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VI

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Table des matières

La châtelaine du Val-Dieu se promenait tenant ses fillettes par la main dans la foule des ruraux qui se répandaient de nouveau sur le communal.

La course en sacs était finie; c'était le tour du mât de cocagne.

Des rustres en blouse bleue retroussée, nouée sur l'échine, grimpaient à l'arbre dépouillé de son écorce, lisse et où les mains n'avaient pas de prise.

Après des efforts infructueux, ils se laissaient glisser au bas, découragés.

D'autres prenaient leur place.

Thérèse la brune et Marthe la blonde, les cheveux épars sur leurs robes claires, l'une bleue comme des pétales de pervenche, l'autre rose comme une fleur d'églantier, souriaient à tous, se mêlant aux groupes des buveurs, regardant les joueurs de boules. Elles allaient, le nez en l'air, fixant le violoneux perché sur une estrade où il râclait ses boyaux avec ardeur sur un rhythme de polka dont les cadences grotesques déguisaient la banalité.

Cette joie champêtre s'encadrait dans un magnifique paysage dont les rayons du soleil couchant augmentaient la splendeur.

La forêt avec ses futaies s'étendait au-dessus du village, formant au fond un majestueux rideau de feuillages empourprés.

Les tiges des chênes, d'un gris pâle, se dressaient pareilles à des cierges de Pâques et drues comme les piques d'un peloton de hallebardiers dans les dessins de Gustave Doré.

A l'occident, les tourelles du Val-Dieu découpaient leurs toitures sur la rougeur de l'horizon, au-dessus des massifs qui les entouraient, pendant que les servitudes de la ferme-modèle aux formes de couvent, avec les contreforts étayant les murailles et les couvertures hautes comme des toits d'hôtel Henri II, s'étendaient brunes au milieu des champs de trèfle ou de l'or des blés mûrissants.

—Crois-moi, dit le député à son ami. Imite-moi.

—Comment?

—Regarde Hélène. La pauvre femme regrette, j'en suis sûr, quelquefois, sans le dire, le milieu où elle a été élevée et qu'elle te sacrifie. Son père, M. Châtenay, regrette ses collections superbes dont il était si orgueilleux. Denise, elle, ne regrette pas, mais elle désire, de toute l'ardeur de sa jeunesse, les distractions, les fêtes de ce Paris dont elle se sèvre pour vous. Pourquoi ne pas diviser ta vie en deux parts? L'une pour le monde, l'autre pour la solitude, plus séduisante au sortir du bruit de la grande ville?

—Je n'y ai pas même réfléchi. Le temps passe si vite.

—Veux-tu que je te dise? Il viendra un temps où ta tranquillité ne te suffira plus. Tu es aimé dans le pays. Profites-en.

—Et comment?

—Le père Mahirel n'ira pas loin.

—Qu'en sais-tu?

—Une idée. Gros, court, replet, sanguin, colère! Je lui pronostiquerais bien une fin prochaine. D'autres l'ont fait avant moi.

—Qui donc!

—Nos collègues, les docteurs. La Chambre en regorge. Le médecin est à la mode et fait prime sur la place.

—Alors?

—Le bonhomme a été frappé d'une attaque d'apoplexie et s'en est tiré. Mais la seconde sera désastreuse pour lui. Voilà le pronostic!

—Je ne lui souhaite pas de mal, dit Chazolles; qu'il vive, qu'il vote et soit heureux. Laisse-toi plutôt convaincre! Marie-toi.

—J'y ai pensé.

—Quand?

—Hier soir.

—En voyant Denise?

—Peut-être...

—Eh bien?

—Nous verrons plus tard. Je suis bien vieux pour cette jeunesse.

—Bah! Et ton prestige! Un futur ministre.

—Soit, donc! quand j'aurai conquis un portefeuille. Jusque-là, silence! D'ailleurs, il est douteux qu'elle consente.

—Veux-tu que je lui parle?

—Non, fit vivement Duvernet. Ne nous pressons pas. Je ne suis pas décidé. J'hésite encore et serais désolé d'un refus.

Le jour se mourait dans un crépuscule mystérieux.

On entendit dans le lointain la cloche du château qui sonnait le dîner.

Peu à peu les paysans vidèrent les lieux.

Le mât de cocagne avait été dépouillé de ses prix suspendus aux branches de la cime.

Chazolles et Duvernet firent un dernier tour sur le communal bras dessus bras dessous.

Il s'abandonnaient aux douceurs d'une causerie intime où leurs souvenirs se ravivaient.

Ils se rappelaient les bonnes parties de leur enfance, car leurs parents étaient unis comme eux par une étroite amitié; les taloches échangées, les brouilles pour des riens, des polichinelles éventrés ou des billes perdues; et les raccommodements d'amoureux; puis le collège avec ses luttes, où Chazolles triomphait à coups de poing ou dans les concours de version et de discours, souple et robuste d'esprit et de corps.

—Tu étais le plus fort de la classe, dit Duvernet, et tu élèves des cochons!

A la fin on s'était séparé. Les deux amis avaient tiré chacun de leur côté. Duvernet, après son doctorat, s'était fait inscrire au barreau de Paris.

Il était devenu un remarquable conférencier, en attendant la députation que la grande situation de son père au Havre lui faisait espérer.

Chazolles s'était marié au Val-Dieu. Il avait épousé sa voisine de Grandval, Hélène Châtenay, et Duvernet lui avait servi de témoin.

En ce temps-là, Denise, la sœur d'Hélène, était encore une toute petite fille. On la tenait par ses lisières, et l'ami de Chazolles, qui venait fréquemment au Val-Dieu, s'était habitué à le faire danser sur ses genoux.

Plus tard, il l'avait vue les doigts barbouillés d'encre et les cheveux coupés ras comme ceux d'un garçon.

Ces souvenirs d'écoliers étaient présents à sa mémoire, et il ne pouvait s'habituer à l'idée que cette petite fille capricieuse, espiègle et folâtre était devenue presque une femme et une femme élégante, désirable et séduisante au dernier point.

Il la revoyait toujours en robe courte, avec des souliers pleins de sable, et ses bas lui tombant en spirales sur les pieds, car M. Châtenay avait le bon esprit de ne pas la parer comme une châsse et de la laisser vagabonder aux champs et se rouler sur les gazons.

Peu à peu, il avait commencé à sentir le vide de son existence de garçon, et les qualités d'Hélène, pour laquelle il nourrissait une profonde et respectueuse sympathie, l'avaient plus d'une fois rendu songeur.

Denise était du même sang.

Et il la revoyait tout à coup épanouie comme un lys qui vient de s'ouvrir.

Souvent il avait caressé l'idée d'entraîner Chazolles à Paris avec lui.

Ils avaient soutenu de rudes controverses à ce sujet. C'était leur champ de bataille.

—Si j'avais ta position dans ton arrondissement, je voudrais être nommé à une écrasante majorité et prétendre à tout.

Chazolles était un libéral, assez indifférent. Sans conviction, comme tant d'autres, pourvu d'ailleurs des meilleures intentions.

Il objectait ses goûts, son amour de la campagne, ses opinions.

A ce mot, Duvernet avait des hoquets de gaieté.

—Qui est-ce qui en a?

Son opinion à lui était d'arriver, en acceptant les faits, d'arriver vite et par le chemin le plus court.

Le reste n'importait guère.

Comme ils causaient de tout, passant d'un sujet à l'autre, de la politique aux betteraves qui étendaient leurs larges feuilles d'un vert vigoureux sur un champ voisin, de la chute du dernier ministère qui s'était aplati piteusement à terre comme un cheval fourbu tombé dans les brancards, ou des vaches qui pâturaient par bandes le long de la rivière, dans un pré, des étangs où les poissons frétillaient dans les joncs, et du préfet qui venait d'être renvoyé à ses bocks, au café de la Paix, sur la plainte d'un député hostile, Duvernet s'arrêta brusquement devant une maison de construction nouvelle.

—Connais pas, fit-il en braquant son lorgnon sur le bizarre monument. Très singulier!

Très singulier, en effet.

C'était une de ces petites maisons de boutiquiers parisiens retirés à la campagne. Cela tenait de l'Alhambra par la bizarrerie des couleurs et la disposition des briques; du chalet par les bois découpés qui tombaient sous le toit avancé en abri; du gothique par une tourelle grosse comme un soliveau de trente ans, de la niche à lapins par l'exiguïté, et du baraquement de troupes par la légèreté des murailles.

La chose était implantée dans un carré de jardin grand comme l'emplacement d'une maison du boulevard et consciencieusement clos de murailles assez hautes pour en faire une cage à poulets où le soleil n'entrait que par le haut.

Sur la façade, un petit mur d'appui fermait l'entrée aux passants, en gênant les propriétaires, et supportait une grille défensive dont les fers de lances étaient dorés.

C'était un mélange de pseudo-luxe et de bizarrerie, de mauvais goût et de prétention.

Les fenêtres étaient si rapprochées qu'il devait être impossible de placer un meuble utile dans leurs intervalles, mais en dépit de la gêne, le propriétaire était sûrement en extase devant ce produit de son génie.

Duvernet examinait avec curiosité cette bicoque.

—A qui ça? dit-il.

—Ça, répliqua Chazolles, c'est le château d'un marchand de poissons.

—Du Val-Dieu?

—Tu ne le croirais pas. Le goût du citadin de la rue Montorgueil éclate ici dans toute sa gloire.

—Il se nomme?

—Gaspard Méraud.

—Un nouveau venu?

—En effet. C'est un gros homme à la face bourgeonnée, rubicond et entrelardé. Cinquante ans environ. Six mille livres de rentes. Une vieille bonne à tout faire, une ruine plâtrée, délabrée et madrée qui le mène par le bout du nez et répond au nom ambitieux d'Herminie. Pas mauvais diable au fond. Pradeau en retraite. J'ai fait sa conquête en lui donnant les permissions les plus étendues de pêcher à la ligne dans les étangs et de chasser le lapin où il veut.

—Drôle d'idée de venir s'échouer dans ce désert comme une baleine sur une plage de sable. Problème de la destinée qui nous ballotte à son gré et nous pousse çà et là comme des épaves.

Si Duvernet avait connu l'histoire de ce vendeur de marée, il aurait aisément résolu ce problème.

Gaspard Méraud était célibataire.

Haut en couleur, d'une corpulence énorme dont la principale richesse se portait du côté de l'abdomen, une manière de futaille soutenue par deux courtes jambes, la face réjouie, le nez florissant à peau de fraise mûre, le visage orné d'un triple menton et de bajoues s'affaissant sur un col large comme un entonnoir et lui donnant l'aspect d'une pivoine dans un cornet de papier, cet homme puissant végétait sous la domination d'une servante maîtresse frisant comme lui la cinquantaine, fanée et fripée comme les blondes fades qui se défendent sans énergie contre les ans et s'écroulent subitement dans les abîmes de la décrépitude.

Cette Herminie, jalouse comme une tigresse, redoutait pour son amant les séductions de Paris.

Depuis dix ans elle prônait, sans relâche, les joies de la campagne, l'abondance facile et saine de la vie des champs.

Gaspard Méraud était venu en partie de plaisir chez un de ses collègues, né à quelque distance, dans le Perche, et qui possédait une petite terre du côté de Brezolettes, dans les landes sablonneuses enclavées au milieu de la forêt de la Trappe.

En passant au Val-Dieu, Gaspard Méraud avait admiré le site grandiose et s'était écrié comme Archimède:

—J'ai trouvé.

Angèle Méraud

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