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VII
ОглавлениеTrois mois après, il avait planté sa tente dans ce lieu plein de souvenirs monastiques qui, à vrai dire, ne le touchaient guère.
Il s'était décidé tout à coup.
En vérité, Herminie avait raison.
Il en avait assez de son métier. Les affaires l'écœuraient. L'odeur de la marée lui portait au cœur.
Il avait fondé une sorte d'entrepôt pour la vente des huîtres; sa maison était très achalandée; on y réalisait de beaux bénéfices, mais la paresse lui venait avec l'âge.
Se lever à trois heures du matin, c'était bon jadis quand il manquait de rentes et qu'il lui fallait trimer dans les halles comme tous les Méraud de père en fils depuis une éternité.
En avait-il remué dans son enfance, des paniers de soles, des mannes d'anguilles de mer ou de rougets, des tas de langoustes qui lui piquaient les doigts avec leurs museaux épineux!
Avait-il tourné et viré dans le carré de la criée devant les chaires des courtiers, dans les odeurs humides et fades, par les temps mous et les brouillards, comme un écureuil dans sa cage où il recommence sans fin la même course!
Décidément il pouvait se retirer et prendre du bon temps.
La vie n'est pas si longue et on ne l'enterrerait pas plus que les autres avec ses écus. La seule vue des amas de poissons avachis sur le pavé lui donnait des nausées comme s'il avait eu sur l'estomac de colossales quantités de nageoires, de têtes aux yeux vitreux et de peaux glauques et gluantes.
Il se rendit donc.
Il aimait Herminie. Il aimait toutes les femmes, mais Herminie par dessus les autres. Elle était son habitude, sa chose à lui. Il l'avait eue toute petite. A quinze ans ils se connaissaient, lui fils de la célèbre madame Méraud, une poissarde de haute volée, qui dépensait avec ses amants, en noces chez Baratte ou Bordier, l'argent qu'elle gagnait à son banc; elle, petite bonne à tout faire, simple et naïve, arrivant des environs de Vesoul dans la licence forte en gueule et la promiscuité des halles.
La liaison avait été bientôt faite.
La mère du beau Gaspard n'avait pas mis de bâtons dans les roues. Les Méraud se mariaient rarement et mères, filles ou cousines, jugeaient qu'il était tout naturel de s'amuser et de se rendre la vie joyeuse.
On en disait de raides, les soirs, quand on se réunissait en famille, ce qui était rare; car chacun avait ses amis et, le travail de la journée terminé, tirait de son côté.
Mais, en se liant avec la Franc-Comtoise, Gaspard, malgré sa rudesse et ses allures despotiques, avait rencontré là une vraie maîtresse dans toutes les acceptions du mot.
Herminie, avec sa grâce de jolie blonde aux traits fins, soufflés par l'air de Paris, dans la fraîcheur de ses dix-sept ans, l'avait habitué, en supportant ses caprices, en flattant ses goûts, en se pliant à ses vices, à ne pouvoir se passer d'elle. Pour la garder, il aurait sacrifié le monde entier, si on le lui avait offert.
C'est ce qu'il faisait à la première sommation de sa maîtresse, en se réfugiant au Val-Dieu.
Là, Herminie le dominait. Il était son prisonnier. Elle n'avait pas à redouter de le voir s'échapper. Dans les forêts voisines, les concurrentes n'abondaient pas comme autour des corbeilles de la place du Châtelet ou aux encoignures de la rue Tiquetonne.
La servante n'avait plus sa fraîcheur et son teint laiteux, mais elle avait gardé son astuce et sa volonté.
Dans sa villa du Val-Dieu, Méraud était surveillé à son insu avec plus de vigilance qu'un détenu dans le préau de Mazas.
Mais il était accablé de soins, bourré de prévenances.
Sa bonne le comblait d'attentions, le gorgeait de petits plats cuisinés avec amour. Son linge était d'une entière blancheur, ses habits bien brossés, ses bottes brillantes.
La maison flambait de propreté, malgré le fouillis des meubles entassés dans un espace trop étroit pour eux.
Et pour surcroît de bonheur, Méraud sortait chaque matin, une ligne superbe à la main, et s'en allait pêcher dans les étangs, avec une patience de philosophe, prenant, sans grand mérite, à cause de leur abondance, des perches au dos armé d'arêtes, des tanches et des barbillons, qui lui rappelaient son ancien métier et lui procuraient des distractions agréables.
Parfois même, s'il s'égarait, son fusil sur le dos, à la lisière des bois du châtelain, où les lièvres pullulent, les gardes ne se plaignaient pas.
Au contraire, ils l'encourageaient, l'accueillant avec des: «Ça va bien, monsieur Méraud?» et des sourires qu'il récompensait d'une quantité incroyable de petits verres.
—Allez là, au coin du champ. Il y a une compagnie de perdreaux.
Où:
—Tenez, sous les carottes, un bouquin superbe, au gîte!
Il est juste de reconnaître qu'il faisait preuve en toute occasion d'une insigne maladresse, et que les lapins pouvaient picorer sur les talus ou s'asseoir sur le derrière à portée de ce chasseur inexpert, sans redouter d'accident sérieux.
Giraudel, le plus vieux garde au service des Chazolles, un rusé forestier, était le plus ardent à l'exciter au meurtre.
—Allez, allez, disait-il, mon bon monsieur Méraud, ne vous gênez pas. Tuez tout. Il en restera bien de la graine.
Il se félicitait donc de son choix, vivait en paix avec tout le monde et portait Maurice dans son cœur, sans arrière-pensée, car au fond ce déserteur des halles n'avait pas ombre de malice.
Le député, toujours au bras de son ami, ne se lassait point d'admirer l'œuvre de Gaspard et de sa bonne et le jardinet tiré à quatre épingles où pas un arbrisseau ne dépassait le mur.
—Pas seulement de quoi cultiver une pomme de terre! dit Chazolles. Comme si le plaisir de la campagne n'était pas dans l'espace, dans la satisfaction de voir pousser ses betteraves, ses laitues, ses choux et son persil. Ce n'est pas une maison, c'est une boîte.
Néanmoins, Méraud était fier de sa construction.
Il ne manquait pas de dire aux visiteurs:
—C'est moi qui ai bâti ça, tout seul, sans architecte.
—On le voit bien, lui répondit un jour le vieux curé, poliment.
Ce jour-là, à cause de la fête, Herminie avait laissé les persiennes ouvertes, pour permettre aux passants d'admirer les splendeurs du mobilier, les rideaux en algérienne à rayures jaunes et ponceau et le tapis du guéridon d'un rouge formidable à mettre en fureur une bande de taureaux.
Par les fenêtres, l'air vivifiant des champs entrait dans l'étroite maison, une bonbonnière, à ce que disait l'amie du maître.
Chazolles et le député allaient s'éloigner quand tout à coup Maurice pressa le bras de son ami.
—Regarde donc, lui dit-il.
—Quoi?
—Cette jolie fille.
—Où ça?
—Là haut.
Duvernet leva les yeux.
A une fenêtre du premier étage, une tête pâle se montrait dans l'encadrement des rideaux.
C'était une apparition lumineuse.
Sous des cheveux d'or très abondants, le visage d'un blanc lacté se colorait aux joues des nuances de la verveine rose. Les lèvres d'un incarnat sanguin s'ouvraient pour montrer deux rangées de dents perlées, d'un émail éclatant, dans un malicieux sourire.
Les deux mains posées sur l'appui de fonte bronzée, avec la coquetterie des actrices éclairant aux feux de la rampe leurs poitrines houleuses à certaines scènes pathétiques, cette jeune fille, le corsage serré dans une robe de satinette paille, boutonnée au cou, et coupée en dessous par une échancrure savante, triangulaire, enrubannée de satin plus foncé, offrait impudemment aux regards des deux promeneurs une poitrine éblouissante, soutenue par une taille irréprochable, souple et mince.
Une rose d'un rouge velouté tranchait au centre sur la neige de son sein.
Des cheveux à reflets fauves couronnaient comme un diadème cette tête à la fois enfantine et dédaigneuse, mutine et cruelle, et se répandaient en mèches folles sur le front, frisant et collées à la peau.
—Superbe fille! murmura Chazolles.
Duvernet haussa les épaules.
—Une Parisienne.
—A quoi le vois-tu?
—A tout et à rien. Est-ce qu'on s'y trompe?
Le député du Havre en avait vu d'autres.
Sa jeunesse agitée lui avait appris à connaître les dessous de la grande ville.
Son entresol de célibataire de l'avenue Montaigne aurait révélé d'étranges secrets si les meubles avaient parlé.
—Elle est merveilleuse, reprit Chazolles.
—Eh bien! après?
Après en effet? Qu'est-ce que cela pouvait faire à Chazolles?
Une cousine de là-bas, une amie, qui sait? était venue rendre visite à ce courtier en maquereaux et en saumons, à ce marchand d'huîtres, réfugié dans ce trou du Val-Dieu, quelle importance devait-il y attacher? Et en quoi, s'il vous plaît? la première minute de l'admiration passée, cette visite intéressait-elle l'a-gri-cul-teur du Val-Dieu, le mari de mademoiselle Hélène Châtenay, qui devait s'impatienter du retard des deux promeneurs, le père enfin de deux mignonnes fillettes qu'on ne pouvait trop chérir et adorer.
—Prends garde, dit Duvernet, tu vas faire attendre ton beau-père; le dîner ne vaudra rien.
Et en s'en allant sous l'interminable avenue de tilleuls dont les branches se rejoignaient, formant une épaisse voûte sur leurs têtes, avec son style de viveur, avec sa verve primesautière, il dérida son ami.
—Elle est gentille certainement, lui dit-il, très gentille, si tu veux, mais je me méfie de sa vertu. Une vingtaine d'années! robe d'une coupe hardie, pose audacieuse, bras nus! un aplomb à faire baisser les yeux à un régiment de hussards! Dix francs contre un sou qu'elle est plus savante qu'une mariée de deux ans dans ton village.
—Mauvaise langue!
—Des mines coquettes, des yeux qui flambent, un museau langoureux qui rit en dedans; une fine mouche, mon ami!
—Une cocotte! Pourquoi ne le dis-tu pas tout de suite?
—J'ai peut-être tort; affaire d'habitude. Je suis trop poli.
—Oh!
Plusieurs fois, Chazolles tourna la tête du côté de la fenêtre.
Le blanc visage s'y encadrait toujours.
Enfin les deux amis disparurent sous les tilleuls, au fond, dans le lointain.
Alors la jeune fille se pencha au dehors et appela:
—Mon cousin!
Un pas lourd résonna dans le parterre étroit du chalet, sur un pavage en briques, et la face enluminée de l'ancien courtier vint se placer au-dessus de la figure délicate de sa visiteuse.
—Qu'est-ce qu'il y a, mignonne? dit-il.
Elle lui désigna d'un geste les deux hommes qui s'enfonçaient dans l'avenue, de l'autre côté du communal, en regardant à chaque instant en arrière.
—Quel est ce monsieur? demanda-t-elle.
—Le plus grand?
—Oui, à droite.
—C'est M. Chazolles. Tu ne le connais pas?
—Je ne l'ai jamais vu.
—Monsieur Maurice, comme on dit dans le pays.
—Qui ça? M. Maurice?
—Tu sais bien. Le propriétaire de ce château, là, dans les arbres.
—Ah! bon. Qu'est-ce qu'il fait?
—Lui? Rien, parbleu!
—Il flâne?
—Quand il veut.
—Il est donc très riche?
—Je crois bien. A millions!
—Marié?
—Oui. C'était sa femme, la petite brune, très bien, avec deux enfants dans ses jupes, tantôt, à la course en sacs.
—Ah! fit la jeune fille rêveuse.
Et se reprenant:
—Elle est très bien, en effet, comme vous dites, madame Maurice Chazolles.
Elle prononçait ce nom avec une aigreur mal dissimulée.
—N'est-ce pas? fit Méraud avec un claquement des lèvres, qui indiquait un certain enthousiasme. Et si bonne femme!
—Mais elle se fane, siffla la jeune fille.
Méraud fit un haut-le-corps indigné, sincèrement.
—Et quand elle se fanerait, est-ce que cela te regarde? dit-il. Qu'y aurait-il d'étonnant? Tu te faneras aussi, à ton tour; mais d'abord ce n'est pas vrai. Elle ne se fane pas. Et une excellente femme, entends-tu, une crème.
—Oui. Elle vous permet de pêcher à la ligne et de tuer ses lapins parce qu'elle sait que vous n'êtes pas dangereux.
—Comment pas dangereux! s'écria Méraud piqué dans son amour-propre de Nemrod et de pêcheur.
—Je m'entends, fit la jeune fille. Mais elle n'est plus jeune tout de même.
—Dame! On ne peut pas avoir son temps et celui des autres, observa Méraud avec philosophie. Et puis les enfants qu'on élève...
—Ça use.
—C'est le bonheur.
—Oui, mais ça use.
Au bout d'un silence, elle reprit:
—Il est encore gaillard, son mari.
—Ah!
—L'air d'un officier de cavalerie.
—Il n'est pas fané alors, lui?
—Pas du tout. Il demeure ici?
—Sans doute.
—Toujours?
—Toute l'année. Comme moi. J'y demeurerai toute l'année aussi. J'y compte.
—Vous avez raison.
—Est-ce qu'on n'y est pas bien?
—Je ne dis pas le contraire.
—Qu'est-ce que tu dis alors? Pourquoi ces questions? Tu ne veux pas l'épouser, je suppose.
—Non. A quoi passe-t-il son temps chez lui?
—A quoi? répéta Méraud ahuri.
—Oui.
—A toutes sortes de choses.
—Mais encore?
—Il élève des moutons, des porcs, des chevaux, des vaches. Il cultive ses champs.
—Lui-même?
—Que tu es sotte! Avec ses domestiques. Il récolte son blé; il fauche ses foins. Il chasse dans la saison; il monte à cheval; il va dîner chez ses voisins et ses voisins dînent chez lui. Il n'est pas à plaindre.
—Et le soir?
—Le soir? Elle est étonnante, ma parole.
—Il joue au loto avec sa femme et ses petites, hein?
—Tu m'embêtes. Tu te moques de moi.
—Pas du tout. Savez-vous! Il doit se faire de la bile ici, ce beau garçon-là! Qu'est-ce qu'il a de rentes?
—Je ne suis pas dans sa bourse.
—A peu près?
—Deux ou trois cent mille francs, peut-être.
—Tant que cela?
—On le dit.
—Alors pourquoi ne va-t-il pas à Paris?
—Il y va quand il veut.
—Mais pourquoi n'y demeure-t-il pas?
—A Paris? Il s'en fiche sans doute. Qu'est-ce qu'il y ferait?
—Ce que font les autres.
—Qui, les autres?
—Les gens riches, les rentiers, les millionnaires.
—Va le questionner, il te répondra, si ça lui plaît. Et puis, je ne sais pas comment ils s'arrangent, les autres.
—Je le sais bien, moi, dit-elle en laissant filtrer entre ses paupières un rayon de malice. Il y a des machines qui les attirent là-bas. Car autrement, ils seraient aussi bien à la campagne, en effet.
—Quoi donc?
—Je ne devrais pas vous répondre, à vous, mon cousin; vous en savez plus long que moi.
—Ma foi non.
—Devinez.
—Les théâtres?
—Un peu, mais cela ne suffit pas.
—Les bals, les fêtes, les amis, les visites?
—Non. Que vous êtes simple, mon cousin.
Elle tempéra cette appréciation par un rire d'enfant et un regard qui lui chatouilla l'épiderme.
—Les bons dîners?
—On en fait partout.
—C'est vrai. Allons. Je brûle. Je mets dans le mille. Les femmes. J'y suis. Pas vrai?
—Ce n'était pas malin.
Elle se mit à fredonner d'une voix fausse et pourtant mélodieuse, ô contradiction de la nature!
«Les femmes, les femmes!»
Puis elle continua:
—Alors, lui, il ne les aime pas, les femmes?
—Si, il aime la sienne, sans doute.
Elle esquissa une moue incrédule.
—Un phénomène alors!
Herminie furetait, dans la salle à manger, une niche dont la fenêtre donnait sur la grille d'entrée et le chemin.
Le poissonnier l'appela et lui montrant la jeune fille:
—Ça, lui dit-il, tu vois ce que c'est. Une Méraud dont on a fait une demoiselle. Mademoiselle Angèle Méraud! Une enfant! C'est tendre comme du poulet. Ça vient de quitter le biberon et c'est déjà dépravé, pourri jusque dans les moelles. Ça ne croit ni à Dieu ni à diable. Ça ne vaut pas un clou. Et ça tournera mal, si ce n'est déjà fait. Si on m'avait écouté, elle vendrait des merlans et des crevettes aux halles, comme toutes les Méraud depuis cinquante ans. Ça vaudrait mieux, mais les Pivent avaient de l'ambition pour ce joli morceau! Ils la trouvaient trop gentille, trop mignonne.
Il s'assit sur un banc, appela Angèle, qui dégringola les escaliers, légère comme une chevrette, l'attira sur ses genoux et la regardant de près, bien en face:
—C'est vrai qu'elle est superbe; une peau, des yeux, des dents! Tu m'en donnes la chair de poule. Ah! si je n'étais pas ton vieux cousin!
Elle se dégagea vivement:
—Oui, mais vous l'êtes. On ne peut pas changer ça, fit-elle.
Et nonchalante, avec de gracieux mouvements des hanches, en défripant sa robe, elle se mit à la grille, et passant ses doigts effilés dans les barreaux, elle regarda les paysans qui s'en allaient.