Je suis moins exigeant. Je me contenterai d'un portefeuille. Je veux être ministre. C'est là mon but, ma toquade, si tu aimes mieux.

—Pourquoi faire?

—Pour jouir de ce plaisir divin: voir les hommes à mes pieds, les sentir humiliés et prêts à toutes les bassesses pour obtenir une faveur quelconque. C'est une satisfaction d'un genre spécial que je tiens à me procurer pour compléter mes études. Je mettrai ensuite sur ma carte: «ancien ministre», et il me restera après ma première récolte de jouissances, lorsque je serai tombé à mon tour, car on finit toujours par là, et d'ordinaire ce n'est pas long, cette seconde volupté: la joie des souvenirs, qui me sera ce qu'est la vaine pâture de tes champs après l'enlèvement des gerbes, ou le regain de tes prairies après la coupe des foins. Voilà.

—Peuh! fit Chazolles, tout cela est bien creux, mon pauvre Valéry. Veux-tu que je te donne un conseil?

—Soit. Mais écoute-moi d'abord.

—Va, dit le châtelain du Val-Dieu.

—Tu as quarante ans.

—Sonnés. Nous sommes du même mois et de la même année.

—Tu arrives comme moi à la période des ambitions. Fais-toi député.

—Jamais.

—La campagne a son charme, et j'en conviens, au Val-Dieu surtout, un charme indicible, mais elle ne te suffira pas toujours.

—Erreur. J'ai là—et Chazolles mit sa main nerveuse sur celle de sa femme en admiration devant lui, tout ce qu'il faut pour m'y plaire et n'y rien regretter de l'univers entier.

—D'accord, dit galamment Duvernet; mais la députation te constituerait un avantage de plus sans nuire aux autres. Cela occupe, distrait, intéresse.

—Jamais.

—Bien. Tu es le maître. Ton conseil?

—Je te renvoie ta phrase. Tu as quarante ans.

—Sonnés, dit Duvernet.

—Comme les miens. Tu es seul. Jusque-là tu as vagabondé dans le monde. Tu n'y es vraiment pas établi. Il est temps de te ranger. Tu touches à l'âge de la lassitude. Plus tard, ce sera pis. Profite de l'exemple que je te donne depuis si longtemps. Marie-toi.

—Avec qui?

—Avec la première bonne et jolie créature qui consentira à s'unir à tes restes, très présentables encore, à soigner tes rhumatismes...

—Je n'en ai pas.

—Ils viendront... à se plier aux exigences d'un caractère refroidi, solidifié, durci; à flatter tes manies rugueuses de vieux garçon, à devenir ta garde-malade!

—Montre m'en une qui ait tant de vertus!

Le galop de chasse d'un cheval se fit entendre sur le sol élastique des allées empierrées de grès sous la couche de sable qui les recouvrait et, au même moment, la tête intelligente d'un arabe pur sang, d'un blanc de porcelaine, teinté de rose, se montra dans l'encadrement de la fenêtre.

Une jeune fille svelte, rieuse, blonde comme Cérès, la déesse de Chazolles, le montait en écuyère consommée.

Elle n'avait pas plus de dix-huit ans. Ses traits, un peu chiffonnés, étaient empreints d'une gaieté qui ne devait pas être facile à éteindre.

—Bon appétit, vous autres, dit-elle.

—Tiens, Denise! s'écria Maurice.

Duvernet, à cette exclamation, se retourna.

Madame Chazolles, en le regardant, avait sur les lèvres un sourire énigmatique.

Angèle Méraud

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